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CACOZELIA LATENS: Les Odes sous les Odes

UNE NOUVELLE LECTURE DES ODES D'HORACE

Traduction inédite et commentaires par Jean-Yves MALEUVRE

 

II, 16
 
La paix, c’est le seul vœu du malheureux marin
Surpris en pleine mer quand la noire tourmente
Dérobe à ses regards la lune et les étoiles,
Tous ses repères.
 
C’est le rêve du Thrace assoiffé de combats ;
C’est le rêve du Mède au carquois bariolé,
Mais ni joyaux, Grosphus, ni pourpre, or ou argent
Ne nous l’achètent.
 
Non, nul trésor, non, nul licteur, fût-on consul,
N’a pouvoir de calmer l’émeute des passions
Ni les mille soucis qui voltigent autour des
Lambris dorés.
 
Il vit très bien de peu, celui qui voit briller,
Seul luxe sur sa table, la salière ancestrale,
Sans laisser ni la peur ni le désir sordide
Troubler son somme.
 
Pourquoi tant de javelots pour une vie si brève ?
Pourquoi oublions-nous ce pays qu’illumine
Un soleil différent ? Un exilé peut-il
Se fuir soi-même ?
 
Sur les vaisseaux de bronze invitée clandestine,
Elle galope aussi avec les escadrons,
Plus vite que la biche, plus vite que l’Eurus,
L’affreuse Angoisse.
 
Heureux ici et maintenant, envoie au diable
L’angoisse du futur, et souris pour diluer
L’amertume des jours, car il n’existe pas
De bonheur pur.
 
Par une prompte mort Achille paya sa gloire,
Tandis qu’à petit feu Tithon fut consumé,
Et ce qu’à toi l’Instant refuse, à moi peut-être
Il l’offrira.
 
Cent troupeaux en Sicile autour de toi mugissent ;
Tes purs-sangs te saluent de leurs hennissements ;
Tu portes des habits que la pourpre africaine
A deux fois teints.
 
Moi, j’ai reçu en lot de la Parque infaillible
Juste quelques arpents, le souffle délicat
De la Camène grecque, et l’art de mépriser
Tous les envieux.

• TRADITION

A Grosphus, un inconnu, Horace montre que la richesse ne saurait nous apporter la sérénité si nous ne savons pas limiter nos besoins et réfréner nos désirs.

• OBJECTION

L’ode est-elle amicale ou hostile ? Pour bien le savoir, il serait crucial de percer à jour la véritable identité du destinataire, ce à quoi les exégètes renoncent trop facilement.

• PROPOSITION

Grosphus masque Vipsanius Agrippa, numéro 2 du Régime, à qui Horace lance ce superbe défi.

• JUSTIFICATION

Si l’on ne fait en général aucune difficulté pour identifier ce Grosphus au Pompeius Grosphus de l’épître I, 12, il n’en va pas de même en ce qui concerne le Pompeius de l’ode II, 7, malgré ses points communs avec le dédicataire de II, 16 : c’est un soldat, il est riche, il connaît ou a connu l’exil. L’exégèse se retrouve ainsi avec deux inconnus au lieu d’un, se condamnant à ne comprendre ni l’épître ni les deux odes. L’hypothèse Agrippa résout tous les problèmes.
Rappelons qu’Agrippa était un homme de guerre qui s’était particulièrement illustré dans les batailles navales. Richissime, bien sûr, et possédant notamment d’immenses domaines en Sicile (Ep. I, 12), il accéda au consulat, et fut exilé (ou s’exila, on en discute) en -23, date où nous placerons donc cette ode. La véritable identité de Grosphus se dévoile alors progressivement au fil des strophes : le marin (str. 1) ; le soldat (str. 2, avec anagramme à l’appui : PhARetRAdecoRIGRoSPheNoNGemmIS… PuRPuRAVeNA…) ; le consulaire (str. 3) ; l’exilé (str. 5) ; le marin et le cavalier (str. 6) ; l’émule d’Achille (str. 8) ; le riche propriétaire terrien en son ranch de Sicile (str. 9-10).
La spécificité militaire du personnage est très fortement affirmée, d’abord dans son pseudonyme même, s’il est vrai que grosphus signifie en grec « javelot », équivalent donc du vocable quiris, qui qualifie Pompeius en II, 7 (te… Quiritem). Cet homme ne sait rien faire d’autre apparemment que « lancer le javelot », y compris contre ses démons intérieurs et son angoisse existentielle (v. 17) ; ou alors il embarque sur un navire de guerre, ou galope avec ses escadrons. La comparaison avec Achille prend une signification particulière du fait qu’elle se retrouve dans l’ode I, 6, ouvertement dédiée à Vipsanius Agrippa, et avec laquelle la présente pièce offre d’autres points de ressemblance, par exemple l’ironique juxtaposition breui fortes du v. 17, reflet du tenues grandia, au v. 9 de I, 6.
Pour braver Agrippa en face, le poète devait prendre d’énormes précautions ; sous un pseudonyme, le risque était à peine moindre, et il faut au lecteur toute sa vigilance pour réussir à compter les coups. Ainsi, quand elle énonce que les Thraces et les Parthes savent que la paix ne s’achète pas, la strophe 2 peut sembler tout à fait inoffensive si l’on n’observe pas que Grosphus est vertement interpellé à ce sujet (rejet et triple négation), comme s’il pensait, lui, que la paix s’achète. Allusion, en liaison avec l’épître I, 12, aux accords secrets signés avec les Parthes pour obtenir la paix à l’Est. Y eut-il les mêmes tractations avec les Thraces ?
C’est sur un autre plan que se situe la strophe 4, le plan métaphysique, mais là aussi Horace s’avance masqué. En apparence, il dit : « à quoi bon s’exiler ? on ne se fuit pas ». Seulement, comme le but de l’exilé n’est pas de se fuir, on en déduira que le poète a en vue la patrie spirituelle, d’où se coupe le ruffian dans le vain espoir de jouir paisiblement de ses rapines.
Quant au coup de grâce que constituent les trois derniers mots du poème (malignum / spernere uolgus), on est étonné de voir que les commentateurs ne s’en rendent même pas compte, tant ils ont de répugnance, ici comme en III, 1, 1, à concevoir que des riches et des puissants puissent être rangés parmi « le vulgaire », et méprisés comme tels.

 
 
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