ACCUEIL  |   OPERA OMNIA  |   ŒUVRES CHOISIES  |   POSTÉRITÉ LITTÉRAIRE  |   ÉTUDES  |   TRADUCTIONS ANCIENNES 

CACOZELIA LATENS: Les Odes sous les Odes

UNE NOUVELLE LECTURE DES ODES D'HORACE

Traduction inédite et commentaires par Jean-Yves MALEUVRE

 

I, 4
 
L’âpre Hiver s’amollit sous la caresse du Zéphyr ;
Pour les remettre à l’eau, les treuils tractent les carènes ;
Le troupeau n’aime plus l’étable, ni le manant son feu ;
Les prés ne brillent plus de givre matinal.
 
Déjà Vénus mène la danse au clair de lune.
Se tenant par la main les Nymphes et les Grâces
Frappent le sol en alternance tandis que dans les forges
Puantes des Cyclopes Vulcain au feu s’active.
 
Ceignons, car c’est l’instant, de myrte vert nos fronts luisants ;
Piquons dans nos cheveux la fleurette extatique ;
A Faunus, c’est l’instant, immolons sous les bois ombreux
Une agnelle ou un bouc, selon ses préférences.
 
La pâle Mort pousse d’un pied égal la cabane du pauvre
Et le château des rois. O bienheureux Sestius,
Le bref total de notre vie nous interdit le long espoir.
Bientôt la nuit t’enfermera avec les Mânes,
 
Ces fables. Au palais de Pluton quand tu seras entré,
Fini de jouer aux dés la royauté du vin,
Fini de contempler le tendre Lycidas pour qui brûlent
Aujourd’hui tous les hommes, demain toutes les vierges.

• TRADITION

Le retour du printemps fournit à Horace l’occasion de rappeler à son ami Sestius que la vie est brève et qu’il faut en profiter avant qu’il ne soit trop tard.

• OBJECTION

On peut penser ce que l’on veut de cette morale à courte vue, mais un consul de Rome était-il le mieux indiqué pour se l’entendre prêcher ? Comme le montre la place de choix occupée par cette pièce dans le Recueil, c’est en sa qualité de consul que Sestius est honoré ainsi, ou censé l’être. Il n’exerça d’ailleurs sa tâche que six mois (juillet à décembre -23, en remplacement d’Auguste), de sorte que les v. 14 suiv., qui lui déconseillent d’entretenir un long espoir, car il rentrera bien vite dans l’obscurité, se chargent d’une tonalité plutôt grinçante et sarcastique (comme cet humour très spécial du v. 16, fabulae Manes : « oui, tu iras, que tu le veuilles ou non, chez les Mânes… qui n’existent pas »). Or, Horace n’avait aucune raison de malmener Sestius, un vieil ami, un compagnon d’armes, un fidèle de Brutus.

• PROPOSITION

Horace s’est éclipsé sur la pointe des pieds pour céder la parole à Auguste.

• JUSTIFICATION

On pouvait se douter qu’un poème qui fait une place si belle à la mort n’a rien d’un hymne au printemps. Mieux, le printemps y est tourné en dérision en tant que symbole de renouveau et d’espérance, tandis que l’hiver, que l’on croyait vaincu par les premiers beaux jours, triomphe au contraire, et sa brutale irruption dans la fête nocturne sous les traits de « la pâle Mort », au v. 13, ne devrait pas nous surprendre : il était chez lui. Dès le premier vers, on s’égare en traduisant grata uice ueris par « le doux retour du printemps », au lieu de comprendre que l’hiver est réchauffé «  par l’agréable office du printemps » : autrement dit, Hiver (avec lequel le locuteur s’identifie avec jubilation) n’a pas disparu, il revit au contraire sous la caresse de Printemps. Le verbe soluere, reflété en écho symétrique au dernier vers par tepebunt, et repris au v. 10 à propos de la terre, contient même un sens érotique très fort (« s’amollit » est une litote, « extatique » une traduction approchante), et tout à fait dans la note d’un poème sournoisement obsédé par l’exaltation de la pulsion sexuelle.
Vénus mène le bal dès le v. 4, et ne nous y trompons pas : si les Grâces sont dites decentes, ce n’est pas que leur tenue soit spécialement décente, puisqu’il faut les imaginer nues (cf. IV, 7) ; ni qu’elles aient de la pudeur, puisque leur danse alterno pede pourrait bien mimer par dérision celle de Vulcain, ce jaloux malodorant (grauis, 7, deux fois ; ardens : il flambe) que sa chère épouse se plaît tant à cocufier… comme Terentia cocufiait Mécène avec Auguste (elle aussi adorait la danse : comparer II, 12, 17-20). Relevons que dans l’ode précédente c’est Auguste lui-même qui boitait : le point de vue s’est inversé avec le changement de locuteur.
La strophe centrale reprend avec insistance le verbe decet, dans le même contre-emploi que decentes : il dit « cela convient », au sens de « c’est l’instant ». L’instant de quoi ? de l’orgie, mais une orgie où la mort se mêle intimement à la volupté. Il faut « s’entraver la tête » (impedire caput) avec la fleur de myrte qui symbolise autant la mort que l’amour ; il faut immoler à Faunus-Priape « une agnelle ou un bouc ». Etonnons-nous : le rituel romain n’ordonnait-il pas de sacrifier une victime mâle à un dieu mâle ? Il doit donc s’agir d’une « immolation » d’un tout autre genre, comme celle évoquée à la fin de l’ode I, 19, sauf que le choix du sexe est ici indifférent, sans doute pour complaire à un Sestius que l’énonciateur veut tenir pour bisexuel, si l’on en croit l’avant-dernier vers (nec tenerum Lycidan mirabere). Manifestement, le locuteur s’amuse bien aux dépens du dédicataire, mais aussi aux dépens de l’auteur lui-même, s’il est vrai que Lycidas est le masque d’Horace dans la neuvième bucolique de Virgile !

 
 
 ACCUEIL  |   OPERA OMNIA  |   ŒUVRES CHOISIES  |   POSTÉRITÉ LITTÉRAIRE  |   ÉTUDES  |   TRADUCTIONS ANCIENNES 
[ XHTML 1.0 Strict ]  —  [ CSS ]