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Horace : sa vie et sa pensée à l’époque des Épîtres

par Edmond COURBAUD, (Hachette, Paris, 1914)

 

CHAPITRE II - HORACE ET L'ÉTUDE DE SOI-MÊME


 

VIII - ÉPÎTRE 11. A BULLATIUS.

Les voyages dans l'antiquité. Une des causes de ces voyages : l'ennui.
Les vers 7-10, clef de la pièce. La leçon de l'épître : ne pas voyager.


 

HORACE se félicitait donc d'être tenu par le nouveau gouvernement loin des affaires ; il s'applaudissait, comme Virgile, d'avoir des loisirs : deus nobis haec otia fecit. Mais tous deux savaient occuper leurs loisirs, celui-ci dans la contemplation de la nature, celui-là dans l'étude de la sagesse. Pour bien d'autres, ce n'était que du temps perdu, du temps qui restait vide et finissait par importuner. Quelque besoin de repos que l'on eût éprouvé après les rudes secousses des guerres civiles, le repos lui-même est un état dont on se fatigue, quand il dure. Au début, il est la détente accueillie avec joie, et ce fut la cause du transport qui salua la victoire d'Actium; à la longue, il est l'ennui qui naît du désœuvrement. On en arrivait ainsi à rechercher de nouveau l'agitation, et on la demandait aux voyages, faute de pouvoir la trouver ailleurs.

Ce serait une erreur de croire que les déplacements fussent chose rare dans l'antiquité (1). Les Romains voyageaient; ils voyageaient même beaucoup, peut-être presque autant qu'on l'a fait jusqu'au XIXème siècle dans l'Europe moderne. La différence était qu'ils voyageaient de manières plus diverses. Tout le monde chez nous, avant de prendre les chemins de fer, prenait déjà la diligence ou la chaise de poste. A Rome, au contraire pareille uniformité n'existait point. Le voyage de Mécène et d'Horace à Brindes en fournit une preuve curieuse (2). On part à cheval ou à pied; on descend les marais Pontins en barque. Par le canal, on arrive à Capoue monté sur des mulets ; de Trivicum à Canosa on est en voiture. Que de modes de transport ! Le progrès a consisté d'abord à réduire cette variété à l'unité. Quant à la commodité, à la rapidité même des communications, elles étaient très grandes dès l'époque romaine. Je parle surtout, il est vrai, de l'époque impériale. Sous la République l'état troublé des affaires rendait les relations moins faciles. Cependant, même alors, il y avait les nécessités de la conquête, celles du commerce, les provinces à administrer et à exploiter. De nouveaux territoires annexés, c'étaient de nouvelles occasions de voyages pour les fonctionnaires et les négociants. A plus forte raison, sous l'Empire, quand la paix eut établi la sécurité, la vie circula-t-elle avec une merveilleuse activité entre toutes les parties de ce grand corps; un va-et-vient, continuel commença des provinces à Rome, de Rome aux provinces, sans compter le mouvement de province à province. Plus que jamais on se mit à voyager pour ses intérêts privés ou les intérêts de l'Etat. Les jeunes gens voyageaient pour achever leur instruction, à Athènes, Alexandrie ou Antioche (3) , les curieux pour satisfaire leur désir de voir (4). On voyageait pour sa santé, on voyageait pour son plaisir. Il en était enfin qui voyageaient, simplement pour voyager, parce qu'il leur fallait changer de place. C'est à la catégorie des voyageurs sans but qu'appartenait Bullatius, auquel est adressée l'épître 11.

Cette épître ne parait point fort obscure : elle a cependant donné lieu de la part des commentateurs à des interprétations divergentes. Pour les uns Bullatius ne voyage pas assez; pour d'autres il voyage trop. La cause de ses voyages est tantôt l'intérêt, tantôt la nécessité, tantôt l'inquiétude d'âme et l'impossibilité de se fixer. On suppose ou qu'il cherche fortune, ou qu'il veut échapper à quelque désagrément ou qu'il veut seulement s'échapper à lui-même (5). Est-il à l'étranger quand Horace lui écrit ? Est-il de retour à Rome ? Sur ce point encore les avis sont partagés(6). Et Horace, qu'a-t-il prétendu faire, en écrivant son épître ? Guérir un ami malade ou, indirectement, se guérir tout le premier du mal dont il a souffert, dont il continue peut-être à souffrir, l'instabilité d'humeur (7) ? Les conseils s'adressent-ils à Bullatius, ou au poète en peine d'équilibre moral, ou même, plus encore qu'au poète et à Bullatius, à tous les hommes quels qu'ils soient, à l'inconstante humanité ? Bullatius, en un mot, est-il le personnage important de la pièce ou sert-il de simple prétexte à une leçon générale ? Autant de questions, autant de réponses différentes.

Écartons tout de suite certaines explications qui ne méritent pas qu'on s'y arrête. Pour le Pseudo-Acron, par exemple, Bullatius n'aurait jamais voyagé et, manquant de points de comparaison, puisqu'il n'a pas quitté son pays, mettrait naïvement au-dessus de toute chose Rome, le Tibre, le Champ de Mars, tandis qu'Horace lui recommanderait le séjour d'autres régions plus agréables où tout est réuni en vue du bonheur. Il est impossible de se tromper plus grossièrement ; c'est juste le contraire de la vérité; on dirait que le scoliaste n'a pas lu l'épître. Telle est assez souvent la valeur des scolies qui nous sont parvenues sous le nom d'Acron (8). Se figurer d'autre part Bullatius comme un républicain, mécontent de l'ordre nouveau, comme un exilé volontaire qui s'est retiré en Orient, mais dont Octave désire le retour, et appuyer cette opinion sur les vers 22 et 23 de la lettre, c'est tirer de ces vers ce qu'ils ne disent en aucune façon et faire une pure hypothèse. (9) – A s'en tenir au texte d'Horace (le seul document qui nous parle du personnage). (10), on ne voit pas que Bullatius ait eu, pour courir le monde, des motifs politiques, ni même qu'il ait eu un motif quelconque. Et de cette absence de motifs, on a le droit de conclure qu'il était simplement un de ces ennuyés que Lucrèce et Sénèque ont si bien dépeints, et dont Annæus Serenus, le capitaine aux gardes de Néron, est l'exemplaire le plus connu. On a prononcé à propos de Serenus le mot de « spleen antique » (11), on a évoqué le souvenir de Chateaubriand. Acceptons le rapprochement. Bullatius serait, en ce cas, un ancêtre; plus lointain encore, de René; ce qui n'a rien d'impossible, car le mal en question remonte pour les Romains aux derniers temps de la République.

Ce déplaisir ou dégoût de soi-même et, pour employer les fortes expressions de Sénèque, ces oscillations, ce roulis d'une âme qui ne peut nulle part trouver un point fixe (taedium et displicentia sui et nusquam residentis animi volutatio) (12), c'est le mal des civilisations avancées; les peuples jeunes et pauvres l'ignorent ; il naît avec les richesses, le développement du luxe, les raffinements des plaisirs. Lucrèce et Sénèque l'ont-ils éprouvé par eux-mêmes ? Tout au moins ils le connaissent à merveille, pour l’avoir observé chez leurs contemporains. L'un a noté l’amertume qui monte du fond des jouissances et, soulevant le cœur, provoque « un tel dégoût que l'on se sent mourir » (13). L'autre a mis dans la bouche des rassasiés d'émotions ce cri : quousque eadem ? « quoi ! toujours la même chose ! » (14), cri de désespoir de la volupté blasée qui a trop exigé de la vie et n'aperçoit plus sur terre qu'une affreuse uniformité.

A cette cause de découragement, une autre vint s'ajouter sous l'Empire. Malgré les déclarations officielles, c'était bien un gouvernement nouveau qui s'était établi avec Octave. Or, quand tout avait changé dans le régime politique, une chose dans la société n'avait pas changé, l'éducation. Elle était restée ce qu'elle était au temps de la République ; elle formait toujours des orateurs. Quoique les assemblées populaires fussent mortes et la vieille tribune aux harangues devenue silencieuse (15), elle continuait à préparer les jeunes gens aux destinées d'un Gracque ou d'un Cicéron, comme si la parole donnait encore l'influence, les charges, le pouvoir. De là un désaccord profond entre l'école et la vie; de là le désappointement qui s'emparait de beaucoup, lorsque, nourris de souvenirs anciens, ils se heurtaient à la réalité, si différente.

C'est le même malaise qui fermente dans les cœurs, toutes les fois qu'une génération ne trouve pas à s'employer dans le sens où elle a été élevée. C'est celui dont souffrit la jeunesse de la Restauration « née au sein de la guerre, pour la guerre » et « condamnée au repos par les souverains du monde », celui dont se plaignirent si amèrement les de Vigny et les Musset. (16).

Enfin ces longues périodes de guerres, surtout de guerres civiles, où l'existence livrée au hasard ne compte plus, ont des conséquences déprimantes. De pareilles révolutions ne peuvent bouleverser l'ordre politique, sans ébranler les âmes. Si elles trempent quelques unes d'entre elles, elles brisent les ressorts d'un plus grand nombre : Pour un Caton, qui sait ce qu’il veut et jusque dans la mort défend un principe, combien de Bullatius, ballottés d'une inquiétude vague, flottants, désemparés, qui se meurent, eux, de ne plus voir à leur vie de raison d'être !

Le propre de ces mélancoliques est de ne pouvoir rester en place; le symptôme de leur mal est la manie des voyages : plerumque videmus... Commutare locum, quasi onus deponere possint (17). Ils espèrent, en changeant de lieu, déposer le fardeau d'ennui qui les accable, et guérir leur âme par l'agitation de leur corps. La pénétrante analyse de Sénèque les compare aux endoloris qui se retournent sans cesse dans leur lit, et, s'étendant sur le côté qui n'est pas encore las, cherchent à chaque fois le soulagement dans une position différente. « Tel, l'Achille d'Homère, tantôt couché sur le ventre et tantôt sur le dos, incapable de conserver un moment la même attitude. » (18) Ils font comme lui, ils se remuent. Alors un voyage succède à un autre, un spectacle remplace un autre spectacle. Chacun se fuit ; mais que sert de fuir, si l'on ne peut s'éviter, si l'on se retrouve toujours et si l'on devient pour soi le plus insupportable des compagnons ? » (19) Tantôt, comme ici, ce sont les expressions de Lucrèce (20) et le nom même du poète qui se présentent sous la plume de Sénèque. Tantôt, écrivant à Lucilius (21), le philosophe se souvient d'Horace. Avec cette abondance ingénieuse, qui divise et subdivise la pensée pour tenter toutes les avenues du cœur et tâcher de pénétrer par l'une d'elles, il développe longuement ce qu'Horace avait condensé dans la sobre précision de ses odes. Mais, pour être plus bref, Horace ne s'en était pas montré ennemi moins résolu des voyages. A Plancus, à Septimius, à Grosphus, à la jeunesse romaine (22), dès que l'occasion lui était offerte, il avait signalé l'inutilité de courir de rivage en rivage et vanté la douceur bienfaisante du repos. Qu'on ne lui parle pas des cités grecques, de Rhodes, de Mytilène, d'Éphèse, de Corinthe baignée par deux mers (23) ; ceux qui se laissent prendre à leur prestige ne sont pas des sages ; quitter son pays ne fait point que l'on quitte ses passions. Et à deux reprises, avec son désir habituel de perfection, revenant sur une même image pour la rendre plus fine (24), il peignait les vains efforts du fugitif, la Crainte, les Menaces installées sur la trirème d'airain qui l'emporte, ou, assis en croupe sur son coursier, le noir souci qui galope avec lui.

Nous connaissons maintenant les thèmes principaux de l'épître à Bullatius; car ce n'est pas en passant des Odes aux Épîtres et de la jeunesse à l'âge mûr, qu'Horace, mis en présence d'un malaise semblable, aura changé de sentiment sur le remède nécessaire. Bullatius a été promener son ennui dans les îles de l'Archipel, sur la côte d'Asie, au milieu de toutes ces villes célèbres par leur histoire, le charme de leur climat, l'élégance de leurs édifices, et il est de retour en Italie (25). De retour, mais non pas plus heureux. Horace l'interroge ; il lui pose trois questions distinctes : « Ces lieux si renommés valent-ils mieux ou moins que ce qu'on trouve à Rome ? L'un d'eux lui plait-il au point qu'il y resterait volontiers et par goût ? Ne vante-t-il une misérable ville comme Lébédos que par lassitude de se remettre en route et parce qu'il a conçu, après avoir tant voyagé, un subit et mortel dégoût des voyages (v.3-7) ? » Bullatius répond alors à Horace, et sa réponse atteste un grand découragement: « Tu viens de nommer Lébédos. Tu sais ce qu'elle est ; tu la connais pour l'avoir visitée autrefois, du temps où tu étais avec Brutus en Asie (26). C'est moins que Fidène ou Gabies, c'est une bourgade de rien, un désert. Qu'importe ! C'est là que je voudrais vivre actuellement (27), là, qu'oubliant tout le monde et oublié de tous, j'aimerais à contempler du rivage les fureurs de Neptune ». Et Horace à son tour répondra, s'efforçant de réconforter Bullatius ; je parlerai de sa réponse tout à l'heure.

Mais notons, avant d'aller plus loin, que jusqu'à, présent tout se suit, se tient et satisfait le lecteur, La pièce se développe avec des alternatives ou des oppositions naturelles; elle a, semble-t il, le mouvement et comme le rythme qui convient. Certains critiques pourtant n'en jugent point ainsi. Ils n'admettent pas que les vers 7-10: scis Lebedus quid sit, etc., puissent être placés dans la bouche de Bullatius, et c'est à Horace qu’ils rapportent le singulier accès de mélancolie que ces vers trahissent (28). Voyons sur quels arguments ils s'appuient. « Si Bullatius, dans, une lettre antérieure, a déjà fait connaître à Horace son opinion sur Lébédos, que signifie, disent-ils, la question posée au vers 6 : an Lebedum laudas odio maris atque viarum ? Elle est déplacée et même absurde (29). Et s'il ne l'a pas fait connaître, comment Horace peut-il imaginer sa réponse ? » Nous dirons, nous : « A quoi bon supposer que Bullatius a écrit auparavant au poète ? Horace n'est-il donc pas assez fin psychologue pour avoir su lire dans l'âme de son ami et démêler les sentiments confus qui l'agitent ? Il lui prête une réponse conforme à ces sentiments; rien de plus naturel. C'est une figure de rhétorique qu'il emploie, c'est-à-dire aussi un procédé courant de conversation familière. » Quant à prétendre qu'un dialogue entre, l'auteur et son correspondant répugne au genre de l'épître (30), l'objection en soi se comprend peu; en fait, dans les Épîtres le dialogue, quoique moins fréquent que dans les Satires, n'est point cependant sans exemple (31).

Ainsi les raisons alléguées ne sont nullement décisives. Vaudraient-elles mieux, elles se heurteraient encore à cette difficulté que les vers 7-10 sont en contradiction absolue avec ceux qui les suivent, s'ils expriment vraiment l'état d'âme, d'Horace. Que lisions-nous, dans cette supposition, aux vers 7-10 ? Que, las, abattu, il regrettait de ne pas vivre obscur et oublié dans la déserte Lébédos. Et que lisons-nous à partir du vers 11 ? Qu'il faut, si l'on est hors de chez soi, se hâter de rentrer au logis et n'imiter ni le voyageur surpris par la pluie, qui s'installe à demeure dans l'auberge de rencontre, ni celui qui, transi par le froid, ne veut plus quitter l'établissement de bains où il s'est réchauffé. Est-ce bien le même homme qui, dans deux passages successifs, tiendrait un langage si différent ? Est-ce le même qui, après avoir souhaité de s'exiler, conseillerait, aussitôt après, à, ses concitoyens de rester tranquilles dans leurs foyers, de regarder autour d'eux et de voir s'ils n'ont pas sous la main ce qu'ils vont chercher, sans le trouver, en de lointains pays ? – Mais, reprend M. Lejay (32), d'accord avec Kiessling (33), ces recommandations qu'Horace semble adresser à tous les Bullatius, c'est à lui-même en réalité qu'il les adresse. Il a besoin tout le premier de conseils et de réconfort; il souffle toujours de cette instabilité d'âme,qu'il avouait naguère plus nettement (34), il se plaît « à confondre adroitement sa propre inconstance avec la manie de voyages » qui tourmente son siècle, pour avoir une occasion de se corriger, lui d'abord, et de travailler à sa guérison sous couleur de préparer celle d'autrui. La contradiction entre les deux passages existe en effet, si Horace est déjà le prédicateur, de morale, sûr de lui, maître de ses passions, qui a échappé aux orages dont il veut préserver ses semblables ; elle n'existe pas, s'il est malade encore et si on le range parmi ceux auxquels s'applique la leçon. Les vers 7-10, c'est la crise de découragement, c'est le moment de faiblesse qu'il n'a pas su vaincre, « l'accès d'humeur noire et de misanthropie » (35) ; les vers 11 et suivants, c'est l'effort pour se ressaisir, ce sont « les raisons qu’il essaie de se donner pour trouver le calme auquel tend toute sa philosophie (36) ». – Interprétation ingénieuse, trop subtile à mon sens, et qui ne tient pas compte de deux choses : Horace n'est plus inconstant à l'époque où nous sommes ; si même il l'était encore, on ne saurait légitimement confondre une simple mobilité d'humeur avec un accès de misanthropie.

Mais rien dans la lettre ne prouve qu'il continue à souffrir de son inconstance d'autrefois. Le vers 29 semble prouver au contraire qu'il en est guéri. Que dit ce vers ? Quod petis hic est : « Ce que tu cherches, Bullatius, est ici ». Pour donner à hic toute sa valeur, qui est celle d'un démonstratif de la première personne, il faut ajouter : « Ce que tu cherches est ici où je suis, moi Horace ». C'est-à-dire, en développant encore la pensée : « La tranquillité après laquelle tu cours, Bullatius, pas n'est besoin de la poursuivre en voiture, en bateau ; elle est partout, dès qu'on a la sagesse de la chercher en soi- même. Elle est à Ulubres, oui, même à Ulubres, au milieu des marais Pontins (37), comme elle habite sous mon toit, dans ma villa de Sabine. » Elle habite donc dans l'âme du poète. Il la possède, il en jouit ; il n'est plus l'inconstant qu'on nous présentait tout à l'heure, l'inconstant de l'épître 8, qui se plaignait auprès d'Albinovanus Celsus de n'aimer la campagne que quand il était à la ville. C'est la campagne maintenant qui est son séjour de prédilection ; il ne la quitte plus jamais sans tristesse et lui revient fidèle, aussitôt qu'il peut se dérober aux devoirs du monde. C'est de la campagne qu'il écrit à Bullatius : le rapprochement de hic et d'Ulubris et la comparaison, entre les deux mots atteste, en effet, que le premier comme le second désigne un lieu paisible, une retraite, et que le poète n'est point à Rome quand il compose son épître.

S'il n'est plus inconstant, encore moins est-il le triste, le sombre, le désespéré, qu'il faudrait qu'il fût cependant, si le sentiment que traduisent les vers 7-10 lui appartenait en propre. Car il y a de la mélancolie dans ces vers, une profonde mélancolie (M. Lejay a raison de le reconnaître ; mais alors, reconnaissons aussi que ce n'est plus Horace qui parle) ; il y a le découragement d'une âme qui, dégoûtée des autres, finit par se dégoûter d'elle-même, qui veut comme se perdre dans la contemplation des forces orageuses et sauvages de la nature. Le dernier trait Neptunum procul e terra spectare furentem est une réminiscence du Suave mari magno de L'ucrèce (38); mais il est redit dans un tout autre esprit. Chez Lucrèce, c'est la joie du philosophe qui, des hauteurs sereines où l'a placé la doctrine, semblable à un homme suivant du rivage la lutte des matelots contre la tempête et mesurant mieux aux dangers d'autrui l'avantage de sa propre sécurité, assiste, spectateur tranquille, au misérable conflit des passions humaines et savoure avec une félicité plus vive la paix intérieure qu'il a su conquérir. Dans la lettre à Bullatius, ce vers et le précédent, c'est l'ardent désir de l'obscurité et de l'ensevelissement dans l'oubli, le cri de désespoir du pessimiste qui s'abandonne, renonce à l'effort et demande à disparaître, c'est un peu l'aspiration au néant. Sentiment curieux, déjà moderne, qui remplira les romans et la poésie lyrique du XIXème siècle, mais sentiment, je le répète tout à fait contraire au naturel d'Horace. Changeant de goûts, Horace l'a été ; il ne l'est plus. Mélancolique et pessimiste, il ne l'a jamais été. Je ne me le figure pas, à aucune époque de son existence, disant de lui ce qu'on prétend lui faire dire; sa robuste santé morale le préservait d'une telle faiblesse. S'il y eut un moment où le découragement était permis, c'était pendant sa jeunesse, au lendemain de Philippes, quand il connut par la ruine de toutes ses espérances un terrible mécompte. Or c'est à ce moment qu'il se jette dans la vie avec le plus de fougue et d'entrain. Il a des colères, il n'a pas de tristesses. Virgile, pour un coup moins rude, en porta toujours la blessure ; car elle était plus en lui qu'elle ne venait des choses. Horace se redresse sous l'épreuve et fait tête aux événements. Comment plus tard, quand tout lui sourit, aurait-il tenu un langage que l'infortune ne lui a pas arraché ? Enfin le séjour aux champs, tel qu'il le conçoit et le pratique, n'est pas la solitude farouche. Il a quitté Rome pour se soustraire aux importuns, non pour se cacher à tous ses semblables. Il aime la société des bons campagnards, ses voisins, qu'il invite le soir à partager son repas, avec lesquels il prolonge la veillée, écoutant les vieilles histoires dont ils entremêlent des discussions plus sérieuses. C'est un ennemi des fâcheux, ce n'est pas un ennemi des hommes. Décidément, le oblitusque meorum obliviscendus et illis ne lui convient en aucune façon.

Résumons la question: S'agit-il de retirer les vers 7-10 à Bullatius, les raisons qu'on apporte sont insuffisantes. S'agit-il ensuite de les attribuer à Horace, les arguments dont on se sert ne sont pas davantage à l'abri des critiques. La conclusion s'impose ; c'est Bullatius qui prononce les vers 7-10; c'est de Bullatius qu'ils expriment la pensée. Et Horace reste ainsi dans son rôle de conseiller, non pas pédagogue arrogant qui fait de haut la leçon, mais moraliste éclairé qui définit le mal et propose le remède, ami dont la parole a d'autant plus de poids qu'il recommande aux autres ce dont il a fait l'épreuve sur lui-même et qui lui a réussi. Quand il dit qu'on ne doit pas se laisser rebuter par un contretemps, si pénible qu'il soit, il pourrait citer sa conduite passée en exemple. Quand il vante la nécessité de garder l'équilibre intérieur, il sait les bienfaits qu'il a retirés pour son compte de l'application du précepte. Changer son âme et non point changer de climat, c'est à quoi il s'essaye et à quoi l'on devrait s'essayer comme lui. Il ne blâme pas Bullatius de vouloir vivre à Lébédos, (Lébédos, Ulubres ou Rome, qu'importe ?) ; il le blâme de vouloir y vivre dans l'état d'esprit où il se trouve, c'est-à-dire abattu, et pour la raison qu'il indique, par dégoût de reprendre la mer.

Mais puisque ie bonheur vient du dedans et non des choses extérieures, le mieux est encore de ne pas voyager du tout. Tant que rien ne nous force à quitter notre patrie et que la fortune nous fait bon visage (v.20), demeurons où nous sommes, cultivons notre jardin. Tout le reste est folie, agitation stérile, laborieuse oisiveté, strenua inertia (v.28) (Horace emploie ici une de ces alliances de mots qui lui sont familières (39) et que Sénèque, encore bien plus ami de l'antithèse, n'aura garde de laisser perdre (40). Ayons l'esprit sain et le cœur en repos ; tous les charmes de Rhodes et de Samos nous laisseront alors insensibles. Nous ne soupirerons pas plus après ces brillantes cités que nous ne regrettons de n'avoir point de manteau pendant les chaleurs ou de rester sans feu au mois d'août (41). L'heure présente nous semblera bonne; nous en jouirons sans tarder et nous remercierons les dieux de nous l'avoir donnée (v.23).

C'est encore la philosophie habituelle au poète; nous y sommes toujours ramenés ; il ne se lasse pas d'en prêcher les maximes. Il faut noter toutefois, malgré les redites, la légère progression dans le développement des idées, et préciser ce que l'épître actuelle ajoute à la précédente. Horace disait dans celle-ci : « En quelque condition que le sort t'ait placé, tâche de t'en accommoder et de t'y plaire ». Il dit maintenant : « En quelque lieu que le sort t'ait fait naître, restes-y : tu peux être heureux là comme ailleurs ». Contente-toi de ton lot dans la société, contente-toi du coin où tu es logé dans l'univers, telle est la leçon à tirer des deux pièces.


 
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— NOTES —

(1) Voir L. Friedländer, Sittengeschichte Roms. t. II de la trad. franç. p.333 et suiv.
 
(2) Horace, Sat. I, 5.
 
(3) Cicéron, pro Arch. 3, 4. appelait déjà Antioche urbem... eruditissimis hominibus liberalissimisque studiis affluentem.
 
(4) Ainsi Germanicus et son voyage en l'an 18 de notre ère (Tac., Ann. II, 53-54).
 
(5) Cf. Obbarius; t. II, p. 94-95.
 
(6) Orelli-Mewes d'un côté; Schütz ou L. Müller de l'autre.
 
(7) Kiessling, p. 84 ; Lejay, éd. petit in-16, p.495-496.
 
(8) L'argumentum de Porphyrion, qui donne la même interprétation, ne paraît pas authentique; il manque dans les meilleurs manuscrits.
 
(9) Walckenaër, Histoire de la vie et des poésies d'Horace, I p. 469.
 
(10) Le nom même de Bullatius est assez rare dans les inscriptions. Cependant voir C.I.L. VI, 13660.
 
(11) Martha, les Moralistes sous l'Empire romain, p. 25.
 
(12) Senec., de Tranq. anim., 2, 10.
 
(13) Lucret., IV, 1126. Comparer Alfred de Musset, L'espoir en Dieu:
Au fond des vains plaisirs que j'appelle à mon aide,
Je trouve un tel dégoût que je me sens mourir.
 
(14) De Tranq. anim., 2, 15.
 
(15) Non pas que le régime impérial ait été complètement un régime de silence. On parlait au Sénat, on parlait devant les tribunaux. L'expression de Tacite: (Augustus) eloquentiam sicut omnia alia pacaverat, est une exagération oratoire. Mais le forum est bien muet et la parole, ayant cessé de s'adresser au peuple, a perdu les plus belles occasions de se faire entendre, comme aussi ,sa plus grande part d'influence dans le gouvernement de l’Etat.
 
(16) Musset dit encore (Confession d'un enfant dit siècle, ch. II) : « Tous ces gladiateurs frottés d'huile se sentaient au fond de l'âme une misère insupportable. » Et de Vigny (Servitude et grandeur militaires, ch. I): « Nous traînâmes et perdîmes ainsi des années précieuses, rêvant le champ de bataille dans le Champ de Mars et épuisant dans des exercices de parade et dans des querelles particulières une puissante et inutile énergie. Accablé d'un ennui que je n'attendais pas dans cette vie si vivement désirée... »
 
(17) Lucret., III, 1070-1072.
 
(18) Senec., de Tranq. anim. 2, 12.
 
(19) Senec., de Tranq. anim. 2, 14.
 
(20) Lucret. III, 1081-1083.
 
(21) Voir les lettres 28, 55 et surtout 104.
 
(22) Carm. l, 7; II, 6; II,16; III, 1.
 
(23) Carm. I, 7.
 
(24) Carm. II. 16, 21-25 et III, 1, 37-41.
 
(25) C'est ce qu'indique le verbe de la première phrase, qui est au parfait (quid tibi visa Chios...?), peut-être l'adverbe illic du vers 8 qui désigne un endroit éloigné, à coup sûr le sens du vers 21 : Romae laudetur Samos et Chios et Rhodos absens.
 
(26) La satire I, 7 prouve qu'Horace a visité Clazomène avec Brutus,et Clazomène n'était pas loin de Lébédos.
 
(27) v. 8. La forme employée est vellem, qui indique un regret.
 
(28) L, Müller imagine une troisième solution, peu satisfaisante: mettre les vers 7-10 dans la bouche d'un interlocuteur fictif.
 
(29) L. Müller, p. 93, n. 7-10.
 
(30) Orelli-Mewes, II, p. 396, n. 7-10.
 
(31) Ep. I, 16, 41-43; 19. 41 sqq.
 
(32) Lejay, éd, petit in-16, p, 495.
 
(33) Kiessling, p. 84.
 
(34) Sat. II, 7, 28-29; Ep. I, 8, 12.
 
(35) Lejay, p. 497, n. 2.
 
(36) Lejay, p. 496.
 
(37) Cicéron s'amusait à appeler les habitants de ce petit trou les grenouilles d'Ulubres (ad Fam., 7, 18), Habitants peu nombreux; c'était Ulubres l'abandonnée (vacuae Ulubrae).
 
(38) Lucret., II, 1 sqq.
 
(39) Carm. I, 34, 2; III, 11, 35; Ep. I, 12, 19. C'est la figure appellée oxymoron.
 
(40) De Tranq. anim., 12, 3; de Brevit. vit., 12, 2 et 12, 4.
 
(41) v. 17-19. - Nauck et après lui L. Müller supposent ingénieusement que les deux hémistiches des vers 18-19 campestre nivalibus auris et per brumam Tiberis sont interpolés, comme allant à l'encontre de la pensée exprimée dans la phrase. Cette pensée est que le sage, heureux de ce qu'il a, ne demande rien de plus. La comparaison doit donc s'établir avec quelqu'un qui n'ajoute rien à ce qu'il possède. Or c'est en été qu'on n’ajoute rien à son ordinaire ; de simples vêtements suffisent, ainsi qu'une chambre sans feu; on n'a nul besoin, pour le bien-être, d'un supplément de chaleur (un lourd manteau ou le foyer allumé). En hiver, au contraire, le léger caleçon de toile des gymnastes (campestre) est insuffisant et le bain dans le Tibre est désagréable; il faut donc ajouter à son costume habituel un vêtement plus épais, à sa toilette ordinaire de l'eau chaude. L'idée, négative dans le premier cas (on ne demande rien), devient positive dans le second (on désire quelque chose). Comme le sage, loin de désirer Rhodes et Mytilène les regarde avec une complète indifférence, les deux comparaisons qui ont un désir pour contrepartie ne sauraient lui convenir.



 

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