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CACOZELIA LATENS: Les Odes sous les Odes

UNE NOUVELLE LECTURE DES ODES D'HORACE

Traduction inédite et commentaires par Jean-Yves MALEUVRE

 

III, 16
 
La tour était de bronze et les portes de chêne,
Les chiens montraient les dents et faisaient sentinelle :
Cela devait suffire à garder Danaé
Des adultères de la nuit
 
Si du pauvre Acrisius, geôlier tremblant de peur,
Jupiter et Vénus ne s’étaient pas moqués,
Certains que le chemin s’aplanirait devant
Le dieu changé en pièces d’or.
 
L’or se fraye un chemin au milieu des épées,
Il transperce la pierre avec plus de puissance
Que le choc de la foudre ; de l’augure d’Argos
La famille fut engloutie
 
Par la cupidité ; l’homme de Macédoine
Pour prendre les cités et saper ses rivaux
Distribuait des cadeaux ; au filet des cadeaux
De fiers amiraux se font prendre.
 
Augmente ton trésor, augmente ton tourment,
Insatiablement. J’ai toujours eu horreur
D’attirer les regards en dressant haut la tête,
Mécène, honneur des chevaliers.
 
Plus l'on sait se restreindre et borner ses désirs,
Plus on reçoit des dieux. Voici que, nu, je gagne
Le camp des renonçants : transfuge que je suis,
Déserteur du parti des riches,
 
Maître plus glorieux d’un bien que l’on dédaigne
Que si dans mes greniers je passais pour stocker
Tout le grain récolté dans les champs d’Apulie,
Pauvre entre de grandes richesses.
 
Juste un filet d’eau pure, un bois de peu d’arpents,
Et la sécurité de ma propre moisson :
Le maître flamboyant de la fertile Afrique
Ne sait pas qu’il devrait m’envier.
 
L’abeille de Calabre ne m’offre pas son miel ;
Bacchus ne vieillit pas pour moi dans une amphore
Lestrygonne ; je n’ai pas dans les prairies gauloises
D’épaisses toisons qui s’accroissent.
 
Mais je ne connais pas l’indigence importune,
Et si je voulais plus, tu me l’accorderais ;
C’est en rétrécissant le champ de mon désir
Que j’étendrai mon revenu,
 
Mieux que si j’unissais le royaume d’Alyatte
Aux plaines mygdoniennes ; qui demande beaucoup,
Il lui manque beaucoup ; c’est bien, si Dieu nous donne
Suffisamment, avec mesure.

• TRADITION

Horace explique à Mécène que, si l’or est terriblement puissant, on peut toutefois lui résister en se disciplinant soi-même. La vraie richesse, c’est de savoir borner ses désirs.

• OBJECTION

1) De Danaé enfermée dans sa tour à Horace jouissant sereinement de son petit domaine sabin, la distance n’est pas mince, et l’on peine à voir l’unité de la pièce : la raideur de la transition entre la quatrième et la cinquième strophes, en particulier, fait problème.
2) N’y a-t-il pas quelque indélicatesse à dédier au richissime Mécène cette diatribe contre les richesses ?
3) Comment Horace, qui ne fut jamais riche, peut-il se présenter comme un déserteur du camp des riches (strophe 6) ? Quelle fut donc l’occasion de ce poème ?

• PROPOSITION

Horace joue sur la métaphore implicite entre le désir de l’or et le désir tout court. Si l’on considérait que Mécène est le véritable locuteur des trois strophes centrales, on obtiendrait un plan pleinement satisfaisant tout en supprimant la note offensante envers le dédicataire.

• JUSTIFICATION

Séparées par un médaillon central de douze vers, deux parties de seize vers chacune se répondent symétriquement. A la puissance de l’or fait face le tranquille bonheur d’Horace (beatior, 32 s’applique autant à la richesse qu’au bonheur) ; à la corruption quasi universelle qui conquiert les consciences et vient détruire les vies, la paix de l’âme désintéressée ; au triomphe sarcastique de Jupiter et de Vénus la défaite du maître du monde qui, ironiquement, ne sait même pas qu’il est vaincu (v. 32). Or, ce maître du monde, ce Jupiter terrestre, Horace n’a pas ménagé les signes pour qu’on le reconnaisse. Car qui d’autre qu’Auguste à l’époque possède l’Europe (strophes 7 et 9), l’Afrique (strophe 8) et l’Asie (strophe 11) ? Qui d’autre « resplendit » des insignes impériaux (fulgentem imperio, 31 : cf. fulgentia signis / castra, I, 7, 19-20) ?
Parler à Mécène de Danaé n’est certainement pas innocent. Comme l’héroïne mythologique, Terentia s’est trouvée exposée à la convoitise du grand « adultère nocturne » contre lequel les odes III, 2 et III, 7 la mettaient en garde ; et des robustes portes censées la protéger (asperas… foris, III, 10, 2-3) l’impérial amant se joue aussi aisément que le fit Jupiter (robustae… fores, 2). Mécène tient le mauvais rôle : comme Acrisius, il sera ridiculisé (risissent, 7) ; comme le devin d’Argos, Amphiaraos, il risque de mener sa maison à la ruine totale (avertissement renouvelé de l’ode III, 2). Rien ne résiste à son rival, qui par son or s’empare des femmes, des villes, des navires : allusion transparente à ce commandant de la flotte de Sextus Pompée, un certain Ménas, qu’Octave corrompit à deux reprises. Mécène a beau posséder une fortune considérable, il ne fait pas le poids face à l’Or personnifié…
Viennent alors les trois strophes centrales. Quelle gifle pour Mécène s’il fallait supposer qu’elles sont prononcées par Horace ! Mécène, on le sait, refusa toujours d’entrer au sénat, préférant s’en tenir à son statut de chevalier : iure perhorrui, « j’ai toujours eu horreur, et m’en suis toujours bien trouvé… », pouvait-il donc dire. De quel droit Horace s’approprierait-il cette attitude si caractéristique de son protecteur et ami ? Il est vrai qu’il l’a détournée de sa signification politique pour l’appliquer à la richesse, mais ce faisant il aggrave son cas, puisqu’il prétend maintenant faire la leçon à son milliardaire d’ami, qui ne passait pas spécialement pour dissimuler sa fortune, bien au contraire (Sén. Lettres à Lucilius, 114, 9 ; Pline, Hist. Nat. VIII, 170). A cela s’ajoute l’invraisemblance de cette soudaine conversion qui aurait décidé Horace à passer, sans armes ni bagages (nudus), du camp des riches à celui des pauvres. Or, on ne voit ni quand il fut jamais riche, ni à quel titre il peut, bien après la défaite de Philippes, qui le ruina en effet, se qualifier de nudus (« nu » : ruiné, donc ?). Ce n’est qu’en désespoir de cause, et sans grande conviction, que les commentateurs forment l’hypothèse que le poète fait ici allusion à son refus, attesté par les sources, de devenir secrétaire particulier du Prince.
En revanche, si c’est Mécène qui s’exprime dans ces douze vers, tout devient parfaitement clair. Horace n’est plus ni un singe ni un donneur de leçons, et la formule iure perhorrui a bien le sens qu’elle doit avoir, c’est-à-dire qu’elle concerne l’ambition politique. Quant à l’événement déclencheur de sa conversion, le lecteur des Odes n’a pas besoin de le chercher bien longtemps. Dès l’ode I, 5, l’épée de Damoclès était suspendue sur la tête du trop crédule mari ; et l’avant-dernière pièce du « cycle de Mécène et Terentia » (IV, 11), enregistrera l’inévitable catastrophe (v. 25-28). Mais, sans sortir du troisième livre, remarquons que, comme l’ode 16 équilibre symétriquement les pièces 9 et 10 envisagées comme un tout (cf. La mort de Virgile, p. 49), il serait assez bien venu que Mécène prenne ici sa revanche sur Lydia-Lyké, et qu’à l’expulsion de Chloé réponde celle de sa rivale. Revanche aussi, par la même occasion, sur le « souverain de Perse » mentionné au v. 4 de l’ode 9, puisque ce vers et le vers 41 de l’ode 16, évoquant la victoire du sage sur certain roi d’Asie mineure, occupent par rapport à l’ode-pivot (12) des positions rigoureusement symétriques (cf. La mort de Virgile, p. 50). Donc, Mécène, une fois de plus, s’est décidé à renoncer à son épouse destructrice. Il a compris la folie de prétendre combattre Auguste avec ses propres armes, de lutter sur le même terrain (même message en III, 20).
Tel est le secret de l’ode III, 16, que le poète, naturellement, a pris soin de cadenasser par le subterfuge du faux vocatif, déjà utilisé en II, 10, notamment, et qui sera réemployé en IV, 12 : Maecenas, equitum decus, 20. Que ce vocatif vienne se surajouter fort lourdement au corps de la phrase, c’est ce que certains esprits aiguisés n’avaient pas manqué d’observer, et par exemple, plutôt que d’attribuer à Horace une telle faute de rythme, le critique anglais K. Quinn préconise de rattacher cette apostrophe à ce qui suit plutôt qu’à ce qui précède. Remède bien insuffisant pourtant, et qui ne fait que déplacer le problème, alors que la transformation de ce vocatif en apposition au sujet le résout.
La transformation métaphorique de la passion amoureuse en passion de l’argent n’a rien pour surprendre dans une ode qui s’ouvre avec la métamorphose de l’Amant en pièces d’or, et venant d’un auteur qui se plaît régulièrement à associer ces deux « maladies de l’âme », par exemple dans la première des épîtres, adressée à ce même Mécène (v. 33), dans la deuxième (v. 55 suiv.) ou encore dans la dix-huitième (v. 98 : semper inops… cupido : cf. ici magnas inter opes inops, 28). Dans les Odes, on le verra encore en III, 29 et IV, 11 déguiser en cupidité l’amour suicidaire de Mécène pour Terentia, et ici même, aux v. 17-18 il applique aux esclaves de l’argent un trait qui dans Lucrèce visait les victimes de l’amour (De Nat. IV, 1133 suiv.) : ainsi en III, 24, 62-64.
Accusant Mécène de « cacozélie invisible », Vipsanius Agrippa spécifiait que cette coupable écriture s’obtenait essentiellement par l’usage de communia uerba, ou « mots à double sens ».
C’est dire que le dédicataire de l’ode III, 16 n’eut pas grand mal à suivre la souveraine métaphore qui, à travers des termes comme fames, « la faim », nudus, « nu » (cf. I, 5, 13-16 ; I, 14, 4), cupiens, « désirant », cupido, « le désir », voire inops, « indigent » et res, « la possession », gouverne le discours tout entier et en forme la trame, sans jamais s’avouer au grand jour.

 
 
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