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CACOZELIA LATENS: Les Odes sous les Odes

UNE NOUVELLE LECTURE DES ODES D'HORACE

Traduction inédite et commentaires par Jean-Yves MALEUVRE

 

II, 10
 
Si tu veux vivre mieux, Cilnius, que Licinius,
Et plus vieux, ne va pas toujours viser le large,
Sans pour autant t’approcher trop du littoral
Par peur des grains.
 
Médiocrité dorée ! quiconque la chérit
Est à l’abri de la misère, et peut dormir
Tranquillement dans un palais sans exciter
La Jalousie.
 
Il est bien plus secoué des vents, le pin géant ;
Plus hautes sont les tours, plus lourde aussi la chute,
Et la foudre se plaît à frapper en premier
Les hauts sommets.
 
Dans le malheur garder l’espoir, dans le bonheur
Craindre le pire, c’est la marque d’un esprit
Bien rôdé. Jupiter ramène les hivers,
Mais Jupiter
 
Les chasse aussi. Pluie aujourd’hui, beau temps demain.
Apollon quelquefois réveille sur sa lyre
La Muse qui dormait, et n’aime pas toujours
Bander son arc.
 
Avec zèle et courage au milieu des épreuves
Sers donc ton maître. Et sagement lorsque la brise
Souffle pour toi du bon côté, réduis les voiles
Qui trop se gonflent.

• TRADITION

Horace prône auprès de Licinius Muréna la philosophie aristotélicienne du juste milieu.

• OBJECTION

C’est un miracle de l’art horatien que d’avoir pu faire passer pour un chef-d’œuvre ce morose chapelet d’aphorismes. Les meilleurs critiques pensent sauver le poème par la considération du dédicataire, ce fameux conspirateur, ou prétendu tel, qu’Auguste, en -23, destitua de son consulat et fit exécuter sans formalités (cf. II, 2 ; III, 19) ; Muréna se trouvait être le beau-frère de Mécène, lequel fut dangereusement impliqué dans l’affaire. Mais de ce fait, la pièce, de soporifique qu’elle était, devient affreusement grinçante.

• PROPOSITION

On se trompe à la fois sur le destinataire et sur l’énonciateur : le premier est Mécène, le second est Auguste.

• JUSTIFICATION

– Ce ton sentencieux, supérieur, impertinent, vis-à-vis d’un personnage consulaire convient assurément mieux à l’empereur qu’au poète. L’homme, pardon, le dieu, se désigne d’ailleurs lui-même sous les traits de Jupiter (strophe 4) et d’Apollon (strophe 5), allusion saisie par maint commentateur. Moins reconnue en revanche, et c’est dommage, l’assimilation du Maître de Rome à la déesse « Médiocrité Dorée » qui trône dans la célèbre deuxième strophe. Les critiques s’accordent aujourd’hui à entendre « le juste milieu qui vaut de l’or », en se raillant de ce qu’ils appellent « le célèbre contresens » commis par ceux qui interprétaient l’expression au sens d’« une modeste aisance ». Hélas, les mots sont têtus et ne connaissent pas les oukases. Seul le contexte doit parler. Or, sous couvert de prêcher la juste mesure (« celui qui chérit Médiocrité Dorée ne logera ni dans un taudis ni dans un palais »), le locuteur estime en réalité que seule est belle la vie de château, ainsi que l’expriment la place de l’adjectif tutus, la reprise du verbe caret, et la mise en valeur de inuidenda. « Aime-la (= aime-moi), et tu seras riche ». Libre au lecteur, n’en déplaise au locuteur, de comprendre « médiocrité » en son acception la moins flatteuse, et « dorée » comme le signe et de l’hypocrisie du personnage et de sa séduction corruptrice.
– Notre hypothèse se vérifie dans la dernière strophe avec le jeu de mots tapi sous l’expression rebus angustis… adpare, où d’une part l’adjectif angustus (« étroit ») évoque infailliblement son virtuel antonyme, augustus, tandis que d’autre part l’injonctif adpare admet aussi bien un sens comme « obéis » que celui de « montre-toi » qu’on lui donne sans réfléchir. Pour trancher, il faut rapprocher ce verbe adparere du adparatus de l’ode I, 38, qui mettait secrètement en scène un tête-à-tête entre Auguste et son ministre au sens étymologique du terme, c’est-à-dire son serviteur, Mécène. Donc, « sers Anguste, je veux dire Auguste ».
– Mais qu’est-ce qui nous fait dire, malgré l’apparente évidence du vocatif Licini au v. 1, que ces vers s’adressent à Mécène plutôt qu’à Licinius ? La vraisemblance. Puisque, de l’avis d’excellents interprètes, la pièce fut composée après la destitution de Muréna, ne faudrait-il pas s’étonner que, dans le bref intervalle qui séparait l’ex-consul de sa mort tragique, Horace ait trouvé le temps de le mettre en garde contre le danger mortel qui le guettait ? Non, la réalité doit être que l’édition des Odes parut après l’exécution de Muréna (cf. II, 2 ; III, 19), et qu’il serait particulièrement sinistre d’encourager un mort en sursis à « bien vivre » (uiues, 1 : « tu vivras » !), et de lui faire briller des lendemains qui chantent (non, si male nunc…, 17). Muréna est donc mort, et le vocatif Licini masque un génitif en fonction d’ablatif de comparaison, un vulgarisme bien digne du locuteur ; dessous, court l’anagramme Cilni, nom gentilice de ce Mécène qu’évoque encore aux v. 11-12 une ostensible réminiscence de son Prométhée.

 
 
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