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CACOZELIA LATENS: Les Odes sous les Odes

UNE NOUVELLE LECTURE DES ODES D'HORACE

Traduction inédite et commentaires par Jean-Yves MALEUVRE

 

II, 7
 
Toi qui trompas souvent la mort à mes côtés,
Du temps où le Brutus conduisait des armées,
Qui donc t’a sorti d’exil et rendu
A ta patrie et au ciel d’Italie,
 
Pompée, mon vieux compère, meilleur des camarades,
Avec qui j’ai souvent brisé l’ennui des jours
Une coupe à la main, une couronne
Sur mes cheveux luisants de malabathre ?
 
Nous avons fait Philippes ensemble, et l’avons fui
Ensemble, après avoir jeté nos boucliers,
Quand le courage fut découragé
Et les fiers-à-bras le menton par terre.
 
Mais moi, pris de panique au fort de la mêlée,
Mercure m’enleva dans un épais nuage,
Tandis que toi, la vague bouillonnante
Te réaspira tout droit dans la guerre.
 
Donc, offre à Jupiter le sacrifice dû,
Et ton flanc fatigué par des guerres sans fin,
Couche-le à l’abri de mon laurier :
N’épargne pas les jarres qu’on t’a gardées.
 
Remplis-moi ces ciboires d’argent ; bois l’oubli
Dans les flots du Massique ; hors des conques profondes
Prodigue les parfums. Quelqu’un s’active-t-il
A tresser des couronnes d’ache humide
 
Et de myrte ? Vénus désigne-t-elle l’arbitre
De la beuverie ? Que commence la Bacchanale !
Je veux danser. Douceur de délirer
Le jour où l’on retrouve son ami.

• TRADITION

Horace fait fête à Pompeius, un ancien compagnon d’armes rentré en grâce auprès d’Auguste après des années de guerre et d’exil.

• OBJECTION

– Qui peut bien être ce Pompeius, cet intime entre les intimes (v. 5 : plus proche que Mécène, donc ? et que Virgile ?), dont le poète ne nous parle jamais par ailleurs, sauf, s’il s’agit de la même personne, dans l’ode II, 16 et dans l’épître I, 12 ?
– Il est certes légitime de se réjouir du retour d’un ami, mais cette débauche de luxe (argenterie, vins hors de prix, parfums et onguents orientaux), aussi bien que la frénésie qui se donne libre cours dans les deux dernières strophes, ne ressemblent guère au sobre Horace.
– Il n’y avait pas de déshonneur plus grand pour un soldat que de s’enfuir en jetant son bouclier. Or, l’énonciateur non seulement se vante presque d’avoir agi ainsi à Philippes (ou en tout cas trouve cela drôle), mais il se moque des Républicains vaincus à cette bataille si cruciale, se livrant même à un jeu de mots douteux sur le nom de Brutus (littéralement « stupide » : suggéré par la figure étymologique deducte… duce, 2). Rappelons qu’Horace resta fier toute sa vie d’avoir été choisi par Brutus – à 22 ans – pour commander une légion à Philippes.

• PROPOSITION

Horace s’est une nouvelle fois effacé devant le locuteur ennemi, l’empereur Auguste.

• JUSTIFICATION

La lâcheté d’Auguste sur les champs de bataille était notoire, et l’on sait en particulier qu’à Philippes il s’enfuit précipitamment lorsque son camp fut pris d’assaut par les troupes de Brutus (Horace en était !). Et c’est lui, ce pleutre, qui ose gifler des héros ; qualifier leur courage de « brisé » (fracta, 11, avec une suggestion d’effémination), lui qui ne sait que « briser l’ennui des jours avec de bonnes rasades » (v. 6-7) ! Ce prince qui se prenait pour un dieu trouve normal d’avoir été sauvé miraculeusement par un autre dieu, Mercure en l’occurrence : Horace joue là (comme en II, 17) de l’ambiguïté de cette divinité, protectrice des poètes, mais aussi des fripons. Même équivoque d’ailleurs à propos du laurier (v. 19), qui orne le front des poètes comme celui des généraux victorieux. Et l’homme qui avait fui devant Brutus se retrouva bel et bien, mais pas par ses mérites, général triomphant !
Donner un nom à son premier compagnon d’armes (prime, 5) n’est certes pas difficile. Seul Vipsanius Agrippa peut prétendre à ce titre. « Pompeius » n’est pas un mauvais pseudonyme pour celui qui vainquit Sextus Pompée à Nauloque, et l’étude de l’épître I, 12 ainsi que de l’ode II, 16 confirmera cette assimilation. Horace l’a surnommé Grosphus (= « Javelot »), ce que pourrait rappeler discrètement le Quiritem du v. 3, qui signifie « citoyen », mais avec cette particularité que le mot n’existe habituellement qu’au pluriel, ce qui pointe peut-être vers son sens étymologique, à savoir « Javelot ». Et une anagramme d’Agrippa ne se profile-t-elle pas sous le v. 17 : Ergo obligatam redde Ioui dapem ?
La date de composition n’est pas plus difficile à déterminer. Agrippa revient d’exil ? C’est en l’an -23 qu’il s’était retiré, sans doute pas de son plein gré (Pline évoque son « outrageante relégation », Hist. Nat. VII, 149), dans l’île de Lesbos. Mais il n’y resta pas longtemps : le voici rappelé, réjouissons-nous. Cependant, sous le ton de franche camaraderie perce l’avertissement : enivre-toi, mon ami, mais n’oublie pas que tu me dois tout (strophe 1), et regarde-moi comme ton Jupiter (strophe 5). Le tout pimenté d’une équivoque grivoise soufflée par la syntaxe des v. 18-19 (le latin latus, traduit ici par « le flanc », se prête bien au sens érotique).

 
 
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