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CACOZELIA LATENS: Les Odes sous les Odes

UNE NOUVELLE LECTURE DES ODES D'HORACE

Traduction inédite et commentaires par Jean-Yves MALEUVRE

 

I, 28
 
– Tu mesurais le ciel et la terre, Archytas,
Tu comptais les grains de sable infinis,
Et te voilà cloué par un peu de poussière,
Une aumône, au pied du large Matinus.
 
A rien ne t’a servi d’explorer l’univers,
De ce brillant esprit voué au trépas :
Ils sont tous morts, Tantale commensal des dieux,
Tithon qui dans les airs fut enlevé,
 
Minos à qui le dieu révéla ses secrets…
L’enfer s’est refermé sur Pythagore,
Le deux fois mort, qui décrocha un bouclier
Pour attester d’une vie antérieure,
 
N’offrant à la noire Mort que ses nerfs et sa peau.
C’était à ton avis un fameux philosophe,
Pourtant. Mais une même nuit nous attend tous,
Nous prendrons tous le chemin sans retour :
 
Livrés par les Furies en spectacle au dieu Mars ;
Avalés par la vague dévoreuse…

– Oui, jeunes et moins jeunes meurent en foule. Proserpine
Est cruelle et n’épargne aucune tête.
 
Moi-même le Notus au déclin d’Orion
M’a englouti sous les flots d’Illyrie…
Mais n’oublie surtout pas, matelot, sur mes os,
Sur ma tête, de jeter une pincée
 
De ce sable ondoyant : qu’à ce prix t’épargnant,
Retombent sur les forêts de Venouse
Tous les coups dont l’Eurus menace l’Océan ;
Que sur toi de partout, de Jupiter
 
Et de Neptune qui veille sur la sainte Tarente,
Pleuvent les récompenses !... Il t’indiffère
De perpétrer un crime envers nos descendants ?
Attends ! La chance est capricieuse, tu peux
 
Rendre des comptes un jour. Nul rite expiatoire
Ne te délivrera de mes imprécations.
Tu as beau te hâter, je te rattraperai vite,
Même si tu jettes trois fois de la poussière.

• TRADITION

Un mort anonyme réclame une sépulture à un matelot de passage. Longtemps analysée comme un dialogue, la pièce est plutôt considérée aujourd’hui comme un monologue.

• OBJECTION

Qui est ce mystérieux défunt ? Que vient faire ici Archytas, mort depuis plus de trois siècles ? Pourquoi cette haine sauvage qui s’exhale contre ce grand homme ?

• PROPOSITION

I, 28 fait partie des six odes qu’Horace a consacrées à la dénonciation du meurtre de Virgile. Elle se divise en deux parties égales : à l’Assassin réplique le Poète.

• JUSTIFICATION

Eminent mathématicien, inventeur génial, penseur qui inspira Platon, homme d’Etat qui donna le modèle d’un gouvernement idéal à la tête de Tarente, le Pythagoricien Archytas est à coup sûr l’une des plus hautes figures de l’Antiquité. Un masque digne de Virgile, d’ailleurs associé de près à la ville de Tarente (cf. II, 6), et dont le nom, Maro/Maronem, transparaît d’emblée en filigrane sous les mots MARis et terrae nuMeRO et hAReNae MeNsOREM, tandis que pulueris exigui, 3 forme une presque pure anagramme de Publius Vergilius. Or, Archytas est couvert d’injures et de sarcasmes : « Te voilà bien avancé, tu n’es plus rien ; retenu (cohibent : tel Pirithoüs en II, 18) par ces grains de sable que tu prétendais compter (harenae, 1 et 23) ». Quant à l’immense Pythagore, il se voit ravaler au niveau d’un Tantale, ce parangon d’impiété ; pour ne pas le nommer, on l’affuble d’un sobriquet (Panthoiden, 10) ; la formule « le deux fois né » (cf. Epod. XV, 21), on la renverse en « deux fois mort » ; on se moque de son génie (v. 14-15 : vulgarité agressive) ; on tourne sa doctrine en dérision (v. 15-16)… Mais à travers Archytas et Pythagore, c’est la dignité même de l’esprit humain que le locuteur prend plaisir à souffleter. Car il exulte, il jubile, et va se lancer dans un triomphal catalogue des différentes morts qui nous menacent, quand il est coupé net dans son élan.
La voix qui lui réplique paraît d’abord abonder dans son sens, et son ironie n’est presque pas perceptible. C’est celle du mort (« Moi-même… », 21), mais c’est aussi celle de son porte-parole, qui y adhère totalement, comme le montre l’allusion aux forêts de Venouse, car seul Horace est habilité à formuler le vœu que la tempête frappe le lieu de sa naissance plutôt que le « Marin », en échange de la sépulture accordée au mort par celui-ci. Vœu suicidaire (ou prémonitoire ?), qui contribue, avec les extravagants unde potest, tibi defluat (v. 28), à dénoncer le monstrueux mercantilisme de qui prétend recevoir un salaire en échange d’un geste aussi minimal que celui de jeter un peu de poussière sur un cadavre. Telle fut pourtant l’attitude de l’empereur Auguste (Caesar en anagramme au v. 1 : CAREntiShAREnAE), qui, ramenant de Grèce le corps de Virgile, tira gloire de lui élever un tombeau. Car il n’en faut pas douter, le « Marin » (le même qu’en I, 3 ; c’est aussi le Notus, 22 : cf. I, 7, 16) a bel et bien inhumé « Archytas » : pulueris… munera, 3-4 (« le cadeau d’un peu de poussière »). Il faut donc rectifier l’erreur commise sur le dernier vers (licebit / Iniecto ter puluere curras) par la doxa qui, faisant fi de la valeur habituelle de licebit en de tels contextes (cf. III, 24, 3), veut que, son devoir accompli, l’homme reprenne sa route comme si de rien n’était. En fait, la Voix se situe dans une sorte de suspension temporelle où se télescopent l’instant où l’assassin va frapper, celui où il va enterrer sa victime (situation classique dans l’Anthologie Grecque), celui où il l’a enterrée. L’injonction des v. 23-25 (ne parce… harenae / ossibus et capiti) le montre aussi d’une façon saisissante, en jouant sur le verbe parcere (« n’épargne pas le sable / mes os et ma tête »). Précisément, il n’a épargné ni l’un ni l’autre, ce qui peut-être rassure sa conscience, assez large pour se moquer du tort irréparable qu’il a commis envers la postérité en tuant un tel génie (post modo te natis, 31 : non pas « tes fils » ! cf. postgenitis, III, 24, 30).

 
 
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