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CACOZELIA LATENS: Les Odes sous les Odes

UNE NOUVELLE LECTURE DES ODES D'HORACE

Traduction inédite et commentaires par Jean-Yves MALEUVRE

 

I, 7
 
A d’autres de vanter la claire Rhodes, Mytilène,
Ephèse, Corinthe et ses deux mers,
La Thèbes de Bacchus, la Delphes d’Apollon,
Et les Vallons de Thessalie.
 
Certains n’ont d’autre idée que de chanter sans fin
La cité de la vierge Pallas
Et de s’orner le front d’un feuillage commun.
Beaucoup, en l’honneur de Junon,
 
Diront la riche Mycènes, Argos et ses chevaux…
Mon coup de foudre à moi, ce n’est
Ni l’endurante Sparte ni la grasse Larisse,
Mais la grotte sonore d’Albuna,
 
Les cascades de l’Anio, le bois de Tiburnus,
Les vergers où courent les eaux vives.
Tout comme Albus Notus souvent nettoie le ciel,
Loin d’engendrer pluies perpétuelles,
 
De même sagement, Plancus, à la tristesse
Et aux épreuves de la vie
Mets un terme avec un vin moelleux, que tu sois
Entouré d’enseignes militaires
 
Ou dans l’ombre de ton Tibur. A fuir son père
Teucer se préparait : alors
Il se ceignit le front de peuplier et dit
A ses amis qui s’affligeaient :
 
« Où que nous porte la Fortune, et mieux vaut-elle
Qu’un père, nous irons, camarades !
Rien n’est désespéré sous un chef tel que moi :
Le dieu véridique a promis
 
Qu’ailleurs il y aurait une autre Salamine.
Allons ! vous qui avez souvent
Connu pire avec moi, buvez, enivrez-vous,
Demain nous reprenons le Large. »

• TRADITION

A Plancus, éprouvé par la politique, Horace conseille aimablement de chercher le repos et les plaisirs dans ses propriétés de Tibur en attendant peut-être un retour de fortune.

• OBJECTION

L’ode ne saurait être amicale. Le portrait que l’on peut se faire de L. Munatius Plancus n’est guère flatteur : « maniaque de la trahison », selon un historien du temps, opportuniste corrompu, jouisseur, banqueteur, âme damnée d’Antoine dont il précipita la chute, sanguinaire, fratricide et sacrilège. Or, cette tache indélébile d’avoir proscrit, et ainsi condamné à mort, son propre frère, Horace ne la ravive-t-il pas en comparant Plancus à ce Teucer à qui son père Télamon reprochait de n’avoir rien fait pour empêcher la mort de son frère Ajax ? Ajoutons qu’entre Plancus et Pollion, dédicataire de II, 1, ami et protecteur de Virgile, il régnait une solide inimitié : or, le v. 27 (Teucro duce et auspice Teucro) veut manifestement rappeler le fameux passage de la quatrième bucolique où Virgile, plein d’ironie, se réjouit du retour de l’âge d’or grâce à « l’Enfant » Octave, mais « sous la direction et sous le consulat de Pollion » (Te consule… et… te duce). La différence, c’est, on va le voir, que Plancus se veut sérieux quand il annonce l’âge d’or.

• PROPOSITION

Horace étrille subtilement Plancus, tout comme il vient d’étriller Agrippa.

• JUSTIFICATION

Dans les quatorze premiers vers, Horace nous promène en quelque sorte, mais quand l’attaque vient, elle est plutôt fulgurante puisque, au lieu de dire à Plancus : « de même qu’il ne pleut pas toujours, de même ta situation peut s’améliorer demain », on lui conseille, puisque la pluie fait parfois place au beau temps, de noyer son amertume dans le vin ! La pointe se redouble d’une allusion au Poème 44 de Catulle, où celui-ci opposait deux types de personnes, ceux qui, comme César, voient en Tibur un lieu chic par excellence, et ceux qui, comme Catulle, apprécient ce séjour comme sabin, c’est-à-dire porteur de toutes les vieilles vertus romaines : me, 10 – tui, 21 (« ton Tibur n’est pas le mien »). A vrai dire, l’intention de ce tui pouvait échapper au destinataire, qui se trouvait être natif de Tibur, comme peut-être lui échappa la valeur allégorique de cet Albus Notus, mot à mot « le Notus blanc », le Notus étant ce vent du Sud qui déchaîne les tempêtes. Mais comment Notus peut-il être qualifié de « blanc » lorsqu’il obscurcit le ciel ? Comprenons donc que, selon une symbolique commune dans les Odes, Notus n’est ici qu’un masque pour le tout-puissant maître de Rome : intuition confirmée par l’écho numériquement pointé à l’épode 7 (v. 15, précisément), où Albus Pallor (« la Terreur Blanche ») figurait Octave. Plancus est donc à la totale merci du Notus, comme de la déesse Fortuna, à qui il fait allégeance au v. 25, et sans doute aussi au v. 23 lorsqu’il s’orne les tempes de peuplier (Tempora populea fertur uinxisse corona) : tempora signifie en effet aussi bien « les temps » (et, tendanciellement, la Fortune) que « les tempes », et les poètes ne se privent pas d’exploiter ce jeu de mots. Plancus est certes présomptueux, mais il n’est pas téméraire, et, avant de se décerner à lui-même le peuplier, feuillage d’Hercule et de Bacchus, gageons qu’il en couronne d’abord Fortuna-Notus, c’est-à-dire le Prince.
On sait que le 16 janvier -27, sur proposition du consulaire Plancus, le Sénat conféra solennellement au fils de César le titre d’Augustus : une nouvelle ère commençait, un âge d’or assurément. C’est sans doute à cela que fait allusion la harangue de Teucer à ses hommes : « Après la tourmente des guerres civiles, une nouvelle Salamine/Rome va surgir. Courage, demain nous relabourerons la mer immense… cap sur les Iles Bienheureuses ».

 
 
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