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Horace : sa vie et sa pensée à l’époque des Épîtres

par Edmond COURBAUD, (Hachette, Paris, 1914)

 

CHAPITRE V - HORACE ET SES OUVRAGES


 

II - ÉPÎTRE 19. A MÉCÈNE.

Objet et plan de l’épître. Horace et les imitateurs. Il revendique pour lui l’originalité.
Horace et les coteries de grammairiens. Les lectures publiques, l'enseignement des écoles, la question des anciens et des modernes.
Position d'Horace dans le monde des lettres.


 

CETTE lettre est comme une suite de la précédente. Les trois premiers livres des Odes, dont Horace annonçait l'envoi à Auguste, viennent d'être publiés. Auguste, en homme de goût, leur a fait bon accueil les admirant même, au dire de Suétone, comme des œuvres assurées de vivre: mansura perpetuo. Mais tout le monde n'a pas été de son avis, d'abord les petits écrivains envieux, les poètes médiocres qu'irrite toute production du génie ou seulement du talent et qui essaient aussitôt de rabaisser ce qui les dépasse, puis une autre catégorie d'ennemis qu'Horace semble prendre spécialement à partie dans sa lettre, les grammairiens, c'est-à-dire les critiques. Son épître sera donc avant tout une épître littéraire, la seule même du premier livre qui le soit à proprement parler, étant la seule où il expose quelques-unes de ses idées sur l'art d'écrire. Mais comme il ne s'en tient pas volontiers à la théorie pure et qu’il a ici en particulier à se défendre contre des attaques, l'épître sera en outre conçue sur un ton d'ironie satirique et d'apologie personnelle, qui permet de la rapprocher des satires 4, et 10 du livre I et 1 du livre II.

La composition en est très nette, plus nette à coup sûr que celle de beaucoup d'autres épîtres. Elle se divise en trois parties qui s'enchaînent : 1° Horace se moque des imitateurs ; 2° il revendique hautement pour son œuvre l'originalité ; 3° si malgré ce mérite il n'est pas populaire, c'est qu'il dédaigne la réclame et ne descend point à solliciter les suffrages des grammairiens critiques. Dans l'exécution, bien entendu, cet ennemi de la rigueur didactique n'accuse pas les divisions autant que je viens de le faire. Le début même n'annonce pas ce qui sera la matière de sa lettre. C'est assez son usage; il arrive au sujet comme dans une conversation, peu à peu; l'idée essentielle est amenée par une anecdote, une réflexion générale, un développement en apparence étranger. Ainsi, il parle d’abord de Cratinus, d'Homère, d'Ennius, des vieux poètes buveurs qui ont interdit la poésie aux gens sobres (1), et de tous ceux qui croient à leur exemple que, pour paraître inspirée, il faut que leur Muse sente le vin dès le lever du jour (2). Tout cela ne laisse pas deviner où il veut en venir. Son objet principal, on le saura par la suite, est de répondre à des accusations. Or l'accusé se fait ici accusateur; attaqué, c'est lui qui attaque. Non qu'il cherche à donner le change; mais il n'a pu contenir sa colère. Il a beau avoir renoncé au genre de la satire; l'ardeur satirique est toujours en lui, prête à se réveiller. Les questions littéraires, notamment, ont le don d'émouvoir sa bile. On lui reproche de ne pas être original, de copier Archiloque et Alcée; il riposte en prenant hardiment l'offensive. De là ce développement sur les imitateurs, jeté en tête; il lui fallait d'abord charger l'adversaire.

L'accusation était très sensible au poète. S'il est une qualité à laquelle il tienne, c'est l'originalité; il déteste ceux qui imitent. Il remarque avec raison qu'ils ne prennent du modèle que ses défauts, car les défauts seuls sont imitables. Que font les singes de Caton ? Ils se contentent de reproduire les singularités du grand homme. Il est plus facile de lui emprunter son air farouche, de se promener comme lui nu-pieds et sans tunique, que d'atteindre à sa haute vertu (v.12-14). Le rhéteur Timagène a un esprit mordant et une éloquence déchaînée ; Iarbitas, pour l'égaler en véhémence, ne déclame plus, il vocifère; le résultat ? il se rompt un vaisseau dans la gorge (v.15-16). Horace, le sanguin, viendrait à pâlir, que les gens qui se traînent derrière lui, boiraient du cumin, afin d'être plus pâles encore (v.17-18) ? Telle est leur sottise à eux tous, qu'ils attendent le mot d'ordre et ne savent même pas le répéter comme il faut; ils exagèrent, troupeau d'esclaves et d'esclaves maladroits, imitateurs forcenés et stupides (v.19-20).

Bien différent est l'auteur des Épodes et des Odes ; loin de suivre ses devanciers latins, il s'est toute sa vie efforcé de se distinguer d'eux. A distance il nous paraît un classique, un défenseur des traditions, quelque chose comme l'aîné d'un Boileau; on l'oppose aux novateurs; mais il a été un novateur lui-même. De quel accent il s'écrie dans l'épître 19 : « Celui qui met en soi sa confiance, celui-là est le chef et vole en tête de l'essaim (v.22-23) » ! On ne peut se déclarer avec plus de décision pour ceux qui osent et, fièrement, il réclame pour lui l'honneur d'avoir osé. Il a porté ses pas sur un sol libre de tout occupant; son pied n'y a point foulé de traces étrangères (v.21-22) ; il chante ce que Rome n'a pas encore entendu. Et les expressions redoublent, se multiplient pour attester cette priorité : ego primus, non alio dictum prius ore, immemorata ferens (v.23, 32, 33). Il retrouve le ton et le transport de Lucrèce se glorifiant d'avoir révélé aux Romains la vérité philosophique. Et c'est lui, Horace, qui a pleine conscience des nouveautés qu'il apporte, qu'on vient accuser précisément de n'être que l'écho des Grecs. Le reproche aurait de quoi irriter, s'il n'était ridicule. C'est confondre, volontairement ou non, la forme et le fond des choses. Oui, Horace reproduit les combinaisons métriques d'Archiloque, il reproduit la strophe lyrique d'Alcée, comme d'ailleurs Alcée lui-même et Sappho avaient, jusqu'à un certain point, réglé les pas de leur Muse sur ceux du poète de Paros (3). Mais dans ce moule emprunté il a versé ses sentiments, ses idées, une matière toute personnelle et romaine, et par là il a le droit de se prétendre original. C'est même ainsi, selon loi, que doit procéder tout poète: se servir de la métrique des Grecs pour exprimer ce qui est de soi et de son temps. Cette conception d'art annonce déjà la Formule d'André Chénier:

Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques.

Voilà donc un premier point établi: il n'est pas un imitateur. En voici maintenant un second: il n'appartient à aucune coterie. Et de ceci il ne se vante guère moins que de cela. Ceux qui l'attaquent, non seulement sont de petits auteurs qui copient le génie des autres ; mais leur impuissante médiocrité, incapable, même en copiant, de s'élever par elle seule, compte avant tout, pour « parvenir », sur la camaraderie et les complaisances intéressées. Ils se soutiennent entre eux, s'accablent d'éloges réciproques ; puis par leurs basses intrigues auprès des grammairiens, ils ont mis dans leur parti ces critiques de profession, juges quasi-officiels, distributeurs de rangs et de gloire, qui indiquent à l'opinion ceux qu'elle doit admirer. La poursuite du succès littéraire ne diffère pas en effet de la poursuite des magistratures ; de part et d'autre c'est la chasse aux suffrages, le recours aux sollicitations, aux manœuvres secrètes, à la cabale, à la corruption s'il le faut. Horace connaît trois bons moyens de se rendre populaire: les dîners et les cadeaux, les séances de lectures publiques, les flatteries aux grammairiens ; mais il se refuse à employer aucun des trois. Acheter d'un repas ou de quelque vieil habit l'approbation menteuse d'un pauvre diable, lui paraît misérable (v.37-38). S'attirer des applaudissements de commande, dans une salle composée de clients, lui répugne; ou, si l'auditoire est sérieux et sincère, l'occuper d'œuvres de faible importance et sembler attacher du prix à des bagatelles, est une impertinence dont il rougit (v.41-42). Quant à faire sa cour aux grammairiens, c'est la dernière chose dont il s'aviserait; les grammairiens sont ses ennemis personnels (v.39-40).

Qu'Horace ne voulût pas sacrifier à la mode nouvellement instituée des lectures publiques, un passage de la satire I. 4 (v.71-76) le donnait déjà suffisamment à entendre. Il y raillait les poètes improvisateurs et vaniteux, qui se hâtent de porter leur livre chez le libraire, avides de voir leur nom s'étaler sur quelque pilier avec de belles inscriptions pour allécher le lecteur, ou qui, impatients de se faire plus vite encore connaître, vont partout déclamant leurs vers, au forum, sous les portiques, jusque dans les bains. Lui, au contraire, écrit peu, parce qu'il cherche à bien écrire; il ne publie pas ce qu'il a composé, ou le publie tard; il ne lit ses vers à personne, sinon à quelques amis, et encore après bien des instances. Tout lieu, tout auditoire ne lui convient point; le non ubivis coramve quibuslibet de la satire I. 4 (v.74) prépare le displicet iste locus de l'épître 19 (v.47). Comment ces séances de lecture imaginées par Asinius Pollion, dans une vaste salle disposée comme un théâtre, avec un orchestre, des gradins el des galeries, devant un nombreux public convoqué par des billets à domicile ou par voie d'affiche, auraient-elles pu lui plaire ? C'était pour lui l'occasion ou jamais de fuir des exhibitions tapageuses et de mauvais goût. Aussi s'excusait-il ironiquement: spissis indigna theatris Scripta pudet recitare (v.41-42); mais sa conduite étonnait les habitués des lectures, leur paraissait inexplicable ; on ne pouvait croire qu'il était sincère. « Tu te moques, lui disait-on : rides » ; et on lui supposait quelque arrière-pensée ; « tu veux garder ce que tu écris pour l'oreille de Jupiter » (4). Il se rendait compte simplement que les lettres n'avaient rien à gagner à des succès faciles, dont le seul résultat était d'encourager la médiocrité. Quand on songe que l'institution a joui dès le début d'une vogue incroyable, qu'elle s'est étendue de proche en proche à tous les genres, des petits vers à la grande poésie, de la poésie à la prose, de l'histoire à l'épopée, de la tragédie à l'éloquence, au point qu'il est à peine exagéré de dire que la littérature entière de l'Empire est une littérature de lectures publiques ; quand on songe en outre à l'influence fâcheuse qu'elle a exercée, puisque, si l'on reproche avec raison à cette littérature la recherche de l'effet, du trait, de tout ce qui frappe et qui brille, la préoccupation du détail aux dépens de l'ensemble, le soin donné au « morceau », le manque de composition véritable, tous ces défauts, pour une bonne moitié, viennent de là, l'autre moitié étant imputable à l'éducation chez le rhéteur: il faut savoir gré à Horace d'avoir vu juste et signalé le danger et, par son exemple comme par ses conseils, essayé de résister au courant.

Mais s'il est hostile à tous ces enragés liseurs de leurs propres vers, il ne l'est pas moins, il l'est peut-être davantage aux grammairiens. Son hostilité contre eux datait de loin, du temps où son maître Orbilius lui faisait admirer à coups de baguette Livius Andronicus (5). Cette antipathie instinctive du jeune âge devint avec le temps une haine réfléchie fondée sur de solides raisons. D'abord il leur reproche de se former en coteries, en tribus, dit-il plaisamment (v.40) ; et l'esprit de coterie leur enlève toute indépendance de jugement. Quand ils sont seuls, chez eux, il leur arrive bien de se laisser aller à leur sentiment et de louer intérieurement les œuvres d'Horace ; mais à peine ont-ils franchi le seuil de leur porte, que les voilà repris par les jalousies de corps, les préventions de parti, les intérêts de secte (v.35-36); ils ne songent plus qu'à dénigrer et à rabaisser l'audacieux, coupable de ne pas se plier à leur routine. Si Horace est d'un groupe, lui aussi, ce groupe précisément n'a rien d'une coterie, et c'est ce qu'il en aime : chacun y garde sa liberté. On voit, réunis autour de Mécène, des hommes politiques venus de tous les partis; les écrivains qui forment son cercle représentent, de leur côte, les opinions littéraires les plus variées. Il y a les purs Alexandrins comme Gallus, comme Mécène lui-même; il y a les éclectiques comme Virgile, que la vivacité de ses impressions livre tout entier au dernier poète qu'il vient de lire, à Théocrite, à Lucrèce, à Homère; il y a les classiques comme Horace, dont le goût plus ferme remonte d'emblée aux grands modèles, Archiloque, Alcée ou Sappho. Point de tendances communes; point de doctrine officielle. Nul n'impose ses idées ni ne donne de rangs.

Car c'est là encore ce qui indispose Horace, cette manie de juger qu'ont les grammairiens, ce besoin d'assigner des places, d'édicter qui doit être le premier ou le second ou le troisième. Leur profession, il est vrai, les engage dans cette voie. L'enseignement de la grammaire a pour centre la lecture et l'explication des poètes, et l'explication d'une œuvre aboutit à un jugement d'ensemble sur l'auteur de cette œuvre (iudicium). Il faut indiquer la valeur de chaque poète et trouver, pour le caractériser, la formule définitive. De là à le comparer à d'autres, à rapprocher les formules, à classer, à donner des rangs, il n'y a qu'un pas. Le grammairien se prononce sur le mérite des anciens, puis sur celui des modernes. De l'école, ses jugements passent dans le public et forment l'opinion du monde; peu à peu il devient le critique autorisé. A l'origine, c'étaient les poètes eux-mêmes qui avaient l'empli les fonctions de critiques. Le vieux Livius Andronicus était surtout un professeur et sa traduction de l'Odyssée, un livre de classe ; en travaillant pour le théâtre, il songeait à créer la langue autant qu'a créer des pièces. Au début du VIIe siècle encore, Accius dans ses Didascalica et ses Pragmatica traitait certainement des questions de grammaire et de critique; Lucilius enfin dans ses poésies mêlées (saturae) faisait de la satire littéraire. C'est vers le milieu de ce siècle que poètes et critiques se séparent; il y a dorénavant ceux qui produisent et ceux qui jugent les productions des autres. Elevé à la dignité de personnage distinct, le critique se crut un « personnage » tout court; dans sa chaire, dans des traités spéciaux, il distribua la récompense ou le blâme, il rendit des arrêts. Volcacius Sedigitus dresse un canon des poètes comiques latins ; il en retient dix, qu'il range par ordre de mérite, Cæcilius à la première place, Plaute à la deuxième, Térence à la sixième, etc...; or, en tête de sa liste, il met la déclaration suivante : « Celui qui n'est pas de mon avis, est un sot » (6). On voit qu'il est catégorique. Rien ne devait plus déplaire à Horace. Le nom même que les grammairiens se donnaient, critici, juges des œuvres d'art, censeurs littéraires, le blessait comme trop prétentieux. Mais surtout, ils l'exaspéraient par la manière dont ils exerçaient leur fonction, avec leur superbe assurance, leur ton tranchant et doctoral, et, pour tout dire, leur pédantisme.

Ajoutez que ces régents lui paraissaient régenter de travers; et nous touchons ici à un point dont il n'est pas question dans l'épître 19, mais que je dois indiquer rapidement, parce qu'il achève de faire comprendre les raisons qu'avait Horace de leur en vouloir. Les grammairiens étaient partisans obstinés des anciens. C'est un peu toujours ce qui leur arrive. Les écoles vont rarement de l'avant; elles retardent plutôt; elles placent leurs admirations dans le passé, qui est consacré par le temps. A Rome, chez un peuple aussi naturellement conservateur et respectueux des traditions des ancêtres, elles devaient retarder plus qu'ailleurs; Horace au contraire, qui ne s'embarrassait pas des traditions, se faisait résolument le défenseur des modernes. Ces deux tendances opposées ne pouvaient manquer de se heurter, d'autant qu'à la lutte d'idées se mêlaient des querelles de personnes. Les grammairiens ne se contentaient pas d'exalter les vieux écrivains; ils dénigraient Horace et la nouvelle école. Et cependant, à la date où nous sommes, cette-ci avait déjà produit presque toutes ses grandes œuvres ; Varius avec son Thyeste, Virgile avec les Géorgiques terminées et l'Enéide commencée, Horace avec ses Odes, Tibulle et Properce avec leurs élégies, jetaient de l'éclat sur le siècle; c'était une floraison de tous les genres, dont quelques-uns arrivaient à leur apogée. Mais des esprits prévenus ne voulaient pas en conyenir. Pour eux il n'y avait toujours rien au-dessus de Nævius ou d'Ennius, de Pacuvius, de Plaute ou de leurs pareils; la jeunesse des écoles devait les apprendre par cœur et n'en point apprendre d'autres; hos ediscit... Roma potens (7). Horace, qui avait le sentiment de la grandeur littéraire de son époque, était révolté de ce parti pris comme d'une injustice. Et il devenait injuste à son tour en refusant aux anciens tout mérite. Sa sévérité pour Plaute nous surprend et nous choque, de même qu'au début de sa carrière celle qu'il avait montrée pour Lucilius; mais elle s'explique pour les mêmes motifs: il les attaque tous deux à l'excès, parce qu'on les admirait outre mesure, et qu'on les admirait contre lui. Il y avait quelque chose d'irritant dans cette opposition continuelle et systématique qu'on lui faisait au nom des vieux poètes; ce furent les vieux poètes qui pâtirent de sa mauvaise humeur; il frappa sans ménagement, sans regarder où portaient les coups.

Il est donc allé trop loin dans sa lutte contre les anciens ; il a vu avec acuité leurs défauts, il n'a pas été assez sensible à tout ce qu'ils ont de vif, d'énergique, de libre, de spontané. En revanche, on ne saurait lui reprocher d'avoir malmené l'école qui les imitait. Les imitateurs ont toujours tort, quand leur imitation, au lieu d'être un point de départ pour créer du nouveau, se borne à reproduire; en particulier, revenir aux origines de la littérature, à l'âge des tâtonnements, est une entreprise mort-née ; il faut accepter son temps et les progrès qu'il a faits ; il n'y a pas de restaurations en littérature. Et les imitateurs ont plus grand tort encore, quand leur imitation de l'ancien, au lieu d'être une erreur de doctrine, n'est qu'un nom spécieux et un prétexte commode, derrière lequel ils abritent leur médiocrité et leur paresse. C'était le cas des adversaires d'Horace. Admirer l'antiquité signifiait pour eux avoir le droit d'être négligés, de travailler vite, de ne pas se donner de peine, de manquer d'art, de poli, d'élégance, en un mot de toutes les qualités qu'Horace estimait nécessaires à l'écrivain qui se respecte.

Voilà pourtant ceux qui trouvaient grâce devant les grammairiens. Les uns et les autres, critiques et poètes de second ordre, vivant dans le passé et vivant du passé, prôneurs exclusifs et intéressés des anciens, liguaient leurs jalousies contre l'ennemi commun, l'écrivain de talent, celui qui tente d'innover et d'être original, qui est tourné vers l'avenir. Il était donc permis à Horace de les confondre dans les attaques de sa 19e épître ; et de là l'unité de la pièce : c'est à un même esprit qu'il s'en prend, et à une même coterie. Mais cette coterie est nombreuse, elle est puissante, elle tient l'opinion, fait les réputations; en dehors d'elle, pas de salut, pas de célébrité possible ; Horace n'arrivera pas jusqu'au grand public. – Que lui importe ? Il n'ambitionne pas la popularité ; il déteste même, nous le savons assez, le bruit et la foule (8). La gloire pour lui n'est pas la faveur qu'on trouve auprès des sots ; elle consiste dans la satisfaction intérieure d'abord, puis dans le suffrage de quelques amis. Il l'avait déjà dit à la fin de la satire I, 10 (v.73 sqq.). Il le redit dans l'épître 19, parce que la situation est analogue. Les lecteurs, qu'il désire avoir sont les honnêtes gens (ingenui, v.34) et les nobles écrivains (9) qu'il a énumérés dans la satire, auxquels il ajoute cette fois Auguste lui-même, juge délicat des œuvres d'art et appréciateur bienveillant des Odes. Peu de lecteurs donc, mais des lecteurs de choix. Il a pour lui l'élite, les vrais connaisseurs, les premiers de l'Etat; cela lui suffit, il est content. Plus tard ne verrons-nous pas de même Molière préférer le jugement de la cour à « tout le savoir enrouillé des pédants » (10) ? La querelle d'Horace avec les grammairiens n'est qu'un acte de l'éternelle querelle des gens de goût avec « les beaux esprits de profession », des auteurs qui apportent une esthétique nouvelle avec les Lysidas et les Trissotins qui veulent leur barrer la route au nom d'Aristote.

Horace finira par arriver à la gloire incontestée, et ses ennemis devront un jour désarmer. L'ode IV, 3 à Melpomène respire cette tranquille assurance que donne la victoire conquise. Quand il l’écrit, il est définitivement en possession de l'admiration publique; il plait, il est montré du doigt par les passants comme le maître de la lyre latine (11). Mais il lui faudra attendre une dizaine d'années encore le moment du triomphe. Au temps de l'épître 19, la bataille est loin d'être terminée ; il est toujours discuté; le pédantisme et l'envie le poursuivent. Il se dérobe d'ailleurs à la fin de sa lettre, n'aimant pas les disputes, laissant le temps et son œuvre travailler pour lui.


 
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— NOTES —

(1) v. 1-11. Faut-il lire au v. 10 hoc simul edixi ou hoc simul edixit ? Les mss. ne permettent pas de trancher la question. Le sens paraît s'accommoder mieux de la leçon edixit (sujet: Ennius) que de la leçon edixi, même en prenant l'ordonnance comme un arrêt burlesque rendu par Horace. Parler de soi après Homère et Ennius serait une faute de goût. Horace au contraire peut faire intervenir sa personne aux v. 17-18, après Timagène, et quand il a dit: decipit exemplar vitiis imitabile. - Se rappeler d'ailleurs la déclaration d'Ennius: nunquam poetor nisi (sim) podager. - Il n'y a rien à tirer de l'allusion au puteal de Libo, la date où Scribonius Libo fut chargé par le sénat de rechercher les lieux frappés de la foudre étant tout à fait incertaine.
 
(2) Pourquoi Horace, pouvant choisir entre plusieurs types d'imitateurs, s'est-il arrêté de préférence au groupe des écrivains, disciples de Bacchus, qui demandent leur inspiration à la bouteille? Y a-t-il eu de sa part une intention spéciale? M. Lejay le croit (ouv. cit., p. 531). « En raillant les poètes bohêmes qui traînent dans les tavernes » Horace aurait voulu se séparer définitivement, et avec un certain éclat, d'un milieu qu'il avait plus ou moins fréquenté au temps de ses débuts.
 
(3) v. 23-31. - Sur le passage difficile Temperat Archiloqui musam pede mascula Sappho, Temperat Alcaeus (v. 28-29), voir les explications de L. Müller. p. 165 et de Lejay, p. 533, n. 12.
 
(4) v. 43-44 - Jupiter, c'est-à-dire Auguste. L. Müller a tort (p. 169) de prétendre que le mot désigne Mécène. Il reste vrai cependant que Mécène, bien qu'il ne soit pas nommé, ne peut être complètement absent de la pensée de l'auteur. Cf. Sat. II, 6, 52 deos quoniam propius contingis; l'expression au pluriel est plus juste.
 
(5) Ep. II, 1, 69-71.
 
(6) Gell. XV, 24. Multos incertos certare hanc rem vidimus,
Palmam poetae comico cui deferant.
Eum meo iudicio errorem dissolvam tibi,
Ut, contra si quis sentiat, nihil sentiat.
 
(7) Ep. II, 1, 60.
 
(8) Carm. II, 16, 39-40; III, 1, 1.
 
(9) v. 39 : nobilium scriptorum auditor et ultor. Le sens de ce vers a été contesté. Mais 1° nobiles ne peut guère être pris ici au sens ironique. - 2° scriptores serait mal employé pour désigner les grammairiens du vers suivant. Aussi entre nobiles scriptores et grammaticas tribus L. Müller (p. 169) suppose-t-il une lacune d'un vers. La supposition est inutile, si nobiles scriptores est pris dans son sens direct de grands, nobles écrivains, opposés à la ventosa plebs des méchants poètes du v.37.
 
(10) Critique de l'Ecole des Femmes.
 
(11) Carm. IV, 3, 22-23 : monstror digito praetereuntium, Romanae fidicen lyrae.



 

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