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Œuvres lyriques d'Horace, traduites par Pierre Daru (1796)

ODES II

 
I·À C. Asinius Pollion II·À Crispe Salluste III·À Q. Dellius IV·À Xanthia Phoceus V·À un de ses amis (*) VI·À Septime VII·À Pompéius Varus VIII·À Barine (*) IX·À Valgius X·À Licinius Muréna XI·À Quintius Hirpinus XII·À Mécène XIII·À un arbre... XIV·À Postume XV·Contre le luxe de son siècle XVI·À Grosphus XVII·À Mécène malade XVIII·Il s'applaudit de la médiocrité de sa fortune... XIX·Dithyrambe XX·À Mécène

(*) = "J'ai quelquefois substitué un nom à un autre, quand cela a été sans conséquence." (Note de Pierre Daru)


 

I — À C. Asinius Pollion

Pollion, vous peignez les fureurs criminelles,
Les causes, les effets des discordes cruelles
Que Metellus consul vit naître parmi nous,
De tant de factions les cruautés rivales,
Nos ligues trop fatales,
Les jeux de la fortune et ses funestes coups ;
 
Vous peignez, du pinceau d'une mâle éloquence,
Nos glaives teints d'un sang qui crie encor vengeance.
Mais combien de périls ont dû vous alarmer,
Avant que votre muse ait osé l'entreprendre !
Vous marchez sur la cendre,
Qui cache un feu trompeur prêt à se rallumer.
 
Souffrez que pour un temps la grave Melpomène
Par ses accents plaintifs n'afflige plus la scène.
De l'état déchiré racontez le malheur,
Et bientôt, ranimant votre veine fertile,
Au cothurne d'Eschyle
Par de nouveaux succès vous rendrez sa splendeur.
 
Illustre Pollion, votre noble éloquence
Contre les oppresseurs protège l'innocence :
Oracle du sénat, intrépide guerrier,
Le Dalmate vaincu chante votre victoire,
Et la main de la gloire
Sur votre noble front ceint un triple laurier.
 
Vous parlez, et j'entends les trompettes bruyantes :
Je crois voir les coursiers fuir les armes brillantes :
Des mourants, des vainqueurs j'entends déjà les cris :
Je vois nos chefs couverts d'une poudre honorable,
Et Caton indomptable,
Seul debout au milieu de l'univers soumis.
 
Junon de Jugurtha veut donc venger l'outrage ?
Les Dieux dont le secours ne put sauver Carthage,
Immolent aujourd'hui les fils de ses vainqueurs.
Est-il dans l'univers une plaine déserte,
Qui, de tombeaux couverte,
N'atteste nos forfaits ensemble et nos malheurs ?
 
La terre a bu le sang des légions romaines ;
Leur chute a retenti jusqu'aux rives lointaines.
Quel peuple peut encore ignorer nos revers ?
Quel parage inconnu, quelle terre sauvage,
N'a vu sur son rivage
Le sang de nos soldats rougir les flots amers.
 
Mais où t'égares-tu, fille de Mnémosine ?
Toi qui chantes les jeux sur ta lyre badine,
Fuis les tristes accents du vieillard de Céos :
Viens plutôt répéter, dans ce bois solitaire,
Quelque chanson légère
Que t'inspira jadis la reine de Paphos.

 

II — À Crispe Salluste

Vous, dont le noble cœur regarde avec mépris
L'or qu'en un gouffre avare enfouit la vieillesse,
Ce métal n'a d'éclat qu'aux mains de la sagesse,
Et l'emploi qu'on en fait lui donne tout son prix.
 
La déesse aux cent voix, sur son aile légère,
Va dans tout l'avenir proclamer les vertus,
La générosité, de ce Proculeius
Qui montra pour les siens la tendresse d'un père.
 
D'un cœur ambitieux faites taire la voix :
Vous serez plus puissant que les maîtres du Tage,
Et que si l'on voyait l'une et l'autre Carthage,
Soumises à vous seul, reconnaître vos lois.
 
Le malheureux pressé d'une soif éternelle,
En se désaltérant irrite sa douleur,
Tant qu'il nourrit le feu qui dévore son cœur,
Et que son sang distille une lymphe mortelle.
 
Sur le trône où Cyrus vit régner ses aïeux,
Phraate est remonté ; mais la vertu sévère,
Qui n'adopta jamais les erreurs du vulgaire,
Ne compte point Phraate au nombre des heureux :
 
Du peuple condamnant le stupide système,
C'est pour le sage, exempt d'avarice et d'orgueil,
Et de qui nul trésor n'obtiendrait un coup d'oeil,
Que la vertu réserve un noble diadème.

 

III — À Q. Dellius

En éprouvant du sort l'inconstance fatale,
Sachez, ô Dellius, montrer une âme égale ;
Du bonheur sans excès il faut savoir jouir,
Puisqu'enfin vous devez mourir :
 
Soit que toujours dans la tristesse
Vous ayez vu couler vos ans ;
Soit qu'assis à l'écart sur des gazons naissants,
Vous ayez d'un vin vieux goûté la douce ivresse.
 
Sur ces bords où les pins et les saules tremblants
Aiment à marier leur ombre hospitalière,
Auprès de ce ruisseau dont les flots gazouillants
Effleurent le gazon dans leur course légère,
 
Ordonnez qu'on porte l'encens,
Le nectar et la rose, hélas ! trop passagère :
Votre âge le permet ; profitez des moments
Que file le fuseau de la parque sévère.
 
Vous quitterez ces bois à grands frais achetés ;
Vous quitterez ces aimables fontaines ;
Et vos héritiers enchantés
Jouiront du fruit de vos peines.
 
Fussiez-vous pauvre, obscur et maltraité du sort,
Ou le sang d'Inachus coulât-il dans vos veines,
Il faudra suivre un jour l'inexorable mort,
Que n'attendrissent point les misères humaines.
 
Nous sommes tous pressés par les mêmes décrets :
Nos noms sont agités dans une urne fatale ;
Il faudra tôt ou tard passer l'onde infernale,
Qui, dans un lieu d'exil, nous conduit pour jamais.

 

IV — À Xanthia Phoceus qui aimait une esclave

Par une esclave aimable et vive
Ne rougis point d'être enchaîné.
Jadis, sur la Troyenne rive,
Briséis, la belle captive,
Triompha d'Achille étonné :
 
Bientôt, quand ce fougueux Achille
Eut renversé tous les Troyens,
Hector, expirant sous sa ville,
Offrit une gloire facile
Aux bras lassés des Argiens :
 
La jeune Tecmesse à l'œil tendre
Dompta le fils de Télamon ;
Et sous les murs de Troie en cendre,
L'auguste douleur de Cassandre
Soumit le fier Agamemnon.
 
D'un prince Phyllis a pu naître,
Et sentir le courroux des Dieux.
Que sait-on ? cher ami, peut-être
Grâce à ton amour tu vas être
Gendre d'un potentat fameux.
 
Mais ne crois pas du moins ta belle
D'un sang dont tu doives rougir ;
Elle est généreuse et fidèle :
Non, d'une mère criminelle
Un cœur si beau n'a pu sortir.
 
Pour moi qui te vante ses charmes,
Sa taille, ses yeux ravissants,
De l'amour je crains peu les armes ;
Ami, ne conçois point d'alarmes
Pour un rival de quarante ans.

 

V — À un de ses amis* (In Lalagen)

Non, ta belle génisse au joug ne peut offrir
Une tête assez vigoureuse ;
Sa jeunesse redoute une lutte amoureuse
Et ne peut encor soutenir
Du fier taureau l'attaque impétueuse.
 
Elle fuit les chaleurs dans le cristal des eaux,
Et ne soupire encor qu'après le pâturage ;
Ce sont les innocents troupeaux
Qu'elle va chercher sous l'ombrage.
 
Pourquoi cueillir les fruits nouveaux
Que le flambeau du jour n'a pu mûrir encore ?
Bientôt paré des fruits que le soleil colore,
L'automne va t'offrir les raisins les plus beaux.
 
Oui, bientôt tu verras cette vierge rebelle
T'appeler à son tour ; l'âge fuit, les instants
Qui te sont ravis par le temps
Sont autant de gagné pour elle.
 
L'œil en feu, le sein palpitant,
Chloé cherchera son amant.
Jamais Lycé, jamais Thémire
N'allumèrent l'amour ardent
Que la jeune Chloé t'inspire.
 
Son teint de lys est plus brillant
Que l'astre dont le front d'argent
Éclaire le liquide empire.
Elle effacerait les appâts
Du jeune, du charmant Hylas,
Rival de l'enfant à deux ailes,
Qui, placé les cheveux épars
Dans un cercle de jeunes belles,
Par ses traits délicats trompe tous les regards
Et charme tous les yeux comme elles.

 

VI — À Septime

Vous juriez de me suivre aux rivages déserts
Du Cantabre indocile et de la Béturie,
Et jusqu'aux sables de Syrie,
Où bouillonne en grondant l'onde noire des mers :
 
Fatigué par de longs voyages,
Par les combats et les naufrages,
J'irai dans Tivoli ; que ses bosquets charmants
Soient l'asile de mes vieux ans.
 
Si le courroux des Dieux à ce dessein s'oppose,
J'irai voir les beaux champs que le Galèse arrose,
Où Phalante régnait, où de limpides eaux
Abreuvent les troupeaux.
 
Plus que tout l'univers j'aime cette retraite :
L'abeille y cueille un nectar aussi doux
Que le miel odorant dont se vante l'Hymette,
Et de mes oliviers le Vénafre est jaloux.
 
Les Dieux des aquilons y calment la furie ;
C'est du printemps le fortuné séjour,
Et, grâces à Bacchus, les coteaux d'alentour
Au Falerne orgueilleux ne portent point envie.
 
Venez, ces monts, ces bois, mon cœur, tout vous convie :
O mon cher Septime, c'est là
Que vos pleurs couleront sur la cendre endormie
Du poète qui vous aima.

 

VII — À Pompéius Varus

Quel Dieu te rend à ta patrie,
O le premier de mes amis,
Que souvent près de moi je vis
Au dernier terme de la vie,
Quand tous les deux, nouveaux soldats,
De Brutus nous suivions les pas
Loin des campagnes d'Italie ?
 
Que de fois couronnés de fleurs,
Savourant tous deux les odeurs
Des plus doux parfums de Syrie,
Nous avons abrégé le cours
Des heures tardives des jours
Avec le nectar de Candie !
 
A Philippes voyant la mort,
Je l'avouerai, je pris la fuite ;
J'oubliai, pour courir plus vite,
Jusqu'à mes armes : j'eus grand tort.
Mais la valeur fut écrasée,
Et le plus terrible guerrier
Ne fit que mordre le premier
La poudre de sang arrosée.
 
Pour me dérober au vainqueur,
Mercure au milieu d'un nuage
M'enleva mourant de frayeur;
Mais pour toi, les vents et l'orage,
Vers des périls toujours nouveaux
Entraînant encor ton courage,
Te reportèrent sur les flots.
 
Tu dois aux Dieux un sacrifice.
Viens à l'ombre de mes lauriers
Te délasser d'un long service.
Pour toi j'ai rempli mes celliers :
Épuise la liqueur bachique
Qui bouillonne dans mes tonneaux;
Répands les parfums à grands flots,
Et dans un verre de Massique
Viens boire l'oubli de tes maux.
 
Qui me prépare une couronne
De myrtes nouveaux et de fleurs ?
Quel est le roi que le sort donne
A cette troupe de buveurs ?
Comme un Thrace sous cette tonne
Je veux de l'amant d'Érigone
Éprouver toutes les fureurs ;
Je prétends en ce jour de fête
Tomber sous la table endormi :
Il m'est doux de perdre la tête
Pour le retour de mon ami.

 

VIII — À Barine*

Je me fierais à toi, Lydie,
Si le crime était moins heureux,
Qu'on vît à chaque perfidie
Blanchir un seul de tes cheveux ;
Mais dès que ta bouche infidèle
A prononcé de faux serments,
Tu n'en es, hélas ! que plus belle
Pour charmer de nouveaux amants.
 
Atteste le Dieu du tonnerre,
Les pâles flambeaux de la nuit,
Trahis les cendres de ta mère :
Vénus au parjure applaudit,
Et la nymphe trop indulgente
En rit avec ce jeune enfant,
Qui sur une meule sanglante
Aiguise un javelot brûlant.
 
Chaque jour de nouveaux esclaves
A tes chaînes viennent s'offrir ;
Tu retiens pourtant et tu braves
Ceux qui juraient de s'affranchir.
On voit, à l'aspect de tes charmes,
Trembler nos avares vieillards,
Et la jeune épouse en alarmes
Pour son époux craint tes regards.

 

IX — À Valgius sur la mort de son fils

Les orages toujours n'inondent pas les plaines ;
Les fougueux aquilons par leurs bonds inégaux
N'agitent pas toujours les ondes Caspiennes ;
Des glaçons éternels n'affligent pas Chorzènes
L'orme n'est pas toujours dépouillé de rameaux,
Et sans cesse des vents les bruyantes haleines,
Au sommet du Gargan, ne battent pas les chênes :
 
Mais vous, cher Valgius, plongé dans les douleurs,
Vous donnez à Mysté des larmes inutiles :
Vénus, vous voit le soir déplorer vos malheurs ;
Vénus à son retour, vous trouve dans les pleurs.
Nestor, privé d'un fils, tarit des pleurs stériles,
Et Troïle, en tombant sous le fer des vainqueurs,
A d'éternels regrets ne livra point ses sœurs.
 
Retenez, retenez des larmes trop amères ;
De César avec moi célébrez les travaux :
Jusqu'au pied du Niphate il porte nos frontières ;
Le Tigre voit enfin ses ondes prisonnières
Et moins insolemment roule aujourd'hui ses flots ;
César, que tout redoute, a marqué des barrières
Que respecte le Scythe en ses courses guerrières.

 

X — À Licinius Murena

Ne voguez pas au loin sur les flots orageux,
Mais en évitant le naufrage
Gardez-vous de raser un perfide rivage :
C'est le moyen de vivre heureux.
 
Celui qui sait goûter en sage
La médiocrité, ce bien si précieux,
Content de sa fortune et borné dans ses vœux,
N'habite point un asile sauvage,
Ni ces toits où le luxe insulte aux malheureux.
 
Les pins les plus altiers sont ceux qu'Éole outrage ;
Des superbes palais les dômes orgueilleux
Avec plus de fracas s'écroulent à nos yeux,
Et la foudre épuise sa rage
Sur les monts trop voisins des cieux.
 
Le sage, qui du sort a prévu l'inconstance,
Dans le malheur conserve l'espérance,
Et s'il jouit d'un sort heureux,
C'est toujours avec défiance.
Ami, ce sont les mêmes Dieux
Qui ramènent toujours les hivers orageux
Et qui du doux printemps nous rendent la présence.
 
Accablé maintenant sous les coups du destin,
Peut-être le bonheur vous attend-il demain.
Appollon quelquefois, oubliant sa vengeance,
Dépose pour son luth son carquois inhumain.
 
Opposez un front calme, un front inaltérable,
A la colère de l'autan,
Et repliez vos voiles prudemment,
Si le vent est trop favorable.

 

XI — À Quintius Hirpinus

Que nous importent les desseins
Que forment le Scythe barbare
Ou les Cantabres inhumains,
Puisque la mer nous en sépare ?
Ne nous donnons pas tant de soins
Pour prévenir tous les besoins
D'une vie, hélas passagère !
Le sommeil fuit nos tristes yeux ;
Les grâces, l'amour et les jeux
S'envolent d'une aile légère.
 
Les fleurs ne brillent pas toujours,
Et l'astre même de Diane
Pâlit vers la fin de son cours.
N'allez point d'un regard profane
Sonder les éternels décrets :
Venez plutôt goûter le frais
Sous cet orme ou sous ce beau plane,
Et buvant avec nos amis,
Répandons sur nos cheveux gris
Des fleurs et le nard d'Ecbatane.
 
Bacchus dissipe les chagrins.
Enfants, qui de vous au plus vite
Fera rafraîchir ces bons vins,
Dans cette eau qui se précipite ?
Qui de vous nous amènera
La complaisante Nééra ?
Cours, vole, dis-lui qu'elle vienne
Avec son luth harmonieux,
Et relevant ses beaux cheveux
Comme les femmes de Mycène.

 

XII — À Mécène

Gardez-vous d'exiger que ma lyre débile
Célèbre d'Hannibal les coupables exploits,
Ou la fière Numance, ou les bords de Sicile
Teints du sang des Carthaginois :
 
Je ne saurais chanter ni le Centaure avide,
Ni l'ivresse d'Hylée, et ces géants affreux,
Qui furent terrassés par le seul bras d'Alcide
Et qui faisaient trembler les cieux.
 
C'est à vous d'emprunter les crayons de l'histoire,
Pour peindre de César les succès éclatants.
Qui pourrait mieux que vous à son char de victoire
Enchaîner les rois menaçants ?
 
Ma muse veut chanter la belle Licymie,
La douceur de sa voix, le charme de ses yeux,
Et le sensible cœur de cette jeune amie,
Qui sera fidèle à vos vœux.
 
Oh ! que j'aime à la voir, s'avançant avec grâce,
Par son esprit léger égayer tous nos jeux,
Ou, présentant la main aux beautés qu'elle efface,
Danser à la fête des Dieux !
 
Pour un seul des cheveux dont sa tête est ornée
Vous donneriez tout l'or des rois les plus puissants,
Lorsque vers son ami sa bouche détournée
Se livre à vos désirs brûlants ;
 
Surtout lorsqu'affectant une colère extrême,
Elle veut sa défaite et repousse un baiser,
Et quelquefois soudain vous ravit elle-même
Ce qu'elle a feint de refuser.

 

XIII — À un arbre qui avait failli l'écraser.

Honte de mes jardins, vieil arbre détesté,
Sous quel astre fatal as-tu reçu la vie ?
Quel mortel, ennemi de sa postérité,
T'éleva d'une main impie ?
 
Oui, je ne doute pas que, nocturne assassin,
Du sang d'un étranger, par un forfait extrême,
Ce monstre n'eût souillé sa demeure et sa main
Et déchiré son père même !
 
Pour écraser le front de ton maître innocent,
Celui qui dans mes champs te plaça, pin perfide,
Avait, j'en suis certain, cueilli d'un bras sanglant
Tous les poisons de la Colchide.
 
Que l'homme à chaque instant prévoit peu ses dangers !
Tandis que le nocher des rives de Carthage
Du Bosphore écumant évite les rochers,
Ailleurs il trouve le naufrage.
 
Le Parthe des Romains craint les fers et le bras,
Le Romain craint le Parthe et les traits qu'il envoie :
Mais, toujours imprévu, l'impétueux trépas
Ravit et ravira sa proie.
 
Ah que j'ai vu de près le trône de Minos,
Les champs Élysiens, le ténébreux empire,
Et des cruels mépris des vierges de Lesbos
Sapho se plaignant sur sa lyre !
 
Que je t'ai vu de près célébrer tes travaux,
Et sur ta lyre d'or chanter, divin Alcée,
Les rigueurs de l'exil et les dangers nouveaux
Que t'offrit l'onde courroucée !
 
Les mânes enchantés, se pressant autour d'eux,
Dans un profond silence et respirant à peine,
S'enivrent de plaisir aux chants victorieux
Du poète de Mytilène.
 
Faut-il s'en étonner ? Cerbère à ces accents
Abaisse avec respect ses oreilles livides
Et l'on a même vu se jouer les serpents
Sur la tête des Euménides.
 
A ces chants Orion, ravi d'étonnement,
S'arrête et laisse errer les lions dans les plaines ;
Prométhée et Tantale éprouvent un moment
L'oubli des éternelles peines.

 

XIV — À Postume sur la brièveté de la vie

Postume, cher Postume, hélas !
Le temps a des ailes rapides.
Tes vœux ne retarderont pas
L'affreuse vieillesse et les rides,
Ni l'inexorable trépas.
 
Quand, chaque jour, ta main timide
Immolerait trois cents taureaux,
Pluton serait toujours avide,
Lui qui des infernales eaux
Environne l'ami d'Alcide.
 
Tous les mortels que de ses dons
Nourrit la terre libérale,
Riches, pauvres, méchants ou bons,
Un jour dans la barque fatale,
Cher Postume, nous descendrons.
 
En vain de Mars et de Bellone
Éviterons-nous les combats,
Les vents funestes de l'automne,
Et le son rauque et le fracas
De l'onde amère qui bouillonne :
 
Il faudra voir ces bords fumants,
Où se traîne une onde engourdie,
Les Belides aux bras sanglants,
Le pâle Sisyphe et Tythie,
Livrés à d'éternels tourments.
 
Il faudra bientôt diparaître,
Cher Postume, et le noir cyprès
Des beaux arbres qui t'ont vu naître
Reste seul fidèle à jamais
Au passager qui fut son maître.
 
Il faudra, cher Postume, un jour
Il faudra quitter ta patrie,
Ta maison, les prés d'alentour,
Et même l'épouse chérie,
Objet de ton fidèle amour.
 
Ton héritier, beaucoup plus sage,
Teindra ses parquets fastueux,
En répandant ce vin fumeux
Que cent clefs gardaient d'âge en âge
Pour la table des demi-dieux.

 

XV — Contre le luxe de son siècle

Faudra-t-il voir bientôt nos immenses palais
Envahir tout le sol que fendait la charrue ?
Tous ces vastes étangs, que l'art creuse à grands frais,
Veulent-ils du Lucrin surpasser l'étendue ?
 
Où la vigne jadis s'unissait aux ormeaux,
Le stérile platane étendra son ombrage ;
L'arbuste et le laurier façonnés en berceaux,
Des rayons du soleil repousseront l'outrage.
 
Le lys voluptueux, le myrthe, les rosiers,
Embaumeront bientôt de parfums inutiles
Ces coteaux où l'on vit des bosquets d'oliviers
Enrichir autrefois leurs possesseurs tranquilles.
 
Exemples des Caton, décrets de Romulus,
Vous avez donc perdu votre antique puissance ?
Les citoyens d'alors n'avaient que des vertus,
La république seule était dans l'opulence.
 
Nul n'eût osé, quittant le toit de ses aïeux,
Fuir les feux du midi sous de vastes portiques ;
Et le marbre éclatant, réservé pour les Dieux,
N'ornait que les autels ou les places publiques.

 

XVI — À Grosphus

Sur les plaines de l'onde égaré par l'orage,
Quand nul astre ne brille aux yeux des matelots,
Que le front de Diane est voilé d'un nuage,
Le nautonier aux Dieux demande le repos.
 
C'est après le repos que soupire le Thrace,
Et le Mède si fier d'un carquois redouté :
Ce repos, heureux fruit de leur guerrière audace,
Au poids d'un vil métal n'est jamais acheté.
 
Non, les trésors des rois, ni les haches sanglantes,
Cortège menaçant de nos chefs révérés,
Ne peuvent écarter les passions bruyantes,
Les chagrins voltigeant sous les lambris dorés.
 
La médiocrité fait le bonheur du sage,
Qu'un avare désir ne réveille jamais,
Et qui, fier d'étaler son modeste héritage,
Sur sa table frugale offre de simples mets.
 
Les Dieux à peu d'instants bornent notre carrière.
Pourquoi nous élancer au loin dans l'avenir ?
Pourquoi chercher des lieux qu'un autre ciel éclaire ?
On peut fuir son pays, mais on ne peut se fuir.
 
Plus léger que les cerfs, plus prompt que les zéphires
Qui chassent devant eux les nuages flottants,
Le chagrin avec nous monte sur les navires,
Et suit de nos coursiers les rapides élans.
 
Jouissons du présent ; ne va point, je te prie,
Porter sur l'avenir un regard indiscret.
Tempère, en souriant, les peines de la vie :
Jamais, ô mon ami, le bonheur n'est parfait.
 
Tithon traîna le poids d'une vie éternelle ;
Le vainqueur d'Ilion mourut jeune et fameux ;
Et peut-être la Parque un jour m'offrira-t-elle
Ce qu'elle ne veut point accorder à tes vœux.
 
Cent bœufs paissent pour toi dans les prés de Sicile ;
Tes coursiers, par leurs cris, annoncent leurs exploits ;
Tes riches vêtements par une main habile
Dans la pourpre de Tyr furent trempés deux fois :
 
Pour moi, Grosphus, je dois au destin favorable
Du feu divin des Grecs un rayon précieux,
Un asile champêtre, une âme inébranlable,
Qui méprise les traits d'un vulgaire envieux.

 

XVII — À Mécène malade

Pourquoi de vos regrets, pourquoi me déchirer,
Mécène, mon appui, ma gloire la plus chère ?
Les Dieux ne veulent pas, je ne puis désirer,
Que du jour avant moi vous perdiez la lumière.
 
Ah ! si je perds en vous, par la haine du sort,
La moitié de mon cœur ; si je dois vous survivre ;
Odieux à moi-même et déjà demi-mort,
Que peut l'autre moitié différer de vous suivre ?
 
Le même jour sera le terme de tous deux ;
Le serment que j'ai fait ne sera point stérile :
Quel que soit notre sort, compagnons généreux,
Nous verrons à la fois notre dernier asile.
 
Non l'énorme Gyas, ce géant aux cent mains,
Les feux de la Chimère et l'horrible Gorgone,
Rien ne peut m'empêcher de suivre vos destins ;
Les Parques l'ont voulu, la justice l'ordonne.
 
Que l'astre de Thémis ait vu mes premiers ans ;
Ou l'étoile de Mars, funeste à la naissance ;
Ou le triste Verseau, qui désole nos champs :
Nos astres, quels qu'ils soient, marchent d'intelligence.
 
L'éclatant Jupiter, favorable à nos vœux,
Repoussa le trépas dont vous étiez la proie :
Il confondit Saturne, et les Romains heureux
Ébranlèrent ces bords de mille cris de joie.
 
J'allais être écrasé sous un arbre odieux ;
Mais Faune l'écarta de sa main protectrice.
Élevez un autel en l'honneur de ces Dieux,
Et moi je vais offrir le sang d'une génisse.

 

XVIII — Il s'applaudit de la médiocrité de sa fortune
et blâme l'avidité des riches

Chez moi l'éclat de l'or, l'ivoire de l'Indus,
Ne parent point un lambris magnifique,
Et des marbres taillés aux bornes de l'Afrique
N'y portent point le faix des poutres de l'Hémus.
 
Possesseur inconnu d'un royal héritage,
Je n'habite point un palais,
Et les filles des rois ne me filent jamais
Cette laine que teint la pourpre de Carthage.
 
Une veine féconde, un luth harmonieux,
Voilà mes biens ; le riche les envie :
Content de posséder une maison chérie,
Je ne sais point fatiguer de mes vœux

Un ami puissant ni les Dieux.
 
Chaque jour disparaît ; l'astre des nuits lui-même
Décroît et va pâlir son disque radieux :
Et vous faites tailler des marbres précieux,
Vous qui touchez à votre heure suprême !
Vous faites élever un palais fastueux,
Oubliant le tombeau qui s'ouvre sous vos yeux !
 
Non content d'habiter le fortuné rivage
Où l'on voit sur les rocs blanchir les flots amers,
Vous pressez, vous comblez, vous resserrez les mers.
Bien plus, d'un voisin pauvre usurpant l'héritage,
 
Vous avez arraché les bornes de ses champs :
Au lieu de protéger les biens de vos clients,
Votre avarice en a fait son partage,
Et l'épouse et l'époux, chassés par votre rage
De l'humble toit de leurs parents,
Emportent dans leurs bras leurs Dieux et leurs enfants.
 
Cependant pour le riche il n'est point d'autre asile
Que l'empire où Pluton soumet tout à ses lois.
Qu'espérez-vous ? la terre équitable et facile
Ouvre son sein au pauvre ainsi qu'au fils des rois.
 
Le nocher de l'onde infernale
Par l'or de Prométhée a-t-il été séduit ?
Il retient l'orgueilleux Tantale,
Il retient tous ses fils dans l'éternelle nuit.
 
Qu'on l'appelle ou bien qu'on l'évite,
Il ouvre également l'asile des enfers
A l'indigent qui trouve au bord du noir Cocyte
La fin des maux qu'il a soufferts.

 

XIX — Dithyrambe

Au milieu des nymphes émues
J'ai vu, j'ai vu Bacchus chanter ;
Le Faune aux oreilles aiguës
Sur les monts venait l'écouter.
Siècles futurs, je vous l'atteste.
Frappé d'une terreur céleste,
Mon cœur est encor plein de toi :
O Bacchus, sois-moi favorable !
O Dieu du Thyrse redoutable
Dieu tout-puissant, épargne-moi !
 
J'oserai peindre ces fontaines
D'où coule un vin délicieux,
Le miel que distillent les chênes,
Et tes Ménades et leurs jeux.
Je veux, je veux de ton amante
Chanter la couronne éclatante
Qui brille au céleste lambris,
Lycurgue s'arrachant la vie,
Et frappé d'une main chérie
Penthée expiant ses mépris.
 
Sur les montagnes solitaires,
La Thyade voit son vainqueur
Tresser ses cheveux de vipères,
Dont tes mains calment la fureur.
Tu domptes même l'onde amère.
Quand Rhœcus assiégeait ton père
Sur son trône mal assuré,
Tu devins un lion terrible,
Et soudain d'un ongle invincible
L'affreux Rhœcus fut déchiré.
 
On avait trop borné ta gloire,
Père des jeux et des bons vins,
Car tu mérites la victoire,
Aux champs de Mars comme aux festins.
Si tu descends jsqu'au Tartare,
Le chien qui garde le Ténare
A ton aspect devient plus doux,
Agite sa queue effrayante,
Et de sa langue encor sanglante
Baise et caresse tes genoux.

 

XX — À Mécène

Bientôt, sur une aile inconnue,
Prenant un vol audacieux,
Je m'élancerai dans la nue,
Je fuirai les terrestres lieux.
Je prends une forme étrangère.
Malgré ma naissance vulgaire
Mécène m'a fait son ami :
Je suis au-dessus de l'envie,
Et sûr d'une immortelle vie,
Je ne crains l'enfer ni l'oubli.
 
Déjà d'une plume légère
Mon corps et mes bras sont couverts ;
Mes pieds ne touchent plus la terre :
Cygne nouveau, je fends les airs.
Sans craindre la chute fatale
De l'imprudent fils de Dédale,
Je vole aux bords Gétuliens,
Aux Syrthes qu'habite le Maure,
Et des flots bruyants du Bosphore
Jusqu'aux monts hyperboréens.
 
Les Daces qui craignent Bellone,
L'Ibère, l'ami des talents,
Les peuples qu'abreuve le Rhône,
Seront étonnés de mes chants.
Retenez des pleurs inutiles ;
Ne chargez point de dons stériles
La tombe où je ne serai plus :
Réservez aux mortels vulgaires
Ces chants, ces honneurs funéraires,
Qui pour moi seraient superflus.

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