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CACOZELIA LATENS: Les Odes sous les Odes

UNE NOUVELLE LECTURE DES ODES D'HORACE

Traduction inédite et commentaires par Jean-Yves MALEUVRE

 

III, 2
 
-Souffrir avec amour l’étroite Pauvreté,
Tout jeune doit l’apprendre, endurci par l’armée ;
Que de sa lance redoutable
Il harcèle à cheval les farouches Parthes ;
 
Qu’il passe sa vie sous le dieu et qu’il connaisse
Les alarmes ; que du haut des remparts ennemis
L’épouse du despote en guerre
Et la vierge nubile, l’apercevant,
 
Soupirent à l’idée que le fiancé royal,
Novice, aille aborder l’inabordable lion
Qu’une colère sanguinaire
Entraîne à travers meurtres et massacres.
 
Mourir pour la patrie, c’est un sort doux et beau.
La mort tout aussi bien rattrape le fuyard,
Sans merci pour les dos craintifs
Et les jarrets d’une jeunesse pleutre.
 

 
-La Vertu ne craint pas les humiliants revers,
Car rien ne peut ternir les honneurs dont elle brille ;
Elle ne prend ni ne rend les haches
Au bon plaisir du souffle populaire ;
 
Ouvrant le ciel à ceux qui ne doivent mourir,
La Vertu s’aventure en des voies interdites ;
Elle s’envole à tire-d’aile
Loin du vulgaire et de ses marécages.
 
Un silence fidèle a toujours son salaire ;
A qui a divulgué les secrets de Cérès
J’interdirai de venir vivre
Sous les mêmes poutres que moi, et avec moi
 
De lever l’ancre : souventes fois Dieu notre Père,
Outragé par l’impie, a frappé l’innocent ;
Mais rarement le Châtiment
Quoique en boitant, a manqué le coupable.

• TRADITION

Horace recommande aux jeunes gens les vertus militaires, avant d’ajouter, sans transition aucune, qu’il faut savoir garder le silence à l’égard des choses saintes.

• OBJECTION

J. Perret s’étonnait que le poète « partage ici, sans la critiquer, une idéologie traditionnelle, étroitement nationale », prônant une éducation où l’apprentissage de la guerre tient, dirait-on, une place exclusive. Et puis, qu’il soit « doux et beau de mourir pour la patrie », peut-être, mais gardons-nous de décontextualiser la formule, et rendons-nous compte qu’Ego tourne en dérision le sacrifice héroïque en ajoutant que, de toute façon, les fuyards meurent aussi ! Enfin, l’incapacité de la doxa à relier les deux strophes finales aux six autres scelle sa faillite.

• PROPOSITION

L’ode, à la manière des pièces I, 19 et I, 28, se partage en deux répliques égales, la première devant être assignée au locuteur ennemi (le Prince), la seconde au Poète sua persona.

• JUSTIFICATION

Dans la première partie, donc, Horace persifle l’idéologie augustéenne par la bouche même d’Auguste. Le lecteur peut ainsi mesurer à quel point il est indécent pour ce sybarite de vanter les vertus guerrières, pour ce piètre cavalier d’inciter les jeunes gens à « harceler les Parthes à cheval » (comparer puer… eques, 2-4 à nescit equo rudis / Haerere… puer, III, 24, 54-55), pour ce lâche (cf. II, 7) d’exalter le courage des héros morts pour la patrie.
Dès le premier vers, l’adverbe amice (« amicalement », « avec amour ») a causé à juste titre la perplexité des critiques. Mais nul besoin de corriger le texte dès lors que l’on personnifierait Pauperies (« Pauvreté »), comme y incite discrètement son épithète, paronomase d’Augustus. L’expression Angusta Pauperies viendrait ainsi s’ajouter à la liste des hétéronymes d’Auguste, au même titre que Tarda Necessitas (I, 2), Albus Notus (I, 7), Aurea Mediocritas (II, 10), et autres. Et lorsqu’en III, 24 on verra ressurgir Pauperies pour nous ordonner (iubet : comme ici) « de tout faire et de tout subir », on n’aura aucun mal à démasquer « cette grande honte », d’autant que le verbe pati y renvoie explicitement au premier vers de notre III, 2 ; le uirum expertae de III, 14, 11 en sera un autre écho, aussi discret que grinçant. La jeunesse romaine est donc engagée à se soumettre en tout à son seigneur et maître, vrai dieu sur terre, selon la suggestion de l’ambigu sub diuo au v. 5 (« en plein air », « sous Jupiter » : cf. II, 3, 23). Quant à l’empathie si forte qui unit l’énonciateur à la famille royale ennemie, elle s’entend à merveille de la part d’un tyran pour son pareil (tyranni, 7 : cf. III, 1).
Le fuyard de Philippes était évidemment bien placé pour savoir que la mort vous colle aux talons quand vous courez pour sauver votre peau, mais l’allusion qu’il a en tête, on s’en doute, est tout autre, et ne s’éclaire à vrai dire que par les deux strophes suivantes (5 et 6), soudées par l’anaphore du mot Virtus. L’indice à saisir repose sur aut ponit, 19, tant il est exceptionnel qu’un magistrat romain – un consul (cf. l’écho à IV, 9, 39 suiv.) – ait eu à se démettre de sa charge, chose qui advint pourtant à Muréna (évoqué par l’écho à II, 2, 5-8) sous la pression d’Auguste, cette pure émanation du « souffle populaire », aurae popularis (uolgaris, 23 rappelle son assimilation à uolgus en III, 1). On sait que, selon la version officielle, Muréna fut tué alors qu’il s’enfuyait (cf. II, 10 ; III, 19) : d’où l’odieux sarcasme des vers 15-16.
Voilà résolue du même coup la torturante question du lien unissant les deux dernières strophes au reste de la pièce. Il s’agit du secret entourant l’affaire Muréna, du danger d’en parler, de la trahison de Terentia qui, habitant « sous les mêmes poutres » que Mécène, le met en danger, lui et ses amis (cf. III, 16, 11-13). Mais gloire à Muréna, « mort injustement » (double sens de immeritis mori, 21 : réplique à mori, 13), et digne d’être à jamais associé à Virgile, cet autre héros (double écho de 21-24 à II, 20, 1-5, et de 31-32 à I, 28, 30-36).

 
 
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