ACCUEIL  |   OPERA OMNIA  |   ŒUVRES CHOISIES  |   POSTÉRITÉ LITTÉRAIRE  |   ÉTUDES  |   TRADUCTIONS ANCIENNES 

CACOZELIA LATENS: Les Odes sous les Odes

UNE NOUVELLE LECTURE DES ODES D'HORACE

Traduction inédite et commentaires par Jean-Yves MALEUVRE

 

I, 1
 
Mécène, descendant d’une lignée de rois,
Toi qui ornes ma vie, l’adoucis, la protèges :
Amasser la poussière sur la piste olympique
Fait le bonheur des uns : de leurs essieux brûlants
 
Une borne effleurée, la palme remportée,
Et les voilà au rang des dieux, maîtres du monde ;
Tel exulte s’il voit la cohue des Quirites
Pour tripler ses honneurs rivaliser de zèle,
 
Tel s’il a enfermé dans ses greniers privés
Tout le grain balayé sur les aires libyennes.
Tel autre, qui se plaît à fendre de sa houe
La terre de ses pères, nul ne le convaincrait,
 
Expulsé par Attale, de sillonner, tremblant,
Le détroit de Myrtos sur un esquif de Chypre.
Quand l’Africus sévit sur les flots icariens,
Le marchand pris de peur regrette sa bourgade,
 
Le calme campagnard ; mais il a bientôt fait,
Ne sachant se priver, de radouber ses nefs.
Tel ne dédaigne pas, sans attendre le soir,
De dérober du temps pour boire un vieux Massique,
 
Commodément couché sous un arbousier vert,
Ou au bord d’une source où murmure une eau sainte.
Beaucoup aiment les camps et le son du clairon,
Les trompettes et les batailles honnies des mères.
 
Un autre, c’est la chasse : il reste dans le froid
Oubliant qu’une épouse à son foyer l’attend,
Si ses fidèles chiens ont levé une biche,
Si un sanglier marse a rompu ses filets.
 
Moi, je cueille le lierre, ornement des fronts doctes,
Et j’entre chez les dieux ; la fraîcheur du bocage,
Les chœurs aériens des Nymphes et des Faunes,
Du commun me séparent, pour peu qu’Euterpe daigne
 
Faire entendre ses flûtes, et qu’aussi Polymnie
Veuille bien accorder la lyre de Lesbos.
Si tu m’inclus parmi les poètes lyriques,
Ma tête ira frapper le plafond des étoiles.

• TRADITION

De toutes les activités humaines, celle que préfère Horace, c’est la poésie lyrique : en dédiant ses Odes à Mécène, il espère que celui-ci les appréciera comme telles.

• OBJECTION

Une lecture aussi plate n’est digne ni du subtil Horace ni de ce Mécène qu’Agrippa accusait de pratiquer et de favoriser ce genre de « double écriture » qu’il dénommait cacozelia latens.

• PROPOSITION

L’ode est truffée d’attaques voilées contre Auguste, et associe étroitement Virgile à Mécène.

• JUSTIFICATION

1) Présence de Virgile :
– Le salut à Mécène (v. 1-2) est calqué sur les vers 40-41 de la deuxième géorgique (O decus, o famae merito pars maxima nostrae, / Maecenas).
– Les trois premiers exemples forment un bloc, avec la charnière du v. 6, qui suggère une sorte d’assimilation entre le char de l’olympionique et celui du triomphateur, lui-même rapproché du richissime accapareur. Or, Virgile avait déjà dénoncé cet inquiétant voisinage (Georg. II, 507 suiv., où la séquence condit… geminatus annonce, inversée, notre tergeminis… condidit).
– Cette réminiscence est aussitôt suivie d’une autre, bien plus prégnante encore, puisqu’elle touche au sujet ultrasensible des évictions de –41 –40 dont l’actuel maître de Rome avait été le maître d’œuvre, et le père de Virgile (alias Tityre) l’une des innombrables victimes. Pour dénoncer dans les Bucoliques ces iniques spoliations, Virgile avait dû jouer de toutes les ruses de l’écriture ; de même ici Horace. Il commence par un signal sans ambiguïté, c’est l’écho du vers 11 (Gaudentem patrios findere sarculos/Agros) au v. 513 de Georg. II (Agricola incuruo terram dimouit aratro), et laisse à notre sagacité de découvrir le reste de l’allusion (cf. infra).
– Toute la fin de l’ode, depuis Me doctarum…, reprend en miroir le fameux mouvement de Georg. II, 475-489 (Me uero… Musae… ; Sin..: « Etre un poète, ou vivre à l’ombre de… »). Les deux derniers vers ne font donc pas que répéter 29-30 : Horace dans un premier temps se considère comme simple lecteur (« les Lierres » sont ceux des « dieux » qui l’invitent en leur société), puis laisse à Mécène la décision de lui conférer ou non le titre de poète.
2) Attaques contre Auguste :
– Dans le bloc des v. 3-10, on relève au v. 6 (Terrarum dominos euehit ad deos) une redoutable équivoque qui fait que l’on ne peut savoir si ce sont les dieux qui sont « maîtres du monde », ou les « maîtres du monde » (tel Auguste) qui se prennent pour des dieux (comme Auguste). Quant à l’expression tergeminis… honoribus, elle paraît plus apte, quoi qu’on en dise, à référer au triple triomphe accordé au Prince en –29 qu’à la carrière des honneurs. Enfin, il est trop facile de voir dans le Richard des v. 9-10 une figure en l’air, alors qu’à la lettre Auguste possédait… tout.
– Passons sur ces cibles virtuellement interchangeables sous la plume d’Horace que sont le négociant, le soldat, le marin (« Marin » en I, 28 désignera l’assassin de Virgile), le chasseur (cf. III, 12), et arrêtons-nous un instant sur ce joyeux sybarite qui festoie en plein jour (on l’a pris pour Horace !), et qu’épinglera II, 7 en tant qu’Auguste lui-même (cf. aussi III, 28).
– Retour aux évictions : Attalicis condicionibus, 12 est la clé du passage, s’il est vrai que les Attalides étaient plus connus pour leurs expulsions forcées que pour leurs cadeaux aux paysans, et que l’expression ne peut donc signifier « à prix d’or » (doxa). L’équivalence Attale-Octave est vérifiée en II, 18. Il ne s’agit pas de transformer le paysan en marin, mais bien de le contraindre à l’exil, ce que le Tityre des Bucoliques refusa (numquam dimoueas).
– Maintenant, étonnons-nous qu’Horace ait tant besoin d’un praesidium, ou « protection, sauvegarde » (v. 2). Qu’à Mécène il survivrait peu, il le sait par prémonition (cf. II, 17).

 
 
 ACCUEIL  |   OPERA OMNIA  |   ŒUVRES CHOISIES  |   POSTÉRITÉ LITTÉRAIRE  |   ÉTUDES  |   TRADUCTIONS ANCIENNES 
[ XHTML 1.0 Strict ]  —  [ CSS ]