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CACOZELIA LATENS: Les Odes sous les Odes

UNE NOUVELLE LECTURE DES ODES D'HORACE

Traduction inédite et commentaires par Jean-Yves MALEUVRE

 

IV, 4
 
Tel le roi des oiseaux, ministre de la foudre,
A qui le roi des dieux soumit le peuple ailé,
En paiement de sa loyauté
Dans l’enlèvement du blond Ganymède :
 
Sa jeunesse un beau jour et une force innée
L’ont jeté hors du nid, ignorant des fatigues,
Et dans un ciel pur de nuages
Les vents printaniers lui ont enseigné,
 
Tremblant, son premier vol ; puis sur les bergeries
Son élan l’a précipité ; enfin le goût
De la ripaille et du combat
L’a fait braver les serpents belliqueux –
 
Tel, aperçu trop tard par la chèvre vouée
A périr sous sa dent, alors qu’elle paissait
Dans les prés verdoyants, le lion
Juste sevré de la fauve mamelle :
 
Tel ils ont vu Drusus qui guerroyait
Au pied des Alpes de Rhétie, les Vindélices
(D’où leur vient la coutume qui
Toujours de la hache des Amazones
 
Arme leur main, j’ai omis de m’en informer :
Il est impie de tout savoir), leurs bandes donc,
Longtemps et au loin victorieuses,
Vaincues à leur tour par sa stratégie,
 
Ont appris ce que peuvent l’esprit, le caractère,
Quand ils sont éduqués sous un toit favorable,
Et ce qu’a pu le cœur d’un père
Tel qu’Auguste sur les jeunes Nérons.
 
Les forts naissent des forts, les bons naissent des bons :
Chez les chevaux, chez les taureaux, de père en fils
La valeur se transmet : les aigles
N’engendrent pas la timide colombe.
 
Mais l’étude promeut les brutes énergies,
La bonne éducation vient fortifier le cœur.
Partout où la morale manque,
Le vice enlaidit les âmes bien nées.
 
Quelle dette tu as, Rome, envers les Nérons,
Le Métaure en témoigne, et Hannibal défait,
Et ce beau jour qui, dissipant
Enfin les ténèbres sur le Latium,
 
Nous fit le don souriant de la victoire quand
L’Africain chevauchait, sinistre, par nos villes,
Comme la flamme dans les pins,
Comme l’Eurus sur les eaux siciliennes.
 
Sans cesse depuis lors la jeunesse romaine
S’est nourrie de succès, et nos temples pillés
Par le Punique sacrilège
Ont vu leurs dieux rétablis sur leurs socles.
 
Le perfide Hannibal enfin se lamenta :
« Nous qui sommes des cerfs, la proie des loups rapaces,
Nous provoquons des gens auxquels
C’est grand triomphe d’échapper par la ruse.
 
Cette race échappée à Ilion en cendres,
Qui, ballottée par la mer étrusque, amena
Jusqu’aux villes de l’Ausonie
Ses fils, ses vieillards, ses objets sacrés,
 
Tel le chêne émondé au tranchant de la hache
Sur l’Algide fécond en noires frondaisons,
A travers pertes et massacres
Tire du fer sa substance et sa vie.
 
L’Hydre qui contre Hercule outré de sa défaite
S’accrut sur ses tronçons n’était pas plus coriace ;
De pire monstre ni Colchos
N’en a produit, ni la Thèbes d’Echion.
 
Plonge-le dans l’abîme, il en ressort plus beau ;
Lutte, il se couvrira de gloire à tes dépens
Sans même t’avoir effleuré,
Et ses exploits feront parler les femmes.
 
Mais c’en est bien fini des orgueilleux messages
Que j’envoyais naguère à Carthage ; il est mort,
L’Espoir, elle est morte la Chance
De notre nom, puisque Hasdrubal n’est plus. »
 
Il n’est rien que les mains claudiennes n’accomplissent,
Protégées qu’elles sont par la bénignité
De Jupiter ; adresse et ruse
Aux écueils pointus les arracheront.

• TRADITION

C’est une pièce officielle commanditée par Auguste pour glorifier son beau-fils Drusus, vainqueur des Vindélices, et sa propre personne par la même occasion. Si ce poème a pu avoir dans le passé des admirateurs inconditionnels, on s’accorde aujourd’hui, quoique à des degrés divers, à lui reprocher un certain nombre de faiblesses : froideur, rhétorique, maladresse, mauvais goût, surcharge…

• OBJECTION

Soit on cherche à minimiser ces critiques, voire à les ignorer complètement ; soit on impute la faute à l’insuffisance du poète. Aucune de ces deux attitudes ne rend justice au génie horatien. Ne devrait-on pas plutôt se demander quelles sont les véritables intentions de l’auteur, et si ce que nous prenons pour des bévues ne s’intègre pas pleinement à un projet qui peut-être échappe au premier abord.

• PROPOSITION

Cette ode qui, avec ses 76 vers, arrive, pour la longueur, à égalité avec III, 27, et juste après III, 4 (80 vers), ne le cède en rien pour la férocité à ces deux pièces, donnant comme elles, même si c’est moins largement, la parole à l’Ennemi.

• JUSTIFICATION

D’emblée, audacieux comme l’aiglon qu’il décrit, Horace s’élance dans le vide pour un envol qui s’étend d’une seule traite sur sept strophes entières. Le souffle, l’emphase, les images sublimes, l’anacoluthe même (rupture de construction) : c’est évident, Horace pindarise ! Le problème, c’est que l’ode 2 nous avait avertis que l’imitation de Pindare se traduit immanquablement par la catastrophe. Arrive donc ce qui devait arriver : l’imprudent Icare vient se briser à grand fracas sous nos yeux amusés. Nul besoin d’ajouter que le premier amusé est Horace lui-même, qui pour l’occasion a laissé le calame à… Julle Antoine. De l’emphase à l’enflure il n’y a qu’un pas, mais Horace attend dix-huit vers avant de nous signifier que nous l’avons franchi. La pédante et cocasse parenthèse des v. 18-22 fait fonction de clin d’œil, et si nous étions dupes de ce « grand style », nous voilà détrompés. Et dégrisés.
Après cette récréation, le poète, redevenu sérieux, s’engage dans une réflexion philosophique sur le difficile problème de l’importance relative de l’acquis et de l’inné dans l’éducation (str. 8 et 9). En apparence, ce développement tourne à l’éloge d’Auguste, qui, à lire vite la strophe 7, a su élever ses beaux-fils selon les bons principes. Mais cette lecture « politiquement correcte » dépendait largement du crédit accordé aux six strophes précédentes, lequel, comme on vient de le voir, est nul. Aussi cette strophe 7 laisse-t-elle grand ouverte la possibilité que le second membre syntaxique (« ce qu’a pu le cœur d’un père / Tel qu’Auguste sur les jeunes Nérons ») s’oppose au premier (« ce que peuvent l’esprit, le caractère, / Quand ils sont éduqués sous un toit favorable »), plutôt qu’il ne le redouble.
Horace enchaîne ensuite sur la fameuse bataille du Métaure (207 av. J.-C.), qui vit la mort d’Hasdrubal et redonna espoir aux Romains après des années de revers. Le lien logique est indéniable, puisque C. Claudius Nero, principal auteur de cette victoire, était l’ancêtre direct de Drusus. Reste pourtant que ce personnage sert surtout de prétexte pour introduire le monologue d’Hannibal, et il faut donc chercher quel est le rapport entre ce monologue et la satire d’Auguste qui précédait. Comme à son habitude, Horace pratique ici l’allégorie.
N’était-il pas surprenant, dans un recueil publié, croit-on, dans l’année qui suivit la mort d’Agrippa, gendre d’Auguste, et son meilleur lieutenant (mais en fait quelques années plus tard : cf. l’ode 8), de ne trouver aucune mention d’un événement aussi considérable ? Or, on observe un frappant parallélisme entre cette mort et celle d’Hasdrubal, si catastrophique pour son frère Hannibal. C’est entre le 20 et le 23 mars -12 qu’arriva à Rome la nouvelle qu’Agrippa, alors en Campanie, se trouvait au plus mal. L’empereur donnait ces jours-là des jeux de gladiateurs au nom de ses deux beaux-fils, et la Ville était en liesse : pulcher… ille dies, « ce beau jour… ». La chevauchée de l’Eurus à travers les eaux siciliennes (strophe 11) évoque graphiquement le lieutenant d’Auguste (chevaux et navires : I, 6, 3 ; II, 16, 21 suiv., avec l’Eurus), vainqueur de Sextus Pompée dans les eaux siciliennes, précisément (il a d’ailleurs un domaine en Sicile : II, 16, 33).
Des années avant Horace, Cicéron ne s’était pas privé d’assimiler Marc Antoine, et même Jules César, au terrible Hannibal. Mais aujourd’hui, les temps ont changé : pour préserver sa liberté de parole, l’écrivain doit coder son langage, et compter sur la coopération du lecteur. Ainsi, lorsque Hannibal parle de « triomphe opime » (opimus… triumphus, 52), il s’exprime comme un pur Romain, détail qui devrait inciter à réexaminer toute la strophe. La doxa comprend : « Nous, cerfs, nous provoquons ceux à qui nous soustraire serait (bien que le latin dise « est ») notre plus brillant triomphe », déclaration quasi grotesque sur les lèvres du vainqueur de Cannes et de Trasimène ! Mais rapprochons cette strophe 13 de la dix-septième qui montre la « race échappée d’Ilion » dans l’action pour le moins paradoxale de tirer une immense gloire (autrement dit, un « triomphe opime ») d’une victoire acquise « sur un vainqueur intact », exploit propre à faire « parler les femmes » ! L’équation cerui = gens découle logiquement de ce rapprochement. Mais la doxa se fourvoie en voyant dans cette gens « la nation romaine », alors que la strophe 14 désigne spécifiquement une « famille », celle des Jules (la gens Iulia : voir I, 15 ; III, 3), Auguste en tête, ce spécialiste des faux triomphes (cf. II, 9), ici donc travesti en Carthaginois ; ou aussi bien en Parthe caricatural (cf. I, 2 et I, 38, surtout), car la formule du v. 52, fallere et effugere (« tromper et s’échapper »), définit traditionnellement la tactique parthe. Tout le reste s’ensuit, et bascule dans une satire d’autant plus percutante qu’elle s’avance sous le couvert de l’admiration : cette famille est un chêne indéracinable ; c’est une Hydre invincible (cf. II, 17, str. 4), etc…
S’il y eut en tout cas une personne que ne chagrina guère la mort d’Agrippa, ce fut probablement l’impératrice Livie, qui voyait ainsi disparaître un important obstacle sur la route de la succession au trône qu’elle convoitait pour ses fils. Et qu’elle ait même un peu prêté la main à ce mal de jambes aussi mystérieux que fulgurant qui, selon la version officielle, emporta le cher homme, c’est ce que ne contrarierait pas a priori sa sulfureuse réputation d’empoisonneuse experte… Pas de preuves ? Le témoignage si averti d’un Horace devrait cependant faire foi, car son accusation, aussi cryptée soit-elle, ne fait aucun doute si l’on sait cueillir les indices présents dans la dernière strophe. Ils sont au nombre de six :
1) Un doute plane sur l’attribution de la strophe : est-ce toujours Hannibal qui parle, ou le poète reprend-il la parole ? Ce flou est une précaution, et un indice.
2) Bien que tous les interprètes traduisent Claudiae manus par « les mains des Claudes », il est nettement plus naturel de comprendre « les mains de Claudia », c’est-à-dire de Livie, fille d’un Claudius adopté par Livius Drusus.
3) S’il s’agissait des mains de Tibère et de Drusus, Auguste (Jupiter) n’aurait pas à les « défendre », mais à les armer. Au contraire, le verbe defendit convient à merveille à propos de quelqu’un qui, grâce à cette haute protection, peut tout se permettre (nil… non).
4) Une expression comme curae sagaces (mélange de flair et de subtilité) s’applique moins bien à des chefs d’armée qu’elle ne décrit les obscurs agissements d’une femme d’intrigue.
5) L’expression per acuta belli peut grammaticalement recouvrir un per acuta bella, c’est-à-dire définir le genre de guerres où excelle la fine mouche (sens instrumental de per, caché sous un sens descriptif).
6) Le verbe expedire, inattendu pour un éloge (« tirer d’embarras »), renferme d’inquiétantes tonalités : apprêter (pour le crime), débarrasser (des gêneurs), tirer des mauvais pas (assurer l’impunité).

 
 
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