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CACOZELIA LATENS: Les Odes sous les Odes

UNE NOUVELLE LECTURE DES ODES D'HORACE

Traduction inédite et commentaires par Jean-Yves MALEUVRE

 

I, 10
 
Mercure, éloquent petit-fils d’Atlas,
Toi qui civilisas les premiers hommes
En éduquant leurs voix et en sculptant
Leurs corps à la palestre,
 
Je te chante, messager de Jupiter,
Toi qui inventas la lyre incurvée,
Toi qui peux dissimuler toute chose
Par de joyeux larcins.
 
Un jour, Apollon d’une voix terrible
T’intimait l’ordre de lui rendre ses bœufs
Dérobés par la ruse. Plus de carquois !
Le dieu ne put que rire.
 
Et c’est toi qui guidas le riche Priam
Au sortir d’Ilion pour qu’il échappe
Aux sentinelles et aux feux de camp
Des orgueilleux Atrides.
 
Les âmes pieuses, c’est toi qui les conduis
Au saint séjour ; les autres, ta baguette d’or
Contient leur vaine foule. Tu plais aux dieux
D’en haut comme d’en bas.

• TRADITION

Hymne à Mercure, identifié à l’Hermès grec. Simple exercice poétique inspiré d’Alcée.

• OBJECTION

Si Mercure n’est plus aujourd’hui qu’une statue de musée, ce n’était pas le cas au temps d’Horace, où l’appropriation par Auguste du statut divin, et en particulier sa mainmise sur Mercure (on bâtissait même des temples en l’honneur d’Auguste-Mercure), constituait un enjeu politique capital. Il suffit de lire les pièces I 2 et 24, II, 7 et 17, III, 11 aussi, pour se rendre compte qu’une bataille acharnée se livre dans les Odes afin d’arracher le dieu au Prince et le rendre au Poète. On a d’ailleurs peine à imaginer qu’ayant à célébrer Mercure, divin symbole de cette ambiguïté des êtres et des choses qui est au fondement même de l’écriture horatienne, l’auteur des Odes se serait contenté d’un traitement froid et conventionnel.

• PROPOSITION

Sous couvert de complaire à Auguste en inclinant vers lui le dieu Mercure, Horace en réalité ne lui fait cadeau que d’une idole : le dieu véritable saura lui faire expier ses crimes.

• JUSTIFICATION

Impossible de le nier, plusieurs signes nous orientent d’abord vers une association entre Mercure et Auguste : le mot nepos, 1 (« petit-fils », mais aussi « neveu », voire « mauvais sujet »), dont les poètes augustéens aimaient à se servir pour désigner le petit-neveu et néanmoins fils de Jules César (plus qu’adoptif, d’ailleurs) ; le mot puer, 10 (« l’Enfant »), très ciblé comme on l’a vu à propos de I, 5 et I, 8 ; magni Iouis, 5, en écho à la quatrième églogue (v. 49), où est chanté l’avènement d’un mystérieux puer, que peu d’exégètes savent identifier à Octave ; duce te, 13, rappel ostensible du dernier vers de I, 2 (duce te, Caesar), qui semblait, mais semblait seulement, assimiler Auguste au dieu Mercure. Quant à castra fefellit, 16, l’expression pourrait évoquer la première bataille de Philippes, où les troupes de Brutus (et d’Horace, qui commandait une légion) s’emparèrent du camp d’Octave, d’où celui-ci s’était enfui précipitamment : ce jour-là, Mercure lui sauva la mise, si l’on en croit II, 7, 13-14.
Même l’insistance sur la ruse, le vol, la tricherie qui caractérisent superficiellement le dieu pourrait à la rigueur passer pour un subtil hommage à celui qui n’avait réussi à se hisser au sommet du pouvoir que grâce à ces vertus d’un genre particulier. Horace aurait-il donc retourné sa veste ? La dernière strophe, consacrée à l’Hermès Psychopompe (« conducteur des âmes »), vient nous persuader du contraire grâce à un nouveau prodige de la « double écriture ». Au premier niveau de lecture, en effet, la distinction entre les âmes élues et les autres n’apparaît pas clairement : tous les morts, tel un troupeau, une cohue (leuem… turbam), sont soumis à la répression (verbe coercere) de la baguette d’or, en sorte que le prétendu « séjour fortuné » ressemble fort à une prison, ou un enclos (cf. I, 24, 16-18), et que l’on voit mal en quoi consiste la récompense des « âmes pieuses » (expression qui alors désignerait l’ensemble des défunts ?). Mais dès que l’on saisit la valeur adversative du coordonnant –que (v. 18), et l’affrontement de paires antithétiques (pias – leuem ; laetis – uirga ; animas – turbam ; reponis – coerces), Mercure apparaît comme le dieu juste et incorruptible qui rend à chacun selon ses œuvres. Oui, n’en déplaise à l’impérial locuteur de I, 4 ou de II, 13, et comme le proclame hautement III, 11, 28-29, il y a bel et bien une justice dans l’au-delà.
Dès lors, on peut relire l’ode avec d’autres yeux, et restituer l’unité du dieu. Oui, le Mercure vulgaire, le protecteur des menteurs et des fripons, Horace l’abandonne volontiers au maître de Rome, mais ce dieu-là n’est rien qu’une ombre, une vaine apparence. Mercure s’avance masqué, il cache son jeu (iocoso… furto, 7-8), et en cela ses vrais émules ne sont pas le tyran, ce fourbe et ce larron qui se drape dans la toge de la vertu, mais bien les poètes qui protègent sous un masque conventionnel, voire courtisanesque, l’intrépide pureté de leur cœur.

 
 
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