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Les Satires d'Horace, traduites par Jules Janin (1860)

SATIRES I

 
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Livre premier. Satire I

Nul n'est content de son sort. — Les leçons de la fourmi. — Tantale. — L'avare au lit de mort. — Qu'il faut vivre honorablement.

D’où vient, Mécène, que si peu d'hommes soient contents de la condition qu'ils ont choisie ou que le sort leur impose, et que chacun porte envie à la profession de son voisin ? « Les gens heureux, ces marchands ! » se dit à lui-même le soldat courbé sous les années et brisé par la guerre. « Ah ! le soldat ! crie à son tour le marchand sur son vaisseau jouet des vents. Il va se battre.... Eh bien ! le voilà mort ou couvert de lauriers. » Ce légiste, habile interprète des lois, que réveille, au premier chant du coq, le plaideur impatient : « Grands dieux, dit-il, que ne suis-je un simple laboureur ! » De son côté, l'homme des champs, qu'un procès arrache à sa ferme et traîne à la ville : «  l faut convenir, dit-il à haute voix, que ces citadins sont d'heureux mortels ! » Ainsi, le discours est le même et partout et toujours ; s'il fallait tout raconter, ce grand parleur de Fabius n'y suffirait pas.... Mais brisons là, et sachez où j'en veux venir.
 
Si donc quelque dieu complaisant disait à ces mécontents : « J'y consens, soit fait ainsi que vous le demandez ! Toi, soldat, je te fais marchand ! Toi, légiste, laboureur ! Allons, çà, changez de rôle, et que chacun aille à ses besognes.... » Ouais ! tous leurs vœux sont comblés, ils s'arrêtent.... ils hésitent.... ils refusent ! Ah ! qu'ils mériteraient bien que Jupiter lui-même, enflant sa joue : « A l'avenir, dirait-il, je serai moins attentif à la prière de ces mortels ! »
 
Allons encore, et parlons sérieusement, bien qu'un peu de gaieté n'ôte rien à la force d'un sage conseil. (Combien d'écoliers ont appris leur leçon dans l'espoir d'un gâteau que le maître leur avait promis !) Cet homme attaché au rude travail de la terre, ce marchand de vins frelatés, ce soldat, ce hardi matelot ballotté sur tous les océans, demandez-leur : « Pourquoi tous ces labeurs ? — Nous voulons, disent-ils, abriter nos derniers jours et gagner de quoi les passer dans l'abondance et le repos ! Humble est la fourmi, mais quel grand exemple de prévoyance et de travail ! quelle ardeur à commencer sa réserve, quelle constance à l'augmenter chaque jour ! — J'en conviens ; mais, sitôt que la pluie et l'hiver ont attristé la terre et le ciel, cette même fourmi se câline en son grenier et jouit doucement du fruit de ses épargnes.... Vous, cependant, votre avarice ne connaît ni repos ni trêve ; l'été, l'hiver, le feu, le fer, le flot qui gronde, ne peuvent rien contre cette fureur d'accumuler. La belle avance, après tout quand vous aurez enfoui d'une main peureuse un tas d'or et d'argent inutile ! — Il est vrai, mais sitôt qu'on y touche, adieu l'or et l'argent, vous mangez jusqu'à la dernière obole. — Eh donc, si ce n’est pas pour s'en servir, à quoi hon ce trésor ? Tu battrais tous les ans, dans tes granges, cent mille boisseaux de blé, il ne te faudrait, à toi comme à moi, qu'un morceau de pain pour la journée ! Dans un troupeau d'esclaves, celui qui porte la corbeille au pain sur son épaule, aura tout juste la même part que celui qui n'a rien porté. Or çà, réponds-moi, qu'importent cent arpents ou mille arpents, à qui sait borner ses désirs ?
 
— Il est vrai.... Cependant puiser à pleines mains est assez doux !
— Mais quoi, si je trouve, en effet, tout ce qu'il me faut en ma petite réserve, où sera le triomphe de tes vastes greniers sur ma huche ? Autant vaudrait, pour remplir ta cruche et ton verre, aller au grand fleuve, quand un filet d'eau fraîche est à ta portée ! Eh ! prends garde au fleuve il arrive assez souvent que l'Aufide impétueux emporte à la fois le rivage et cet insatiable buveur. Qui veut boire à sa soif se contente du ruisseau, le ruisseau clair et sans danger ! »
 
L'homme est trop souvent la dupe de sa cupidité. On n'a jamais assez, disent-ils, et nous valons juste ce que nous avons. » Les voilà bien ! Laissons-les dans la misère où ils se complaisent. Ils me rappellent cet Athénien avare et très riche et fort peu soucieux de l'estime publique. « Ils me sifflent, disait-il ; mais comme je m'applaudis lorsqu'entre mes quatre murailles je contemple mon argent, bien rangé dans mon coffre-fort ! » Tantale, enfiévré de soif, tend sa lèvre avide à cette eau qui fuit toujours !... Tu ris, avare ! eh bien ! changeons le nom, son histoire est la tienne. Et toi aussi te voilà, bouche béante, étendu et mourant de faim sur un tas d'or, ton idole ! On ne regarde pas autrement un tableau dans son cadre, un dieu sur son autel.
 
L'argent, ... riche idiot, tu ne sais donc pas quel esclave tu possèdes là ? A ton premier ordre, il t'apporte du pain, du vin, des légumes, toutes les choses indispensables ; mais ne gagner à être riche que des nuits sans sommeil, des jours sans repos, la crainte des voleurs, la peur du feu; dans chaque esclave entrevoir un pillard et un fugitif.... Si cela s'appelle être riche, ... ô dieux ! délivrez-nous de cette fortune.
 
Oui ; mais si la fièvre ou tout autre mal tombe en ton corps endolori et sur ton lit te cloue, alors va chercher qui t'assiste, et qui te veille, et qui te prépare une potion, qui te recommande au médecin : « Hélas ! sauvez-le ! je vous en prie, au nom de ses enfants, au nom de ses parents les plus chers ! »
 
Que dis-tu ? mais toi, qui parles, ta femme et ton fils te voient déjà dans le tombeau ! Tu es l'horreur du quartier ; qui te connaît te hait, jusqu'aux enfants, jusqu'aux fillettes ! Quoi ! tu voudrais, toi qui préfères l'argent à tout le reste, être aimé sans qu'il t'en coutât un peu de sympathie et de tendresse ? Oui-da ! te faire aimer de tes plus proches parents sans y mettre un peu du tien, autant vaudrait dompter et monter un âne rétif au milieu du Champ de Mars.
 
Enfin, crois-moi, faisons trêve à cette fureur d'accumuler. Ce “plus” qu'il ne te faut et que tu possèdes enfin, doit être “assez” pour te rassurer contre la pauvreté ; reposons-nous; jouissons, il est temps; sinon nous finirons comme un certain Ummidius, dont voici l'histoire en deux mots:
 
Il était riche à mesurer ses écus au boisseau, avare à ce point, qu'un esclave était mieux vêtu que lui. Toute sa crainte était de mourir de faim. Une concubine qu'il avait, nouvelle Tyndaris, lui fendit la tête d'un coup de hache et le guérit de sa crainte, radicalement.
 
« Pourtant vous ne me conseillez pas, j'imagine, de vivre à la façon de Ménius ou de Nomentanus ?
 
— Voici que vous accouplez encore une fois deux idées qui se heurtent de front ! Je te défends d'être avare, mais je ne veux pas que tu vives dans la débauche et dans la ruine. Entre Tanaïs et le beau-père de Visellius, il y a l'abîme. En toute chose il existe un juste milieu; en deçà comme au delà des limites raisonnables, tout n'est plus qu'erreur et mensonge. »
 
Donc (je finis comme j'ai commencé), il n'est personne ici-bas qui, semblable à mon avare, ne soit tout à la fois très mécontent de son sort, et parfaitement jaloux de la condition d'autrui. Pour une goutte de lait que donne en plus la chèvre de son voisin, l'envieux en devient tout livide. Il ne songe pas le moins du monde à tant de gens plus pauvres que lui ; il songe à ceux qui sont plus riches; il veut égaler celui-ci aujourd'hui, sauf, demain, à dépasser celui-là. Ainsi, dans la course des chars, la carrière est ouverte, et, si le guide est habile, il poussera l'attelage uniquement contre le char qui précède, oublieux de tout ce qui vient après lui.
 
C'est pourquoi, Mécène, nous rencontrons si rarement un homme assez heureux pour convenir de son bonheur, et, plein de jours, quittant la vie à la façon d'un convive rassasié.
 
Mais en voilà déjà trop sur ce point ; prenons garde à ne pas empiéter sur les tablettes de Crispinus le chassieux.

 

Livre premier. Satire II

La mort de Tigellius, patron des charlatans et des bateleurs. — Le glouton. — L'usurier.

Il est mort, Tigellius, le fameux chanteur ! Soudain les joueuses de flûte, les mendiants, les mimes, la race entière des charlatans et des bouffons de toute espèce, beuglent en chœur sa louange funèbre. Tigellius leur était propice et bienfaisant. En revanche, en voilà un qui, certes, n'est pas un prodigue ; il a si grand'peur d'être un Tigellius, qu'il ne donnerait pas à son meilleur ami un pain pour le nourrir, un manteau qui le réchauffe ! Demandez à cet autre, emprunteur à toutes sortes d'usures, pourquoi donc il échange ainsi, contre des harnais de gueule, les terres de son aïeul et les rentes de son père ?... Il vous répondra tout net qu'il ne veut pas avoir le renom d'un ladre et d'un faquin. — O le grand homme ! — O l'idiot !
 
De son côté Fufidius, riche en beaux contrats, en vastes domaines, ne veut pas, non certes, qu'on le prenne pour un débauché, pour un glouton. Empruntez-lui son argent, il vous prête au taux de cinq pour cent par chaque mois ; plus vous êtes dépouillé, plus il vous écorche. Il en veut surtout aux fils de famille à peine vêtus de la robe virile, et dont le père sait compter. « O Jupiter ! dites-vous, quel brigandage ! »
 
Au moins, cet homme égale à son gain sa dépense ?... Lui ! Vous ne sauriez croire à quel point il est son propre ennemi ; dans la comédie de Térence, ce père, au désespoir d'avoir chassé son fils de sa maison, ne s’impose pas de plus cruelles privations !
 
Le beau discours ! me direz-vous; mais où voulez-vous en venir ? A ceci, que tout homme inintelligent, qui veut éviter un excès, tombe aussitôt dans l'excès contraire. Malthinus porte sa robe ou, pour mieux dire, il la traîne aussi loin qu'elle peut traîner; son voisin relève indécemment la sienne, et montre aux passants les nudités les plus grotesques. Rufillus est une civette ; Gorgonius est un bouc ! Point de milieu. Celui-ci, dans ses amours, s'adresse à la dame empourprée de l'épaule au talon ; celui-là va relancer les plus viles prostituées dans leur bouge enfumé. « Courage, enfant, disait Caton, ce vrai sage, à un fils de bonne mère qui sortait d'un mauvais lieu ! voilà ce qui s'appelle une bonne action.... » J'honore, à son exemple, une passion qui laisse en repos les honnêtes femmes, et se contente à si peu de frais. « Vous aurez beau dire, avec votre Caton, répond Cupiennius, grand amateur des beautés patriciennes, pareille louange aurait peu de charme pour moi. »
 
Ces grands coureurs de femmes mariées, pour peu que vous leur rendiez justice, écoutez (vous n'en serez pas fâché) par quels labeurs, par quels dangers sans nombre ils achètent ces rares bonheurs d'un instant : l'un s'est jeté du haut en bas de la maison, l'autre est mort sous le bâton, un troisième en fuyant est arrêté par des voleurs, un quatrième est obligé de se racheter à prix d'argent, sans compter certaines satisfactions que les valets se sont données.... Et que dis-je ? un d'entre eux a perdu à ce métier tout ce qui en faisait un homme. « A la bonne heure, et c'est bien fait, » s'écrient les honnêtes gens; le seul Galba n'est pas de leur avis.
 
Que direz-vous cependant d'une facile intrigue avec une complaisante affranchie ? Eh ! voici Salluste le magnifique, un fidèle admirateur des intrigues de bas étage ! Eh bien ! Salluste, il fait autant de folies pour ces demoiselles que Cupiennius pour ces dames. Ce qui le charme uniquement, ce n'est pas de modérer sa dépense, d'être honorable et prudent tout ensemble ; il se croit quitte avec tout le monde quand il a crié partout : « Parlez-moi des affranchies ! je n'aime que les affranchies ! je ne suis pas si fou que de courir après les femmes de qualité ! »
 
Marseus disait naguère comme Salluste; il était l'amant d'une certaine Origène, une mauvaise danseuse qui mangeait à belles dents ses domaines et sa maison. « Pour moi, disait-il, je n'ai jamais touché à la femme d'autrui ! »
 
Non ? mais il te faut des courtisanes, il te faut des comédiennes, et ta bonne renommée en souffre autant, pour le moins, que ta fortune. Et penses-tu qu'il suffise d'éviter le danger inhérent à la personne, pour éviter la honte attachée à ton vice ? Or çà, que tu perdes ta fortune ou ta renommée avec la courtisane, la matrone ou l'affranchie, honneur et fortune seront perdus bel et bien !... Villius, gendre un instant, mais gendre clandestin de Sylla par son accointance avec Fausta, la propre fille du dictateur, Villius a chèrement payé le grand nom qui l'avait séduit : on le blesse à coups d'épée, on l'assomme à coups de bâton, on le jette à la porte enfin, pendant que Longurinus, le préféré de la veille, entre effrontément dans le lit de la dame. Euh ! Si certain membre avait pu parler (son témoignage en valait bien un autre) : « Est-ce qu'on te demande, idiot, dans les moments les plus brûlants, la propre fille du consul et la robe des vestales ? » L'ami Villius eût-il osé répondre: « Elle est pourtant de bonne maison, cette fille-là ? »
 
La nature est meilleure conseillère ; elle est prudente, elle excelle en toute sorte de bons enseignements ; mais pour la suivre, il faudrait ne pas confondre la chose haïssable avec le juste objet de nos désirs. Penses-tu donc, plein de ta faute, qu'il soit indiffèrent d'accuser le destin, ou d'être obligé de s'accuser soi-même ? Ainsi crois-moi, si tu veux éviter un grand danger, renonce aux femmes de sénateurs ; elles te donneront certes plus de peine que de plaisir. Et ne te déplaise, ô trop galant Cérinthe, les émeraudes et les diamants de ta maîtresse ne feront jamais qu'elle ait la peau plus fine, ou la jambe mieux tournée. Hélas ! il arrive assez souvent que tout l'avantage appartient à la courtisane ; elle se montre à qui la paye, au grand jour et sans farder sa marchandise ; l'amateur voit à la fois ce qu'elle a de beau et ce que toute autre femme, à sa place, eût caché.
 
Quand un riche achète un cheval, il n'est pas fâché qu'on l'amène enveloppé dans sa couverture. Il veut savoir tout d'abord si la bête a deux bons pieds ; il aurait peur, la voyant nue, de se laisser séduire par une croupe arrondie, une tête élégante, une encolure altière. Eh ! quoi de plus simple ? Et quoi de plus sot aussi ? Lynx pour les beautés de ta maîtresse, te voilà plus myope à ses laideurs que l'aveugle Hypsée ?... O la jambe élégante ! ô le bras charmant ! c'est vrai mais la hanche est plate, un nez sans mesure, une taille épaisse, un pied.... mais un pied ! De la matrone (et nous ne parlons pas ici de dame Catia !), nous ne voyons guère que le visage; tout le reste est caché dans l'ampleur d'un long vêtement. Une dame ainsi faite est un rempart (malheureusement, je le sais bien, cela t'excite, et le fruit défendu est le seul qui te plaise ! ); il lui faut une suite, une litière, une robe tombante jusqu'aux talons, et par-dessus la robe, un manteau.... et des coiffeuses, des complaisantes, autant d'obstacles.... autant d'excitations à tes contentements !
 
Parle-moi de la première venue en robe ouverte et diaphane ! On la voit mieux que nue; l'œil s'arrête et tourne autour de la taille, et si la jambe est grêle et mal attachée au genou mal tourné, tant pis pour la belle ! Quoi donc ! aimes-tu mieux qu'on te prenne au piège, et payer les yeux fermés ?
 
Je sais bien (il y a réponse à tout ) que tu vas me répondre en te comparant au chasseur, qui, par la neige et les frimas court après le lièvre ; il rougirait de le prendre au gîte. Il en est ainsi, dis-tu, de mon désir; j'évite avec soin ce qui m'appelle, et ce qui me fuit je le poursuis avec ardeur.
 
Certes, la comparaison est ingénieuse ; mais jamais image de rhétorique a-t-elle chassé du cœur humain les chagrins qui le dévorent, les soucis qui l'écrasent ? Encore une fois, méfions-nous de nous-mêmes, laissons faire à la nature ; elle seule, elle sait où se doivent arrêter nos passions ; elle seule, elle indique à l'homme intelligent où la réalité commence, où l'illusion s'arrête ; ce qui nous est indispensable et ce qui ne l'est pas. « Ceci, nous dit-elle, est du superflu ; ceci serait une privation véritable. » Dévoré d'une soif ardente, exiges-tu qu'on présente une coupe d'or à ta lèvre avide, et si la faim nous presse, ne saurions-nous dîner que d'un paon ou d'un turbot ? Quand l'aiguillon de la chair se fait sentir à tes sens bouleversés, là, voyons, la première venue, ou moins encore, est-elle si méprisable qu'elle ne suffise à ton allégeance ? J'en suis là, moi qui te parle, impatient de l'obstacle, ami de la Vénus accorte, obéissante, et d'accès facile. C'était l'avis de notre ami Philodème; il abandonnait volontiers aux prêtres de Cybèle, qui ont le temps d'attendre, ces pousseuses de beaux soupirs qui vous disent: Pas encore, attendez ! — Vous savez mon prix ! — Mon mari ne part que demain !
 
Non ! non ! je la veux de facile composition, qui vienne à l'instant, fraîche, élégante et bien tournée, et telle qu'elle est, sans rien ajouter à sa taille, à son teint. Sitôt que je la sens enroulée à mon côté, je lui donne tous les noms qui me plaisent : mon Égerie et mon Ilie ! et tant qu'elle est à moi, nulle crainte, et fête plénière ; pas de mari qui revienne à l'improviste, et pas de porte enfoncée, aux hurlements du chien de garde, aux bruits affreux de la maison ébranlée ! « Ah ! malheureuse, s'écrie en sautant du lit, pâle et blême, notre épouse au désespoir ! — Merci de moi ! reprend la fillette dont elle a fait sa complaisante complice. — Ah ! ma dot, dit celle-ci. — Ah ! mes reins ! » dit celle-là. Et moi donc ! me voilà m'enfuyant les pieds nus et la toge au vent : « Ah ! mon argent ! mon derrière ! ah ! que diront les voisins ? »
 
Être ainsi dérangé, au plus beau moment, je ne sais pas de plus grande misère ; j'en appelle à Fabius !

 

Livre premier. Satire III

Un chanteur ridicule. — Que les hommes se ressemblent peu à eux-mêmes. — Indulgence des amants pour leurs amours et des pères pour leurs enfants. — Qu'il ne faut pas gâter la vertu. — Soyons indulgents, si nous voulons qu'on nous pardonne, ou tout au moins proportionnons la peine à la faute. — L'argent est un bon serviteur, un méchant maître. — L'âge d'or. — Les lois, filles de la nécessité. — Définition du sage, à l'école de Platon.

C’est le défaut de tous les chanteurs; priez-les de vous dire une simple chanson, ils vont refuser net leur meilleur ami; au contraire, oubliez que votre homme est un virtuose, il chante à vous assourdir. Ainsi était fait ce fameux Tigellius le Sarde ; Auguste lui-même (et certes celui-là pouvait commander) eût supplié Sa Seigneurie, au nom de la protection que lui accordait Jules César, son père, au nom de l'amitié dont lui-même il l'honorait.... pas un couplet ! D'autres fois, à son caprice, il chantait l'ode à Bacchus du commencement à la fin du repas, dans tous les tons de la tête et de la poitrine. — Il était la fantaisie en personne, et tantôt il courait comme s'il avait une armée à ses trousses, tantôt le voilà qui marche à pas comptés comme s'il eût porté les vases consacrés à Junon.
 
Aujourd'hui, notre homme avait deux cents esclaves ; le lendemain, il en a dix à peine ; hier encore, emphatique autant qu'une ode, il ne parlait que de ses amis les rois et les tétrarques ; écoutez-le, ce matinv: «vQue faut-il à mes contentements ? Une humble table à trois pieds, une coquille en guise de salière, et dans ma salière un peu de sel blanc ; quoi encore ? Un habit de gros drap pour passer mon hiver. » Hélas ! le pauvre homme, content de si peu, on lui eût donné, là, tout de suite un million de sesterces, on eût vu cinq jours après le fond de sa bourse.... Il faisait volontiers de la nuit le jour, en revanche il restait couché toute la journée; il y avait une vingtaine d'hommes en cet homme-là.
 
« C'est bien dit ; mais toi qui parles, es-tu donc un mortel sans défaut ? — Si j'en ai ? J'en ai, j'en suis sûr, et qui comptent, mais beaucoup moins que ceux dont je me moque. » Ménius daubait un jour Névius absent. « Holà ! lui dit quelqu'un, te connais-tu si peu toi-même, ou nous prends-tu pour des gens qui ne te connaissent pas ? — Oui-da, répondit Ménius, je me connais, mais je me pardonne à moi-même. » En vérité, poussa-t-on jamais plus loin l'amour-propre et l'impudence ? Insensé ! pour ses propres vices, il est aveugle ; laissez-le faire, il aura le regard de l'aigle et du lynx pour les vices de son voisin ! Et puis, ces amis que tu dénonces, comme ils prendront leur revanche à tes dépens !
 
Un tel n'est pas ce qu'on appelle un petit-maître ; les jeunes seigneurs se moqueront de ses cheveux mal peignés, de sa robe attachée à la diable et de sa chaussure beaucoup trop large.... il est vrai ; mais un tel quoique irritable, est un homme excellent ! Il est ton ami, et, sous ses apparences négligées, il cache un esprit rare, exquis, charmant. Là, voyons, rentre en toi-même, et sache au moins les vices que l'habitude ou la nature ont enfermés dans ta caverne. Une terre en friche ne produit guère que des herbes qui sont, tout au plus, bonnes à brûler.
 
Au moins, si nous faisions comme les amants ! la passion leur cache les défauts de leur maîtresse ; elle fait mieux, elle les change en agréments ; le polype d'Agna ne déplaît pas à Balbinus. Que n'avons-nous dans nos amitiés les mêmes complaisances ? Quel beau nom mériterait ce doux mensonge ! Est-ce qu'un père a jamais accusé les défauts naturels de ses enfants ? Pourquoi ne pas traiter son ami comme on traiterait son propre fils ? « Mon fils a les yeux tant soit peu hagards, » dit le père. Or, son fils est louche. « Il est bien fait et bien pris dans sa petite taille.... » Or, ce mignon est un avorton, un vrai Sisyphe. D'une jambe en cerceau, ce bon père a bientôt fait un aimable balancement; le pied-bot a tout au plus le talon mal tourné ! A ce compte, de ton ami, s'il est un avare, un fanfaron, un sans-gêne, un emporté : « Bon ! diras-tu, il est économe, il aime à rire, il est bon homme au fond, et sa brusquerie est du vrai courage. » A mon sens, voilà comme on conserve et comme on se fait des amis.
 
Tout au rebours, des vertus de nos semblables, nous avons l'art de faire autant de vices, et nous souillons volontiers la plus pure argile. D'un homme honorable et pacifique, un voisin, nous disons : « Le lourdaud, le pauvre esprit ! » Au contraire, en ces temps pleins d'envie, et dans ces sentiers semés d'embûches, en voilà un qui s'entoure de défenses et de remparts : « Voyez, dites-vous, si l'on a jamais poussé plus loin le mensonge et l'astuce ! » Un troisième est purement et simplement un bon compagnon, sans prétention (ainsi suis-je avec vous, Mécène, et tel vous me trouverez toujours) !... pour une lecture interrompue ou quelque rêverie : « Ah ! disons-nous, voilà ce qui s'appelle manquer absolument de tact ! »
 
Maladroits que nous sommes, de faire à la légère des lois si faciles à retourner contre nous-mêmes ! Qui donc, je vous prie, est sans défaut ? Celui-là est le vrai sage qui en a le moins. Un ami véritable, au cœur juste et généreux, a bientôt compensé nos méchantes qualités par les quelques vertus que nous pouvons avoir; pour peu que la balance aille de mon côté, il y donne un peu d'aide et tout est bien.
 
Voilà comme on fait profession d'amitié, si l'on veut être à son tour pesé dans une balance clémente. O l'imprudent bossu, qui ne veut pas que je m'arrête à sa difformité, et qui compte mes verrues ! C'est bien le moins, quand on a si grand besoin d'indulgence, de fermer les yeux sur les défauts d'autrui.
 
Et puisqu'enfin ces fureurs et ces mauvais penchants, dont la racine est au fond de nos âmes, ne sauraient être arrachés entièrement, pourquoi, du moins, ne pas nous servir des poids et des mesures que la raison même a mis à notre portée, afin que nous puissions, en juges équitables, proportionner la peine au délit ?
 
Parce qu'un malheureux esclave, en desservant la table, aura tâté d'une arête de poisson trempée dans la sauce à demi refroidie, irons-nous le clouer sur la croix ? Labéon, lui-même, y regarderait à deux fois. Le ridicule et l'odieux ne sont pas moindres, quand, pour une simple négligence, nous brisons tous les liens de l'amitié.
 
Loin d'ici ton ami ! Tu ne veux plus le voir, et tu le fuis comme un malheureux débiteur s'enfuit à l'aspect de Ruson l'usurier, aux derniers jours des calendes, à l'heure où ne pouvant donner intérêt ni capital, il est forcé de subir, tête basse, en vrai captif, les injures et les complaintes de son dur créancier. Mon hôte avait trop bu d'un coup, il a taché le lit du festin, sur ma propre table il a brisé quelque vase antique usé par la main d'Évandre ; ou bien mon hôte avait faim, et, sans remarquer si ce poulet était placé devant moi, il l'a posé sur son assiette.... Le beau motif pour que ce digne ami me soit moins agréable et moins cher ! Que ferais-je donc s'il m'eût volé mon argent, s'il eût révélé mon secret, s'il eût renié mon dépôt ?
 
Que toutes les fautes soient presque égales, c'est bientôt dit ; il est moins facile de prouver ce beau dire ; on a contre soi la conscience la morale et les plus graves intérêts de la société civile, source unique, ou peu s'en faut, de toute espèce de justice et d'équité.
 
Quand les hommes, à demi rampants, furent jetés sur cette terre à demi créée, hideux troupeau sans forme et sans langage, ils s'arrachèrent les yeux pour une caverne, ils se battirent à coups de poings pour un gland ; plus tard ils se sont armés d'un bâton; plus tard ils ont fabriqué des armes offensives et défensives ; les voilà enfin qui trouvent une voix, un langage, un accent pour exprimer leur pensée. Alors s'arrêtèrent ces luttes aveugles, et désormais, sur les remparts bâtis de leurs mains, les hommes gravèrent des lois qui défendaient le vol, la rapine et l'adultère. Eh oui, déjà, bien avant la belle Hélène, un beau visage avait été une cause d'extermination mais l'histoire et la poésie ont également dédaigné ces accouplements féroces et ces rivalités de bêtes fauves : la femelle au plus fort ! au plus furieux taureau la plus belle génisse ! Ainsi. remontez aux origines, interrogez les annales du monde, inévitablement vous trouverez que la loi est sortie uniquement de ce besoin d'aide et de protection.
 
Or, si la nature est impuissante à nous dire : « Voici le juste et voilà l'injuste, » comme elle nous dit : « Voilà la peine et voici le plaisir, » absolument notre raison se refuse à nous persuader que le crime est le même d'arracher une tête de chou à demi pommée dans le potager de son voisin, ou de piller, la nuit, le temple de Jupiter.
 
Il faut une loi qui sache équilibrer la faute et la peine ; et celui-là commet un crime, qui fait mourir sous le fouet un malheureux digne au plus de la férule. Quant aux grands coupables réservés aux grands châtiments, sur le sort de ceux-là, je suis tranquille ; ils auront toujours leur compte avec toi, qui ne distingues pas le simple escroc du voleur de grand chemin. Donc tu serais roi, on te verrait (c'est toi qui parles) trancher également dans le vif de nos crimes et de nos simples peccadilles. Mais roi, tu l'es, si tu es un sage : en effet, le sage seul est riche, seul il est beau, seul il est bon cordonnier, seul il est roi. Pourquoi donc ambitionner cette royauté que déjà tu possèdes ? — Là ! là ! (c'est toi qui réponds), je m'aperçois que tu n'entends pas comme il les faut entendre les raisonnements de notre père Chrysippe. Le sage, il est vrai, ne fait pas ses bottines, et pourtant il est bon cordonnier. Il est cordonnier comme Hermogène le chanteur, même quand il ne chante pas, est un grand chanteur; de même qu'Alfénus le savetier reste un savetier en dépit de sa robe de procureur, de sa boutique fermée et de ses alênes qu'il a vendues. De cette façon, mais de cette façon seulement, le sage est roi, le sage est cordonnier, le sage est tout. — C'est bien dit ; mais roi, des rois que tu es, voici pourtant des enfants mal élevés qui vous tirent la barbe à l'arracher ; ils n'ont souci ni de vos cris ni de vos menaces ; encore êtes-vous heureux de vous délivrer de cette engeance en jouant du bâton.
 
Va donc cependant, mon prince, avec ce pendard de Crispinus pour licteur, prendre un bain au rabais ; quant à moi, pour conclure et vite et bien, si je veux que mes amis me pardonnent mes peccadilles, j'aurai soin de leur être indulgent et facile à mon tour. Or çà, règne, à ton bel aise, et moi je vais vivre heureusement, obscurément.

 

Livre premier. Satire IV

De l'ancienne comédie et de la satire ancienne. — Eupolis, Aristophane, Lucilius. — Qu'il faut se méfier du besoin d'écrire. — Il arrive assez souvent que le vers ressemble à la prose. — On peut être un galant homme et un bon satirique, oui, mais il faut se maintenir dans la justice et dans la vérité. — Admirables leçons qu'Horace a reçues de son père; on les pourrait appeler: la morale en action.

Eupolis, Cratinus, Aristophane, trois grands poètes, austères disciples de la comédie antique, ont marqué librement d'une note infamante quiconque leur était signalé par ses mauvais penchants, par ses coquineries, par ses débauches, par ses meurtres.
 
De ces hommes énergiques, Lucilius est le digne fils; il en a la finesse et l'ironie ; il les imite en toute chose, hormis dans la mesure et le rythme de ses vers. Sa muse est rude, et c'est un grand tort. Ajoutez qu'il écrit trop vite et beaucoup trop. Que de fois en moins d'une heure, et debout sur un pied, il a dicté bel et bien deux cents vers ; Dieu sait alors s'il était content de lui-même ! Il roule à la fois l'onde et la fange, et quelques parcelles d'or. Quel poète, s'il eût été moins babillard, moins diffus, et meilleur écrivain !
 
Bien écrire, à la bonne heure; écrire en courant, que nous importe ? A ces mots, voilà le trop confiant Crispinus qui me défie et m'appelle au combat. Çà, dit-il, apportons nos tablettes, prenons un jour, une heure et des témoins; que l'on sache enfin qui de vous ou de moi en fera davantage en moins de temps.
 
Qui, moi, Crispinus, lutter contre vous ? Mais grâce aux dieux je suis un humble poète, un esprit timide, ayant peu de chose à dire et parlant peu ! Si donc c'est ton bon plaisir, tu peux lutter avec l'outre pleine de vent, qui souffle et souffle aussi longtemps que le fer résiste au brasier. »
 
Un autre heureux, c'est Fannius ! En voilà un qui, de lui-même, a déposé ses livres, illustrés de son portrait, dans la bibliothèque publique; et moi je trouve à peine un lecteur.... je n'oserais pas lire en public une seule de mes satires. La satire ne fait plaisir à personne, elle s'attaque au trop grand nombre. Ah ! pauvre de moi ! le premier venu, dans cette foule accourue à ma satire, est un avare, un ambitieux, ou quelque infâme débauché qui s'applique à corrompre les mariées de la veille, ou les échappés de l'école.
 
Pendant qu'Albius admire uniquement les bronzes célèbres, son voisin s'extasie aux ciselures d'une brillante argenterie. — Et celui-là donc, qui perd sa vie à échanger, de l'aurore au couchant, toute sorte de marchandises ! On dirait un fétu qui va et vient au gré du tourbillon qui l'emporte; il a si grand'peur de perdre une obole ! il est si content quand il la gagne ! Or, les uns et les autres, voilà autant d'ennemis pour les poètes satiriques « A l'aide ! au secours ! N'approchez pas ! c'est un poète ! Voyez le foin dont sa corne est garnie !... Ah ! le dangereux animal ! pour un bon mot qui le fait rire, il va sacrifier son meilleur ami ! A peine il a jeté quelque nouvelle injure sur le papier, à toute force il en fait part, même aux vieilles ménagères qui reviennent du four, même aux enfants qui vont remplir l'amphore domestique à la fontaine !... » C'est bien dit ; laissez-moi cependant répondre, et m'écoutez.
 
Pour commencer, je reconnais moi-même que je ne suis pas ce qu'on appelle un poète; on n'est pas un poète à si bon compte, et pour avoir (ceci est mon lot ) prosaïquement tourné quelques vers dans l'allure et l'accent de la conversation terre à terre et de tous les jours. Ce grand titre, honorable entre tous, il le faut accorder seulement au génie, à l'inspiration ! à la bouche ouverte aux grandes choses. Même il y a de bons esprits qui refusent de considérer la comédie comme un poème.... Elle manque, disent-ils, de grandeur dans le fond, d'enthousiasme et de feu dans la forme; elle a beau parler en vers, son vers a conservé l'accent de la prose. Il est vrai que dans la comédie on rencontre un père irrité contre un coquin de fils, épris d'une folle passion pour une vagabonde, et qui refuse une épouse richement dotée ! O malheur ! cet insensé promène en plein jour, aux flambeaux, son ivresse et son déshonneur ! — Voilà ce que dit la comédie, et, si le père de Pomponius vivait encore, il ne parlerait pas autrement.
 
D'où il suit que, pour être un poète, il ne suffit pas d'écrire en vers bien faits des choses telles qu'en brisant le rythme, un homme irrité véritablement les pourrait employer au profit de sa colère. Otez à la satire ancienne de Lucilius, ôtez à ma propre satire le rythme et le mètre, ou tout simplement renversez l'ordre des mots, il serait impossible de retrouver dans ces transpositions une seule trace de poésie; au contraire, brisez, si vous l'osez, les vers que voici :
 
A l'heure où la Discorde, en naufrages féconde,
Des débris de Janus épouvantait le monde....
 
le moins habile reconnaîtra que la poésie a passé par là.
 
Ceci dit, nous tâcherons de savoir, une autre fois, si le poète satirique est un poète. Aujourd'hui, je me contenterai de répondre aux ennemis de la satire en général.
 
Voyez-vous passer dans la rue, à grands pas, ces deux criminalistes, le hargneux Sulcius et Caprius son digne acolyte ? Au premier bruit de ces voix enrouées à force d'accusations, et rien qu'à l'aspect des citations qu'ils portent sous le bras, tous les coquins sont en alarme.... Oui, mais les bonnes consciences et les mains nettes ne s'inquiètent guère de ces deux surveillants de la tranquillité publique. Or fussiez-vous Celsius le faussaire, ou Birrus l'assassin, je ne suis pas Caprius, je ne suis pas Sulcius.... Pourquoi donc vous fais-je peur ? vous ne trouveriez pas, dans la ville, une boutique, un parapet où mes livres soient exposés à des mains pleines de sueur aux mains des passants, aux sales mains d'Hermogène. On ne m'a jamais vu débitant en tout lieu, à tout venant, les vers que je compose ; à peine à quelques amis, quand ils m'en ont bien prié. Assez d'autres, sans moi, déclament, dans le forum, aux bains même, sous ces voûtes complaisantes à la voix qui récite; mais qu'y puis-je, et pourquoi donc porterais-je la peine de ces importuns, têtes vides, esprits gonflés de vent ?
 
Mais quoi ! vous l'affirmez, j'aime à médire et j'y réussis assez bien ?... De quel droit, je vous prie, m'adresser ce reproche ? — On vous l'a dit ! — Qui vous l'a dit ? Parmi ceux qui me connaissent, quel témoignage invoquez-vous ?
 
Qui déchire un ami en son absence et ne le défend pas quand on l'attaque, est un lâche; qui fait rire à tout prix et court après la gloire d'un diseur de bons mots, est un fou ; qui calomnie ou ne sait pas garder un secret est un misérable, et voilà l'homme, ô Romains, dont il faut se garder.
 
Autour d'une table à trois lits d'égales dimensions, douze convives sont couchés.... l'un d'eux, pendant le repas, s'amuse à répandre à longs flots l'ironie et le sarcasme sur tout le monde, hormis sur l'amphitryon où l'on dîne.... Attendez que ce railleur soit repu, par Bacchus le véridique ! l'amphitryon où l'on a dîné sera moqué à son tour.
 
Toutefois, je vous entends d'ici, vous, le grand ennemi de la satire et des poètes satiriques, vous extasier sur l'aimable gaieté et l'aimable franchise de cet aimable convive ! Et moi, si j'appelle en riant Rufillius une civette et Gargonius un bouc, je suis l'envie en personne, une vraie langue de vipère ! Que l'on vienne à parler devant vous de cette accusation de vol qui pèse encore sur la tête de Petillius. Petillius, dites-vous, c'est mon ami d'enfance et mon plus ancien camarade ! Il m'a rendu souvent de très grands services, et, ma foi ! je suis bien content qu'il vive à Rome et sans être inquiété.... Il est cependant bien étonnant qu'il se soit tiré de ce mauvais pas ! »
 
Te voilà bien, traître, et voilà comment tu défends tes amis. Ton amitié est du poison tout pur ; plaise aux dieux que jamais pareille noirceur ne se rencontre au fond de mon âme et sous ma plume ! Oui, je le jure, si je suis digne de tenir un serment, c'est celui-là que je suis sûr de tenir. Passez-moi cependant quelques traits de bonne humeur qui me seront échappés dans un de ces moments où l'esprit a toute sa liberté.
 
C'est mon habitude, je la tiens de mon père, un père excellent ; pour m'inspirer l'horreur du vice, il me le faisait toucher du doigt. S'il m'exhortait à vivre honorablement et modestement du bien qu'il m'aurait amassé : « Vois le fils d'Albinus, quel abandon ! Et Barrus, quelle détresse ! Ah ! la bonne leçon à qui serait tenté de dévorer son patrimoine ! » Me voulait-il détourner des courtisanes : « Mon fils, souviens-toi de Scetanius ! » Pour me garer des amours adultères, quand on trouve, à chaque pas, de si faciles amours : « Mon fils, savez-vous rien de plus ridicule que ce Trebonius, qui s'est pris aux pièges d'un mari ? Le premier venu parmi les philosophes t'expliquera ce qu'il faut éviter ou rechercher; moi, ton père, je suis content si je t'enseigne à l'heure où le jeune homme a besoin d'un guide, à marcher dans les sentiers de nos anciens, à sauvegarder ta bonne renommée et tes bonnes mœurs; l'heure viendra, mon enfant, où ton corps s'étant formé et ton esprit s'étant mûri, tu nageras, sans liège, en pleine eau. » Voilà par quels discours et par quels exemples il a formé ma jeunesse. Chacun de ses conseils, il l'appuyait d'une autorité sans réplique. « Fais ceci ! » en même temps, il me citait un homme honoré de la ville entière; ou bien : « Prends garde à cela, c'est funeste, c'est honteux ; si tu doutais de ma parole, demande autour de toi le vilain renom de tel ou tel. »
 
Son voisin, le glouton, qui est en terre, est un rude conseil au malade affamé, de faire une diète exacte; ainsi le seul aspect d'un homme déshonoré doit suffire à maintenir une âme innocente dans les honnêtes sentiers.
 
Grâce à ce sage enseignement, je me suis sauvé des fautes graves, et si je n'ai pu me défendre également contre un tas de petits défauts, au moins sont-ils pardonnables. Laissez faire à l'âge, aux conseils de l'amitié, à ma conscience, et je finirai par secouer beaucoup de petits vices qui ne tiennent guère. Déjà, quand je suis seul à rêver dans mon lit ou sous le portique d'Agrippa, je me livre à toutes sortes de sages réflexions : « Voilà qui serait plus convenable !... Eh ! eh ! Si tu agis ainsi, tu en seras le bon marchand ! Cela serait agréable à tes amis !... Cette action n'est pas d'un galant homme, iras-tu l'imiter à l’étourdie ? » Ah ! les bonnes choses que je me dis à moi-même, en me parlant tout bas ! Puis, à mon premier loisir, je m'amuse et j'écris.
 
Écrire, en vers surtout, est un de ces méchants petits vices dont je m'accusais tout à l'heure, et prenez garde à l'attaquer, soudain vous auriez sur votre dos toute la phalange des poètes. Oui-da ! nous sommes en grand nombre, et, bon gré, mal gré, il faut entrer dans nos synagogues !

 

Livre premier. Satire V

Le voyage à Brindes: Mécène, Muréna, Virgile et Varius. — La rencontre de deux bouffons.

Nous avons quitté Rome, la grande ville, Héliodore et moi; Héliodore, le plus habile et le plus savant, sans contredit, des rhéteurs de la Grèce. Aricie à notre première étape, offrait une hospitalité médiocre ; on va, de là, au bourg d'Appius, qui est une espèce de halle où foisonne la pire espèce de bateliers dans les plus horribles tavernes. Nous avons mis deux jours à faire un chemin qu'un voyageur ordinaire eût fait volontiers d'une seule traite. A des nonchalants tels que nous, la voie Appienne est préférable. Une eau saumâtre eut bien vite imposé silence à mon appétit; malgré les murmures de mon estomac je laissai mes compagnons dîner à leur bon plaisir, et sans moi.
 
La nuit, cependant, jetait ses premiers voiles sur la terre et les premières étoiles dans les cieux ; soudain s'élève une immense clameur d'esclaves à bateliers, ceux-là répondant à ceux-ci : « Viens çà ! — Tu veux donc nous encaquer dans ta barque ? Nous sommes déjà trois cents !  Assez ! — Assez ! » Mais que de temps perdu: recevoir le prix des places, atteler la mule au bateau !... plus d'une heure ; et puis, essayez de dormir sous l'aiguillon des cousins, au chant rauque des grenouilles, aux épithalames du batelier et de certain voyageur, gris de piquette l'un et l'autre, et roucoulant en l'honneur de leur maîtresse absente. A la fin, tout s'endort. Lui-même, le muletier du coche, il lâche à travers le gazon sa mule, et, la corde ancrée à quelque pierre du rivage, il s'étend sur le dos et ronfle.
 
Au point du jour, cette barque immobile nous réveille ; un des nôtres, une tête chaude, à peine éveillé, saute à terre , prend une gaule, et frappe à tour de bras sur la mule et le muletier. A dix heures, enfin, nous débarquons, et nous faisons nos ablutions dans les eaux de ta fontaine, ô Féronie !
 
Un peu refaits, il nous faut gravir pendant trois milles une montée assez pénible ; on voit, d'une lieue, Anxur sur son rocher crayeux.
 
Là, nous devions rencontrer Mécène lui-même, et son fidèle Cocceius. Ces grands négociateurs s'étaient chargés, illustre et difficile mission, de réconcilier deux amis que la politique avait séparés. Et pendant que je raffermis mes yeux malades d'un collyre énergique, voici venir Mécène en personne, voici Cocceius, voici Fonteius Capiton, un homme accompli, l'ami le plus dévoué de Marc-Antoine. Quelle joie, en même temps, de quitter Fundi, et de planter là maître Aufidius son digne préteur ! Cet Aufidius le louche était un ancien greffier, un bouffon, qui s'était harnaché de la prétexte et du laticlave des consuls, sans oublier le brasier des pontifes. — Étions-nous fatigués en arrivant à Mamurra, où Capiton et Muréna nous offrirent, celui-ci sa table, et celui-là sa maison ! Le lendemain fut ce qu'on appelle un heureux jour ; à Sinuesse, en effet, nous avons rejoint Virgile et Plotius, et Varius, les belles âmes, honneur de ce bas monde, amis que j'aime et préfère entre tous. Ah ! quelle fête et quels transports ! Non, tant qu'Horace aura la pleine autorité de soi-même, il n'est rien, pour lui, qui soit comparable à une douce et fidèle amitié.
 
Une humble métairie. assez voisine du pont de Campanie, offrit l'abri aux voyageurs; messieurs les pourvoyeurs publics nous fournirent strictement ce qui nous était dû, le bois et le sel. Un peu plus tard (il était jour encore), nous arrivâmes à Capoue, où nos mulets déposèrent leurs bâts et nos bagages. En ce lieu Mécène va jouer à la paume, Virgile et moi nous allons nous coucher. Qui joue à la paume a bon œil et bon estomac. De Capoue, et dédaignant les mauvaises hôtelleries de Caudium, nous arrivons, par une montée, à la bonne et belle maison de Cocceius.
 
Et maintenant, muse, aidez-moi ! Racontons en deux mots la rencontre de Sarmentus le bouffon et de son compère Messius Cicerrus, sans oublier leur double origine et la cause mémorable de ces grands démêlés. Le Messius est un véritable Osque, et très complet ; le Sarmentus est un esclave, et sa propriétaire vit encore. Ainsi l'un vaut l'autre, et celui-ci ne déroge pas à se heurter à celui-là. Sarmentus le premier : « Avez-vous jamais vu nous dit-il, cheval sauvage aussi bourru ? » Et nous de rire. A son tour Messus, brandissant la tête : « Ah ! pour le coup, dit-il, j'en tiens, et suis-je heureux que ton front soit désarmé de sa corne, ô mutilé qui oses encore menacer ! » (En effet, une cicatrice hideuse ornait, au-dessus de l'œil gauche, une forêt du plus vilain aspect.) Puis toutes sortes de farces et de quolibets dont le mal de Campanie était le fond : « Le beau pays et le beau visage plein de verrues, reprenait Sarmentus ! Allons, berger, dansons la danse du Cyclope ; on n'a pas besoin de masque avec cette face, et de cothurne avec ces jambes-là. »
 
Au Sarmentus le Cicerrus répondait de la belle façon : « Qu'as-tu fait de ta chaîne, ami ? s'écriait Cicerrus. Sans doute une offrande aux dieux lares ? On est greffier, c'est vrai, mais on est toujours esclave un tantinet. En même temps il voulait savoir pourquoi donc sa propriétaire avait lâché Sarmentus, quand une poignée de farine suffirait grandement à l'entretien d'un si petit corps. Grâce à cette comédie, il advint que le souper fut agréable et d'honnête longueur.
 
Le lendemain, nous allâmes tout d'une traite à Bénévent. Là, notre hôte, empressé de tourner la broche où rôtissaient des grives étiques, s'y prit si mal, que peu s'en fallut que l'hôte et la maison ne périssent dans le même incendie. Eh oui ! l'âtre était vieux, la flamme était vive, et léchait déjà les solives, lorsque les convives affamés, inquiets pour leur souper, et les esclaves tremblants pour leur logis, vinrent à bout du feu. A force de marcher, nous saluons nos chères montagnes de l'Apulie, exposées à ces vents furieux.
 
Il s'agissait de les gravir, et, fort à propos, nous avons trouvé, à mi-chemin, dans une métairie voisine de Trivice, de quoi réparer nos forces. Malheureusement le bois vert et les feuilles mouillées, dans l'âtre brûlant, nous enfumèrent jusqu'aux larmes.... Je me couche. Une servante, ah ! la trompeuse, avait promis de me rejoindre. Innocent que je suis, j'ai la constance de l'attendre.... A minuit je m'endors, attendant toujours.... Un songe immonde a taché mon linge et sali mon sommeil.
 
Le jour suivant, nous faisons, lestement, huit bonnes lieues en voiture, et nous tombons sur un humble hameau dont le nom se refuse aux plus simples exigences du vers alexandrin, mais du reste facile à désigner. De toutes les choses, la plus commune, l'eau s'y donne.... à prix d'argent; en revanche, on y fait de si bon pain, que le voyageur prévoyant en emportera sa charge. A Canose, en effet (Diomède est pourtant le fondateur de ce joli endroit !), l'eau n'est guère plus abondante et le pain craque sous la dent. Ici, Varius prit congé de ses compagnons de voyage, et pensez si ces adieux furent tristes de part et d'autre ! A grand-peine, et déjà n'en pouvant plus, nous avons gagné Rubi par des chemins détestables que la pluie avait effondrés.
 
Le jour suivant fut meilleur, mais, s'il se peut, le chemin fut pire encore, jusqu'aux murs de Bari, chère aux pêcheurs. Vint enfin Égnatia, conquise sur les flots irrités. Ces gens-là sont vraiment de plaisantes gens ; n'ont-ils pas voulu nous persuader que l'encens offert à leurs dieux, sur le seuil de leur temple, s'enflamme et brûle sans qu'on y mette le feu ? Bon miracle, et bien fait pour plaire au peuple circoncis. Pour moi, je n'y crois guère; Epicure m'a enseigné que Jupiter se repose bien tranquillement, et que si la nature enfante un prodige, les hommes auraient tort de s'en inquiéter. Les dieux, si loin de nous, dans leurs nuages, n'y sont pour rien.
 
Brindes sera, s'il vous plaît, le terme de ce long voyage et de cette longue narration.

 

Livre premier. Satire VI

Horace le fils d'un affranchi. — Ce n'est pas la naissance, c'est la valeur des hommes qui les distingue. — Horace est envié parce qu'il est adopté par Mécène. — Histoire de cette adoption. — Nouvelles actions de grâce à son père. — Louanges de la vie exempte d'ambition.

À Mécène

Cher Mécène ! Vous êtes, sans contredit, le plus digne héritier des plus nobles familles que la Lydie ait cédées à l'Étrurie ! Aux ancêtres de votre père, aux aïeux de votre mère ont obéi de puissantes armées ; pourtant, que votre accueil est agréable et charmant aux plus humbles citoyens, et pour moi-même, le propre fils d'un esclave affranchi ! Ce n'est pas vous qui d'un ton dédaigneux demanderiez : « D'où vient-il ? » mais : « Est-il honnête homme ? » Eh ! qui sait mieux que vous que le roi Tullius, parti de si bas, arrivé si haut, n'est pas le premier qui soit monté par son mérite à la dignité suprême ? il y eut, même avant Tullius, de braves gens, fils de leurs œuvres, que la couronne attendait.
 
Lévinus, au contraire, indigne descendant de Valérius (héros par qui fut détrôné Tarquin le Superbe avec toute sa race), à peine il pèse une once aux yeux et dans l'estime du peuple ! Pourtant, vous savez si la foule est difficile en fait de renommée; à quels hommes elle va prodiguant les honneurs, et si les titres pompeux et les images des ancêtres lui en imposent ! Donc applaudissons à cette justice du peuple, nous autres qui nous tenons si loin des admirations et des opinions du vulgaire.
 
Il peut arriver, cependant, que ce même peuple en vienne à préférer Lévinus, le noble, à Décius, fils de ses œuvres; bien plus, si le censeur Appius, indigné de mon humble origine, soudain me faisait sortir du sénat et rentrer dans ma peau, que faire, et que répondre alors ? Je dirais : « C'est bien fait ! » nonobstant le droit légitime au fils de l'affranchi, comme au fils des rois, de monter, à force de gloire, dans le char éblouissant du triomphateur.
 
Dis-moi, Tulius, à quoi t'ont servi ce laticlave et cette charge de tribun, dont te voilà affublé pour la seconde fois ? Tu n'y gagnes qu'un peu plus d'envie: un simple citoyen, on l'épargne ; à peine il a chaussé le brodequin noir et revêtu la robe de sénateur, aussitôt, de toutes parts, sans cesse et sans fin, il entend : « Quel homme est-ce, et quel fut son père ? »
 
Ainsi dans un accès de fièvre à la Barrus (une maladie qui consiste à se croire un Adonis), à peine le malade est dans la rue, il n'est pas de fillette qui ne veuille s'assurer, par ses yeux, si l'Adonis en a le visage et les dents, le pied, la jambe et les cheveux. A plus forte raison le téméraire qui prend l'engagement solennel de veiller sur chacun et sur tous, de consacrer son génie à Rome, à l'Italie, à tout l'empire, aux temples de nos dieux, donne au premier venu le droit de s'enquérir des qualités de son père, et s'il peut nommer sa mère hautement, et sans rougir.
 
Eh quoi ! le propre fils d'un Syrus, d'un Dama ou d'un Denys, voyez l'audace ! il condamne à la roche Tarpéienne ! Il commande à la hache du licteur ! Mais, répond ce fils d'esclave, Novius, vous savez bien, Novius, mon collègue (il marche après moi) est, justement, ce qu'était mon père ! » La belle excuse ! En effet, voilà de quoi t'égaler à Messala, à Paul Émile ! Au moins ce Novius, objet de tes mépris, s'il rencontre un embarras de deux cents chariots et les clameurs de trois funérailles, il va faire à lui seul plus de bruit que ces clairons et ces trompettes ; beugler ainsi, c'est un mérite, après tout.
 
Quant à moi, le fils de l'affranchi (je reviens à mon point de départ), si chacun glose et me jette au nez la condition de mon père, à qui la faute ? A vous, Mécène, qui m'avez fait votre commensal, et à cette charge de tribun militaire exercée autrefois avec honneur dans une de nos légions. Mon grade, à la bonne heure; il m'expose assez naturellement aux débats de l'envie; mais l'amitié de Mécène, quel prétexte à m'accuser ? Vous ne l'accordez ni à l'importunité ni à l'intrigue, et dans ce bonheur singulier qui m'est venu trouver, je ne dois rien au hasard. C'est ce bon Virgile, et Varius après lui, qui vous ont parlé de moi les premiers. Vous avez voulu me voir; j'arrive, et j'étais si troublé que je bégaye, en rougissant, quelques paroles. Toutefois ce premier jour, je ne me vantai pas des grandeurs de ma race et du noble coursier sur lequel je parcours mes vastes domaines ; je dis simplement qui j'étais ; vous me répondîtes en peu de mots, à votre ordinaire, et je me retirai. Neuf mois après : « Revenez, me dites-vous, et désormais soyons amis ! » Voilà tout; mais quel honneur pour moi, d'être accepté d'un homme tel que vous, habile à discerner le faquin de l'honnête homme, et qui fait cas du mérite et de l'honneur beaucoup plus que de la naissance et de la fortune !
 
Au reste, si mes défauts sont en petit nombre, et si mon naturel est vraiment bon (car la belle affaire de relever quelques taches légères sur un beau corps !), si personne à cette heure encore n'est en droit de me reprocher l'avarice et ses hontes, la luxure et ses bassesses; si ma vie, à tout prendre, est honnête et pure (il faut bien me passer ma propre louange !); enfin si mes amis trouvent en moi un ami véritable, c'est à mon père, uniquement, que je le dois.
 
Il vivait du revenu très restreint d'un petit domaine, et pourtant, il trouva indigne de monsieur son fils l'école publique de Fabius, où se rendaient chaque jour les enfants mêmes de nos centurions, portant suspendus à leur bras gauche la bourse aux jetons, leurs cahiers d'étude, et, chaque mois, les minces honoraires du maître d'école. Encore enfant, ce père intrépide me conduisit à Rome, et me fit partager l'éducation réservée aux fils de nos chevaliers et de nos sénateurs. A me voir traverser la foule, ainsi vêtu, accompagné et suivi de mes gens, qui donc eût douté qu'il avait sous les yeux l'unique héritier d'un riche patrimoine ? Infatigable surveillant de mes moindres actions, ce digne père m'accompagnait chez tous mes maîtres. Il fit mieux encore, il m'éleva dans une extrême innocence, cette première fleur de l'honnêteté; grâce à lui, j'évitai non seulement le mauvais renom, mais l'apparence même du vice. Il ne craignait pas qu'on lui fît un jour le reproche d'avoir perdu tant de peine pour n'avoir, au bout du compte, qu'un crieur aux ventes publiques ou un receveur de contributions, comme lui.
 
Certes, je n’aurais pas rougi de remplacer mon père ; plus il avait de peine à vivre, et plus je lui dois reconnaissance et respect. Aux dieux ne plaise, tant que je serai dans mon bon sens, que je ne sois pas fier d'un tel père, et que je cherche, comme tant d'autres, une excuse à mon humble origine en disant : « Ce n'est pas ma faute ! » Loin de moi ce triste langage et ces raisonnements impies ! Un dieu nous dirait à tous : « Vous remonterez le cours des années et vous choisirez une famille au gré de votre orgueil !... » Content de mes auteurs, je n’irais pas en chercher d'autres parmi les faisceaux et sur les chaises curules.
 
« Ah ! le petit esprit ! dirait la foule. — Holà ! le brave homme, dirait Mécène ; ah ! l'homme sage, qui ne veut pas tâter d'un fardeau trop lourd pour ses épaules, et qu'il ne saurait comment porter ! »
 
Voyez, en effet, que d'ennuis, et tout d'un coup, pour expier ma triste vanité : doubler ma fortune, courtiser celui-ci, flatter celui-là, traîner une suite et n'aller jamais seul, et toujours grand train à la ville, un grand équipage à la campagne, et des valets et des chevaux à n'en pas finir.
 
Au contraire, qu'il me prenne envie, aujourd'hui même, d'aller à Tarente : j'enfourche à l'instant mon petit courtaud de mulet, et nous voilà, ma valise et moi, trottant de compagnie et sans trop de souci d'écorcher la pauvre bête. Or je ne crains pas que sur mon chemin, on crie : « O sordide ! » et qu'on me prenne pour Tillius, un préteur qui n'a pas honte, allant à Tibur, de traîner après soi cinq malheureux esclaves chargés de sa marmite et de sa chaise percée. Ma foi, tout sénateur que vous êtes, maître Tillius, moi, et bien d'autres, nous ne voudrions pas d'une vie arrangée à votre guise. Je vais partout où va mon caprice, et je vais seul. Je demande en passant le prix du blé, le prix des légumes. J'assiste aux jeux du cirque à midi, et je prends ma part de ces tours de force ; ou bien, le soir, je vais chercher, sur la place publique, les diseurs de bonne aventure. « Allons ! dis-je, il est temps, rentrons et soupons ! » Le souper est frugal : poireaux, pois chiches ou beignets, deux petits plats et trois petites gens pour les servir.... N'oublions pas mon buffet, couvert d'un marbre blanc; sur ce marbre on voit un verre, une aiguière et sa cuvette, deux bouteilles.... On ne fait rien de mieux chez les potiers de la Campanie.
 
Enfin je me couche, en songeant déjà que je pourrai dormir la grasse matinée et que nul ne m’attend au pied de la statue de Marsyas ; tout dieu qu'il est, on dirait qu'il fait la mine au plus jeune des Novius. Cependant, sur les dix heures je me lève et je sors, ou bien je lis et j'écris à mon aise et selon mon plaisir ; bientôt je me fais frotter d'une huile suave, et non pas, comme Natta, d'une peste empruntée aux lanternes publiques. A l'heure où la fatigue et la canicule ardente m'avertissent d'aller au bain, j'abandonne le Champ de Mars et le jeu de paume ; après le bain, une légère collation m’aide à gagner le repas du soir ; enfin, pour quoi donc comptez-vous la douceur de s'abandonner à l'oisiveté de sa maison ?
 
Voilà ma vie, une vie à l'ombre, exempte des misères et du travail de l'ambition ; voilà comme on se console, à force de petits bonheurs, de n'avoir pas eu pour père un questeur, un sénateur pour grand-père, un dictateur pour aïeul.

 

Livre premier. Satire VII

Ici apparaît le bouffon lettré. — Dispute entre Persius et Rupillus.

A tous les gobe-mouches, à tous les barbiers de la bonne ville, on n'apprend rien en leur disant comment le Gréco-Romain Persius rejeta dans son cloaque un certain Rupilius, surnommé le Roi, mauvaise langue, et chassé de toutes parts. Ce Persius, un des gros négociants de Clazomènes, homme riche, insupportable, arrogant, avait, avec ce Rupilius-Roi, un procès interminable ; il était (pour le moins) aussi grossier que sa partie adverse, et vraiment ces deux hâbleurs Sisenne et Barrus lui-même, étaient dépassés par cette injure à quatre chevaux.
 
Le fait est que toute espèce d'arrangement était impossible entre ce Roi et ce Persius ; ils avaient cela de commun, tout simplement, avec les deux héros de l'Iliade: Hector, fils de Priam, et l'impétueux Achille, égaux en courage et se rencontrant dans la mêlée. Il fallut, pour en finir avec ces haines, que la mort s'imposât enfin entre ces deux ennemis implacables. Au contraire, opposez l'un à l'autre deux poltrons ou bien deux forces inégales, Diomède à Glaucus, le plus faible aussitôt se retire, offrant de soi-même un présent à l'ennemi qui l'épargne. Donc, en ce temps-là Brutus était préteur dans la riche Asie, il advint que le susdit Rupilius et son digne ennemi Persius se rencontrèrent à son tribunal pour soutenir leur querelle, et jamais, que je sache, un plus fameux couple, en comptant Biton et Bacchius, n'avait donné un spectacle plus imposant.
 
La parole appartient d'abord à Persius ; il expose le fait, et dès l'exorde, l'assemblée entière part d'un éclat de rire. « Louange à Brutus ! disait-il, louange à son armée ! A coup sûr Brutus est le soleil de l'Asie, et ses compagnons en sont les étoiles bienveillantes. Quant à Rupilius-Roi, c'est le grand chien, l'astre ennemi du pauvre laboureur. » Tout cela roulait comme, en hiver, ces torrents ravageurs des forêts, qui ne laissent rien pour la cognée. A ces flots d'une âcre invective, Rupilius riposte, et je vous réponds qu'il a dépassé, en ce moment les plus furieuses grossièretés du vendangeur, quand, du haut de son arbre effronté, il insulte le passant, qui lui fait : Coucou ! coucou !
 
A son tour Persius, le demi-Grec, trempé dans le vinaigre latin : « Par Jupiter, s'écria-t-il, ô Brutus ! ennemi-né des rois, que n'étrangles-tu ce Roi-ci ? et quel plus digne couronnement des hauts faits de ton aïeul ? »

 

Livre premier. Satire VIII

Le dieu Priape raconte une histoire de Canidie et de Sagane, sa camarade … une histoire à la Rabelais …

Avant d'être un dieu grotesque, j'étais l'inutile tronçon d'un figuier desséché; le manœuvre qui me dégrossit avait eu d'abord l'intention de faire un banc.... il fit un Priape, et me voilà devenu un dieu terrible aux oiseaux.... voire aux voleurs. Si donc plus d'un voleur s'est arrêté net à l'aspect de ce bras menaçant et de cet appendice obscène et peint en rouge qui surgit de ma triste image, un roseau vacillant sur ma tête, au gré du vent, suffit à chasser les oiseaux importuns de ces jardins nouvellement plantés.
 
Ici même, autrefois, l'esclave apportait, dans une bière de louage, son camarade et son ami d'esclavage à peine mort; ici s'ouvrait, béante, une fosse où l'on venait jeter, dans un affreux pêle-mêle, tous les morts sans aveu; Pantolabus le bouffon, Nomentanus le débauché, n'ont pas eu de sépulture plus décente. Une inscription, gravée sur un cippe, indiquait mille pieds de façade à prendre sur trois cents de profondeur, ajoutant que les héritiers du donataire n'auraient jamais rien à réclamer de cette donation. Or, voici qu'à cette heure, il n'y a pas d'air plus salubre et de position plus charmante que ces mêmes Esquilies. Ce champ couvert de ronces et d'ossements est devenu une élégante arène à l'usage des promeneurs. Mais quoi  ! les plus tristes hôtes de ces beaux lieux, la bête fauve ou le brigand, sont, à mes yeux, un moindre sujet d'inquiétude et de terreur que ces viles sorcières, dont chaque parole est un trouble, un poison. Quelle force, hélas ! nous délivrera de ces monstres ? Quant à moi, je ne suis pas assez dieu pour les empêcher, à la pure clarté de la lune errante sous le nuage, de ramasser l'herbe empoisonnée, et la dépouille des morts.
 
J'ai vu, de mes yeux vu, Canidie elle-même ! Elle accourait les pieds nus, les cheveux épars, sa robe horriblement troussée.... Et la vieille Sagane était avec elle, et l'une et l'autre, elles hurlaient à qui hurlerait le plus. Elles étaient pâles, elles étaient blêmes, et d'un hideux aspect. Et les voilà qui se mettent à fouler la terre avec leurs ongles. Les voilà qui déchirent à belles dents une brebis couleur de l'Érèbe.... le sang, remplissant la fosse, attirait les mânes, les âmes étaient obéissantes à leurs évocations.
 
Les sorcières tenaient en leur main, celle-ci une image en laine, et celle-là une image en cire: la laine représentait une femme irritée et superbe qui menaçait son esclave ; l'esclave en cire, à genoux, les mains jointes, semblait implorer une pitié qu'il n'espérait guère. Alors, aux invocations de Canidie, appelant : « Hécate ! Hécate ! » aux clameurs de Sagane, invoquant la Tisiphone implacable, surgit de l'enfer un drame affreux ! Les serpents sifflaient, les chiens hurlaient, la lune, épouvantée, honteuse à l'aspect de ce désordre, se cachait derrière les grands tombeaux.
 
Si je ne dis pas ici toute la vérité, je veux bien que les corbeaux souillent ma tête de leur craie infecte ; je veux que Pediatius la prostituée mâle et Voranus le voleur fassent de moi leur sentine et leur latrine. Est-ce assez, et dois-je aussi vous rapporter le dialogue impie entre Sagane et ces ombres aiguës, froides et pleines d'échos semblables aux vents du Nord ? Vous dirai-je aussi comment ces furies, visibles à moi seul, ont enterré la nuit, dans le même tombeau, en grand mystère, les moustaches du loup et les dents de la couleuvre tachetée ? Voyez, en même temps, ce feu sombre, qui jette un éclat surnaturel à mesure que la cire étend sa lumière dans le brasier. Témoin consterné, mais vengeur, de ces saturnales de la nuit, j'eus bientôt châtié comme il convenait les crimes et les chansons de nos deux furies. Soudain, mon figuier pète et crève, avec le bruit de l'outre d'Éole. Ah ! quelle épouvante ! Il fallait voir courir nos deux magiciennes du côté de la ville, en semant sur leur passage leurs dents, leurs cheveux, leurs herbages de maléfices et les bandelettes de leurs sortilèges ! et comme on eût ri, comme on se fût moqué de bon cœur !

 

Livre premier. Satire IX

Le Fâcheux ; du récit d'Horace, Molière en a fait une agréable comédie.

Je longeais, un jour, la voie Sacrée, et j'allais je ne sais où, en rêvant profondément (c'est mon usage) à je ne sais quoi, lorsqu'un certain.... je ne sais qui, me rencontre et me prenant par la main : « Ah ! dit-il, je vous tiens enfin, mon cher ami ! Comment vous portez-vous ? — Fort bien, en ce moment du moins, et tout à vos ordres. » Cependant je suivais mon chemin ; il se mit à marcher avec moi, et, le prévenant : « Qu'y a-t-il pour votre service ? — Euh ! fit-il, vous savez qui je suis, et que je suis un peu votre confrère en Apollon ! — Tant mieux donc, et ce m'est un motif de vous considérer davantage. » Ainsi parlant , je me hâte avec l'espoir de lui échapper.... Il va plus vite et continue. En vain je m'arrête et change d'allure à chaque pas, murmurant des mots sans suite à l'oreille de mon valet. Le bourreau s'arrête ou marche avec moi, si bien que déjà je suais à grosses gouttes ! O Bolanus, voilà de ces moments où l'on regrette de ne pas être un brise-raison tel que toi !
 
Lui, cependant, il se mit à sautiller, à gazouiller : « Il faut convenir, disait-il, que Rome est une belle ville, et que nos rues sont de belles rues.... Vous vous taisez.... et je vois bien que vous voulez m'échapper; mais halte-là ! Où vous allez, j'irai. Au fait, où donc allez-vous ? — Fort loin d'ici, chez un ami à moi, que vous ne connaissez pas, au delà du Tibre et sous les murs du jardin de César ! Pourquoi donc feriez-vous un si grand tour ? — Bon ! je n’ai rien à faire et je ne demande qu'à marcher. Allons  je vous suis. » Vous avez vu, parfois, un pauvre âne accablé sous le faix et la tête basse ? ainsi j'allais. Lui, cependant : « Certes, vous êtes l'intime ami de Viscus et de Varius ; m'est avis, cependant, si je m'y connais bien, que je ne serai pas le dernier dans votre estime. Pas un qui me passe à écrire, et vite et bien, les plus beaux vers. Ma danse est la grâce élégante, et quand je chante, il n'y a de malheureux qu'Hermogène le chanteur. En ce moment, et pour mettre enfin un bâton dans sa roue : « Au moins, repris-je, avez-vous une mère ou quelque proche parent pour veiller sur une santé si précieuse ? — Oh ! fit-il, personne, je les ai tous enterrés. — Sont-ils heureux, pensai-je, et maintenant voilà mon tour ! C'en est fait, je touche au moment fatal qu'avait prédit à mon berceau une vieille sorcière, et voici ce qu'elle avait lu dans les dés de son cornet :
 
«  Cet enfant ! dit-elle, est à l'abri du poison ; le fer de l'ennemi ne saurait l'atteindre ; il aura des reins excellents, une bonne poitrine, et pas un accès de goutte.... Oui, mais si jamais il rencontre un bavard.... il est mort ! Donc , faites en sorte, aussitôt qu'il aura l'âge de raison, qu'il se mette à l'abri des grands parleurs. »
 
Cependant (déjà le quart de la journée était dévoré), nous étions arrivés au temple de Vesta, où justement, voyez la chance heureuse ! mon fléau se trouvait assigné pour ce jour-là, et, faute par lui de comparaître, il perdait son procès. « Par amitié pour moi, me dit-il, entrons un instant au tribunal ! — Qui ! moi ? que je meure si j'ai une minute à perdre, et si j'ai rien compris jamais à la procédure. Allons, bonsoir, je cours où vous savez ! — Vous me jetez, reprit-il, dans un extrême embarras ! Irai -je avec vous ? irai-je à mon procès ? — Sans contredit, lui dis-je, à votre procès. — Eh bien ! non, tant pis. je vais avec vous ! » Et le voilà qui prend les devants. Il triomphait, j'étais battu, je suis en esclave. A vingt pas de là : « Comment me dit-il, Mécène en agit-il avec vous ? — Il est très réservé, et ne l'aborde pas qui veut. — En voilà un, j'espère, qui a mené sa barque à bon port ! Cependant, si vous vouliez me présenter, vous trouveriez un compère habile, et, sur ma tête ! vos auriez bien vite, avec moi, distancé tous vos rivaux.
 
— Vous ne connaissez guère, on le voit, la maison dont vous parlez ; il n'y en a pas et de mieux tenue, et de plus à l'abri de ces petites cabales. A chacun sa place, et que mon voisin soit plus riche ou plus docte, ce n'est pas là ce qui peut m'inquiéter.
 
— La chose étrange ! Il faut que ce soit vous qui la racontiez pour qu'on y croie ! — Et pourtant la chose est ainsi ! — Vraiment ! vous mettez le comble à mon envie, il faut que j'appartienne à Mécène ! — Eh bien ! présentez-vous ! votre mérite aura bientôt brisé l'obstacle. Il est vrai que si la place est d'un abord difficile, elle n'est pas imprenable. — Et comptez aussi, mon très cher, que l'on sait son métier d'assiégeant: un domestique, on l'achète ; une porte est défendue aujourd'hui..., nous revenons le lendemain. On prend son heure, on attend Mécène dans la rue, on marche à sa suite. Hélas ! tout se paye ici-bas, et c'est une des conditions de la vie ! »
 
Au même instant, je vois passer Fuscus Aristius ; il est de mes amis, il connaît l’homme et voilà que nous nous arrêtons pour causer:
 
« D'où venez-vous ? lui dis-je — Où allez-vous ? » me dit-il. Or, j'avais beau rouler de grands yeux effarés, lui pincer le bras, ce bras immobile, et faire à ce mécréant tous les signaux de la plus cruelle détresse..., il ne veut pas me comprendre ; il rit en son par-dedans, il me laisse empêtré dans cette misère ; j'enrageais.
 
« A propos, Fuscus, vous aviez à m'entretenir en grand secret d’une affaire importante ?... — Certes, je m'en souviens mais ce sera, s'il vous plaît, pour un autre jour; nous entrons dans le trentième sabbat, et vous ne voudriez pas me brouiller avec la synagogue.
 
— Ah ! bah ! je ne suis pas si timoré, dites toujours. — Ma foi, mon cher, libre à vous d'être un mécréant, moi j'ai la foi des petites gens ; pardon et bonsoir, nous parlerons de mon affaire une autre fois. »
 
A ces mots (je marquerai de noir cette journée), il s'évade en me laissant le couteau sur la gorge.... Heureusement qu'au détour de la rue : « Ah ! canaille ! Ah ! te voilà donc ! Où vas-tu ? » C'était la partie adverse de mon fâcheux qui l'interpellait d'une voix de tonnerre. En même temps: « Je vous prends. me dit-il en témoignage, et tendez-moi votre oreille.... »
 
Ainsi fais-je, on prend l'homme, on le pousse aux pieds du juge, et les deux plaideurs de clabauder, et la foule de les suivre, et moi de m'enfuir.... Et c'est ainsi qu'Apollon m'a tiré de ce mauvais pas.

 

Livre premier. Satire X

On dirait que cette satire est un fragment de l'Art poétique. — L'auteur y parle avec grand respect de la langue ancienne, en défendant les droits de la langue nouvelle. — Il se contente, dit-il, de peu de lecteurs; mais il les cherche parmi les grands esprits.

J'ai dit, j'en conviens, que Lucilius était un poète inégal et qu'il avait grand tort d'écrire à la hâte.... Il faudrait être un fanatique idiot pour le nier. Mais quoi, j'ai dit aussi, à la même heure, que Lucilius répandait sur Rome entière, à pleines mains, le sel piquant de la satire. Or, parce que je lui reconnais ce grand mérite, est-ce à dire que je lui reconnais tous les autres ? A ce compte, il me faudrait tenir pour irréprochables les farces de Labérius.
 
Non, certes, il ne suffit pas (et pourtant la chose est peu commune !) d'arracher un sourire à son auditoire ; il faut encore appeler à son aide cette sobriété nette et vive, abondante en clartés, également plaisante à l'oreille et au bon sens.
 
Le vrai poète est un homme habile au rire, à la tristesse, au discours en prose, au dialogue en vers. Il va parler comme un sage, oui, mais comme un sage en belle humeur; grand ménager de l'effet qu'il peut produire, il usera très rarement de toutes ses forces. Plus d'un grand procès a été gagné par l'ironie; il eût été perdu par la colère. En ceci consistait le vrai secret des maîtres de la comédie ancienne, et c'est justement le véritable point de notre émulation. Mais les Athéniens, nos maîtres qui les lit, à cette heure ? Est-ce Hermogène, ce beau fils, ou ce mauvais singe de Catulle et de Calvus, qui s'en va fredonnant leurs chansons ? « Mais, nous dit-on, au moins comptez-vous pour beaucoup, à Lucilius, d'avoir enchâssé tant de mots grecs dans notre idiome latin ?
 
Vraiment, Seigneur, votre savoir va jusque-là, d'admirer comme une nouveauté des prouesses grammaticales dignes, tout au plus, du Rhodien Pitholéon ?
 
— N'en déplaise à vos élégies, ce grec et ce latin, bien mêlés l'un à l'autre, ont une grâce irrésistible. On dirait, dans la même amphore, le vin de Falerne coupé de vin de Chio.
 
— Laissons mes poèmes et parlons de tes plaidoyers ; si tu avais à plaider la cause désespérée de Pétillius, irais-tu renier la langue mère, la langue de ta patrie, et répondre au latin de ces rudes jouteurs Corvinus et Pedius-Publicola, dans je ne sais quel patois bariolé des barbarismes de la double langue qui se parle à Canuse ? Et moi aussi, enfant du rivage italien, j'ai balbutié, tout comme un autre, des vers dans la langue athénienne.... Un dieu tout romain, Romulus lui-même, au point du jour, l'heure des songes auxquels il faut croire, m’est apparu me disant : « Toi, un Athénien ! autant vaudrait porter des fagots dans la forêt séculaire, que de te mêler à la troupe innombrable des poètes de la ville d'Homère ! » J'ai suivi ce conseil, et pendant qu'Alpinus le boursouflé immole aujourd'hui Memnon à la muse épique, et dans huit jours barbouillera le vieux Rhin couronné de roseaux fangeux, moi je compose en badinant ces légers poèmes, enfants de mon loisir.
 
Je ne veux pour mes vers ni le bruit des voûtes sonores, ni les couronnes décernées par maître Tarpa, ce juge en poésie; moins encore les applaudissements et les nombreuses représentations du théâtre. Il n'appartient, de nos jours, qu'au seul Fundanius de rire agréablement des ruses d'une courtisane élégante et des coquineries de ce mauvais Dave, acharné à la peau du vieux Chrémès. Pendant que Pollion chante en vers de six pieds les hauts faits des grands capitaines, et que le poème héroïque obéit à son maître.... à Varius, à vous, mon Virgile, obéit la muse harmonieuse et clémente des idylles et des moissons.
 
Il ne me restait donc à tenter, après Atacinus et quelques autres satiriques de même acabit, que la satire inventée par Lucilius, — mon devancier; certes je n'avais pas l'ambition d'égaler mon maître, et d'ailleurs ce n'est pas moi qui voudrais arracher de son front glorieux cette illustre couronne ! Il est vrai que j'ai dit et je le répète : Lucilius est un fleuve plein d'écume et de gravier, son onde gagnerait à être moins turbulente et moins chargée.... Et toi-même, aux divins poèmes d'Homère, est-ce donc que tu n'as rien à reprendre ? Est-ce aussi que Lucilius a toujours été complaisant et facile aux tragédies d'Accius ? A-t-il professé un respect inaltérable pour les folies du grave Ennius ? Non pas que je sache ; et pourtant, s'il vient à parler de lui-même, il aurait honte de se mettre au dessus de celui-là, au niveau de celui-ci. Nous-mêmes, en relisant les œuvres de ce grand satirique, ne serons-nous pas en droit d'examiner si les cruelles négligences de ces vers, mal frappés sur une mauvaise enclume et manquant de verve et d'énergie, appartiennent à son peu de génie, ou s'il faut, tout simplement, accuser le genre qu'il avait choisi, de cette facilité déplorable à enfermer, tant bien que mal, à peu près ce qu'il voulait dire, entre un nombre suffisant de spondées et de dactyles ! Trop heureux s'il parvenait à mettre sur leurs pieds, à jeun, deux cents vers, et deux cents vers encore après dîner !
 
Telle était la poésie intarissable de Cassius le Toscan ; il a laissé tant de poèmes qu'ils ont suffi, dit-on, avec les tablettes qui les portaient, à dresser son bûcher funèbre. A coup sûr, Lucilius ne manquait ni d'urbanité ni d'élégance ; il était beaucoup plus correct qu'on ne pouvait l'espérer du premier inventeur de cette espèce de poème que les Grecs eux-mêmes n'avaient pas soupçonné ; il occupe une place à part dans la foule de nos vieux poètes. Si pourtant ce bel esprit eût vécu de nos jours, de quel zèle il eût revu tous ses ouvrages ! que de détails inutiles il eût retranchés !... Je le vois d'ici qui se gratte au front et se ronge les ongles jusqu'au vif, en refaisant ses vers.
 
Qui veut être admiré et relu, non pas de la foule, mais des bons juges dont le suffrage est une gloire, doit énergiquement retourner son stylet. La sotte affaire, après tout, de voir ses vers ânonnés par des cuistres dans les écoles infimes ! Apollon m'en préserve ! « Eh ! disait ma commère Arbuscula, pendant que le peuple entier la sifflait, l'applaudissement des chevaliers suffit à ma tâche. » Et moi donc irais-je me chagriner des picotements importuns de cette punaise de Pantilius ?... Autant vaudrait me tourmenter d'être déchiré en mon absence par Démétrius, ou mordu à la table d'Hermogène par le vil parasite appelé Fannius.
 
Non, non ! que je plaise à Mécène, à Virgile, à Plotius, à Varius, à Valgius, à Fuscus, aux deux Viscus, au bon poète Octavius, et voilà mon ambition satisfaite. Je place aussi, parce que c'est leur droit, parmi mes juges naturels, Pollion, les deux Messala, et Servius, et Bibulus, et ce parfait connaisseur des œuvres de l'esprit, Furnius, et beaucoup d'habiles gens dont la liste serait trop longue, également fidèles au bon goût et à l'amitié.
 
Voilà mes maîtres, voilà les juges à qui je songe en écrivant ; ceux-là je serais bien malheureux s'ils venaient à me refuser leurs suffrages. Mais fi du bon goût de Démétrius ou du talent de Tigellius ! je les laisse enchanter de leur voix glapissante leur auditoire féminin.
 
Et maintenant hâte-toi, mon copiste, d'inscrire à sa page la satire que voilà.

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