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Les Épîtres d'Horace, traduction de la collection Panckoucke (1832)

ÉPÎTRES I

 
I·À Mécène II·À Lollius III·À Julius Florus IV·À Albius Tibullus V·À Torquatus VI·À Numicius VII·À Mécène VIII·À Celsus Albinovanus IX·À Cl. Tibère Néron X·À Fuscus Aristius XI·À Bullatius XII·À Iccius XIII·À Vinius Asella XIV·À son métayer XV·À C. Numonius Vala XVI·À Quinctius XVII·À Scéva XVIII·À Lollius XIX·À Mécène XX·À son livre

 

I — À Mécène

Ô vous, à qui j’ai consacré les premiers et les derniers accents de ma muse, vous voulez donc, cher Mécène, ramener de nouveau dans la carrière un vieil athlète qui, depuis longtemps déjà, a reçu son congé ? Mes goûts ont changé avec l'âge. Du moment où Vejanius a suspendu ses armes aux portes du temple d'Hercule, il vit retiré à la campagne, et ne s'expose plus à l'affront d'implorer, au bout du Cirque, la pitié des spectateurs. Une voix secrète ne cesse de me répéter à l'oreille :
 
Malheureux ! laisse en paix ton cheval vieillissant,
De peur que tout à coup, efflanqué, sans haleine,
Il ne laisse, en tombant, son maître sur l'arène *

 
Adieu donc les vers ! adieu les vains amusements de ce genre ! L'étude et la recherche du vrai, du beau, voilà désormais toute mon occupation, voilà les trésors que j'amasse pour les trouver au besoin. Et ne me demandez pas sous quelles enseignes je marche, quelle secte j'embrasse de préférence : bien résolu à ne jurer sur la foi d'aucun maître, je m'abandonne au caprice des vents, et j'aborde où ils me poussent. Tantôt ami du mouvement, mais défenseur toujours intrépide de la vertu et de la vérité, je me précipite dans le tourbillon des affaires publiques ; tantôt j'en reviens insensiblement au système d'Aristippe, et je m'efforce de maîtriser les circonstances, au lieu de m'en laisser subjuguer.
 
Comme la nuit semble longue au jeune amant trompé dans son rendez-vous ; la journée au mercenaire qui en doit le travail ; l'année, enfin, au pupille que gêne l'importune surveillance d'une mère : ainsi je vois s'écouler avec une pénible lenteur les moments qui reculent pour moi le projet et l'espoir de faire avec ardeur ce qui est utile au pauvre comme au riche, ce que jeunes et vieux se repentiront également d'avoir négligé. Il ne me reste qu’à me conduire et à me consoler d'après ces principes. Tu n’auras jamais la vue perçante d'un Lyncée ?... hé bien est-ce une raison pour ne pas soigner tes yeux malades ? Jamais la vigueur musculaire de l'invincible Glycon ?... faut-il pour cela ne rien faire pour prévenir la goutte ? Faisons du moins quelques pas, s'il ne nous est pas permis d'aller plus loin. Ton cœur est-il tourmenté par l'avarice, brûlé par de violents désirs ? il est des paroles efficaces, des maximes salutaires, qui peuvent calmer et guérir en partie ton mal. L'ambition te dévore-t-elle ? je vais t'enseigner un remède infaillible : lis trois fois avec l'attention requise des passages de certain petit livre. Serais-tu par hasard envieux, colère, paresseux, et par trop ami du vin et des femmes ? crois-moi : il n'est pas de naturel, si farouche, qu'on le suppose, qui ne finisse par s'apprivoiser, pour peu qu'il se prête docilement aux leçons. C'est une vertu déjà, que de s'éloigner du vice, et l'on commence d'être sage, du moment où l'on cesse d'être tout à fait fou. Que de peines de corps et d'esprit pour éviter ce que l'on regarde comme le plus grand des maux, une fortune bornée et la honte d'un refus ! Tu cours, avide marchand, jusqu'aux extrémités du monde ; tu braves, pour fuir la pauvreté, les flots, les rochers, l'incendie, sans aucun égard pour le sage conseil qui te crie d'attacher moins de prix aux vains objets que tu poursuis. Quel est l’athlète ambulant qui ne préférât l'honneur de la palme olympique à ses triomphes de carrefours, s'il était sûr de l'obtenir sans combats ? L’argent vaut moins que l'or, et l'or vaut encore moins que la vertu. On ne vous en criera pas moins : « Citoyens ! citoyens ! l’or, l’or avant tout : la vertu après les écus. » Voilà ce dont retentit d’un bout à l'autre la place de Janus ; voilà ce que répètent, le registre sous le bras et la bourse à la main, les jeunes et les vieux. Vous avez du courage, des mœurs, du talent pour la parole, de la probité ; mais il vous manque six ou sept mille sesterces pour compléter les quatre cent mille ; vous n'êtes plus que l'homme-peuple. Écoutez cependant les enfants dans les jeux : Fais bien, disent-ils, tu seras roi. N'avoir rien à se reprocher, voilà donc le mur d'airain derrière lequel l'honnête homme se doit retrancher. Lequel, je vous le demande, vous semble préférable, ou de la loi Roscia, ou de la chanson des enfants qui donne la royauté à qui fait bien et qui fut chantée probablement par les Curius et les Camilles ? L'un vous conseille d'amasser du bien honnêtement, si cela se peut ; sans quoi, par tous les moyens possibles, et le tout pour avoir une meilleure place aux drames larmoyants de Puppius. L’autre vous dit et vous rend capable d'opposer un front libre et indépendant aux caprices de la fortune : lequel de ces deux conseils est le meilleur ?
 
Que si le peuple romain vient à me demander pourquoi je ne partage pas ses opinions comme ses promenades publiques, pourquoi mes goûts ne sont pas les siens, je lui ferai la réponse du fin matois de renard au lion malade : « C'est que je suis épouvanté de voir force traces de ceux qui entrent chez toi, et de n'en voir aucune de ceux qui en sortent. — Tu es, peuple romain, le monstre à cent têtes. Eh bien, quel parti prendre ? quel guide suivre ? Ceux-ci briguent une part dans les fermes générales ; ceux-là amorcent les veuves intéressées en flattant leur goût pour les friandises : les uns tendent leurs filets au crédule vieillard pour le retrouver au besoin ; les autres grossissent leurs revenus à la faveur d'une usure clandestine. Passe encore que chacun ait des goûts et des inclinations différentes ; mais que le même homme en change de quart d'heure en quart d'heure ! « Non, il n'est pas de site au monde plus agréable que celui de Baïes ! » se dit le riche, et déjà le lac Lucrin et la mer voisine se ressentent de sa prédilection. Mais un nouveau caprice a changé son idée : « Allons vite, ouvriers ! que vos outils soient demain à Téanum. » Marié, il ne trouve point de vie préférable à celle du célibataire ; célibataire, il ne voit de bonheur que dans le mariage. De quels nœuds me servir pour enchaîner un aussi mobile Protée ? Et le pauvre, du moins ?... le pauvre, il change de taudis, de meubles, de bains et de barbier : il bâille dans sa petite barque de louage comme le riche dans la trirème qui lui appartient. Vous vous moquez de moi, si je me présente par hasard devant vous, les cheveux bizarrement taillés, si je porte du linge usé sous une tunique neuve, si les pans de ma toge retombent inégaux ; et quand je ne suis pas un seul moment d'accord avec moi-même, quand je quitte au plus vite ce que j'ai recherché avec le plus d'empressement, pour rechercher ce que j'ai d'abord méprisé ; quand ma vie entière n'est qu'un flux et un reflux perpétuel de contradictions, quand vous me voyez démolir, bâtir, faire rond ce qui était carré, vous ne riez point ! Non ; vous ne voyez là qu'un accès de la folie commune, et vous ne croyez pas que j'aie besoin pour cela de médecin ni de tuteur. Voilà donc ce que vous pensez, vous, mon unique appui, vous qui ne pardonnez pas un ongle mal fait à l'ami qui ne vit, que pour vous et que par vous !
 
Conclusion: Le sage ne voit que Jupiter au-dessus de lui : il est riche, libre, beau, comblé d'honneurs, le roi des rois enfin, et jouissant surtout d'une santé parfaite... quand, la pituite ne le tourmente pas.
 
* (Boileau)

traducteur : Amar

 

II — À Lollius

Mon cher Lollius, tandis que dans Rome, vous vous exercez à l’éloquence, j'ai relu à Préneste le chantre de la guerre de Troie ; j'ai relu ce poète, qui nous apprend avec plus d'évidence et de sagesse que Chrysippe et Crantor, ce qui est honnête ou honteux ce qui est utile ou ce qui ne l'est pas. Écoutez, si rien ne vous en empêche, ce qui me fait penser ainsi.
 
Le poème où nous voyons la Grèce et l'Asie s'entrechoquer dans un long duel à cause des amours de Pâris, nous montre et la folie des rois et le courroux des peuples. Anténor conseille de couper la guerre dans sa racine même. Que dit Pâris ? il nie qu'on puisse le contraindre à régner tranquille et à vivre heureux. Nestor s'efforce de réconcilier le fils de Pelée et le fils d'Atrée. Mais Achille brûle d'amour, et tous les deux sont enflammés d'une égale colère. C'est sur les Grecs que retombent toutes les folies des rois. La discorde, la perfidie, le crime, la débauche, la fureur, tous les vices enfin, règnent dans les murs et hors des murs d’Ilion.
 
Maintenant, pour nous montrer ce que peuvent le courage et la prudence, le poète nous propose un utile exemple dans ce sage Ulysse, qui, vainqueur de Troie, parcourut tant de villes étudia les mœurs de tant de peuples, et sur les vastes mers, assurant son retour et celui de ses compagnons, supporta de nombreux malheurs, sans être jamais englouti sous les flots de l'adversité. Vous connaissez le chant des Sirènes et les breuvages de Circé. Eh bien, si ce héros, non moins imprudent, non moins avide que ses amis, avait bu la coupe perfide, esclave d'une magicienne sans pudeur, il aurait vécu lâchement, dans l'opprobre, sous la forme d'un chien immonde ou d'un porc souillé de fange.
 
Quant à nous, nous sommes le plus grand nombre, nés pour consommer les fruits de la terre ; pareils aux amants de Pénélope, ou à ces jeunes libertins, courtisans d'Alcinoüs, qui, uniquement occupés du soin de leur parure, mettaient toute leur gloire à dormir jusqu'au milieu du jour, et à perdre, aux accords de la lyre, la mémoire des soucis importuns.
 
Eh quoi ! les voleurs se lèvent dans la nuit pour égorger un homme ; et vous, pour sauver vos propres jours, vous ne vous éveillerez pas ! Cependant, si vous ne voulez point marcher en bonne santé, vous courrez bientôt hydropique. Si vous ne demandez avant le jour un livre avec une lumière, si vous n'appliquez votre esprit à de graves études et à d'honnêtes travaux, vous veillerez sans cesse tourmenté par l'envie ou par l'amour. Que le moindre objet blesse votre œil, vous l'en retirez aussitôt, et, quand votre âme est corrompue, c’est à l'année prochaine que vous en remettez la guérison ! L'ouvrage commencé est à moitié fait. Osez donc être sage. Commencez. L'homme qui diffère le moment de se bien conduire, attend, comme le paysan, que le fleuve soit écoulé. Mais le rapide fleuve coule et coulera jusqu'à la fin des âges.
 
On cherche de l'argent, on désire une épouse pour avoir des enfants; on défriche, à l'aide de la charrue, des forêts incultes. Quand on a ce qui suffit, on ne doit ambitionner rien de plus. Une maison, une terre, des monceaux d'or et d'airain, si leur possesseur est malade, ne délivrent ni son corps de la fièvre, ni son âme du chagrin. La santé est un bien nécessaire, si l'on veut jouir des trésors que l'on a su acquérir. Pour quiconque a des désirs ou des craintes, les palais et les richesses sont aussi utiles que les tableaux pour des yeux malades, les fomentations pour des goutteux, et les sons de la lyre pour des oreilles souffrantes et remplies d'une humeur impure. Si le vase n'est pas propre, tout ce qu'on y verse s'aigrit bientôt.
 
Méprisez la volupté : la volupté est fatale quand on l'achète au prix d'un seul regret. L'avare est toujours pauvre. Renfermez vos désirs en de justes bornes. L'envieux maigrit de l'embonpoint des autres. Non, les tyrans de Sicile n'inventèrent jamais un tourment plus affreux que l'envie. L'homme qui ne sait pas modérer sa colère désirera ne pas voir s'accomplir ce que la passion et le désespoir lui conseillent, tandis que, dans les transports d'une haine non encore assouvie, il brûle de précipiter sa vengeance. La colère est une courte fureur. Maîtrisez cette passion ; si elle n'obéit pas, elle commande. Imposez-lui un frein; gouvernez-la en l'enchaînant. Le docile cheval dont la bouche est encore tendre, apprend à suivre la route où le dirige la main du cavalier. Le jeune chien chasseur a longtemps aboyé, dans la cour de son maître, après une peau de cerf, avant de porter la guerre dans les bois.
 
Jeune ami ! voici le moment de nourrir votre âme encore pure des paroles de la raison ; confiez-vous aux maîtres les plus sages. Le vase conserve longtemps le parfum de la première liqueur dont il a été rempli. Pour moi, soit que vous ralentissiez votre marche, soit que vous la précipitiez, je n'attends point ceux qui restent en arrière, et je ne me presse point d'atteindre ceux qui courent en avant.

traducteur : A. Bignan

 

III — À Julius Florus

Florus, je suis impatient de savoir en quelles contrées fait la guerre Claudius, le beau-fils d'Auguste. Est-ce la Thrace ? est-ce l'Hèbre enchaîné par une barrière de glaces ? est-ce cette mer qui flotte entre deux villes prêtes à s'unir, ou les riches campagnes et les coteaux de l'Asie qui vous retiennent ?
 
Et votre cohorte littéraire, quels monuments élève-t-elle ? c'est aussi chose qui m'occupe. Lequel s'est chargé d'écrire les hauts faits d'Auguste ? lequel, de transmettre aux âges les plus reculés nos guerres et nos traités ?
 
Et Titius, qui bientôt va remplir Rome de sa renommée, qui n'a pas craint de puiser à la source de Pindare, dédaignant, dans son audace, les lacs et les ruisseaux accessibles au vulgaire, comment se porte-t-il ? se souvient-il encore de nous ? s'efforce-t-il, sous les auspices des Muses, de façonner la lyre latine aux accords du chantre thébain ? ou bien se livre-t-il, en vers pompeux, à de tragiques fureurs ?
 
Que fait aussi notre Celsus, Celsus, que l'on avertissait, et que l'on doit, cent fois avertir de fouiller dans ses propres richesses, et de ne point toucher aux écrits divers qu'Apollon Palatinus a reçus dans son temple; de peur que si les oiseaux en troupe venaient un jour reprendre leurs plumes, la pauvre corneille, dépouillée de ses couleurs d'emprunt, ne devienne un objet de risée ?
 
Et toi-même qu'as-tu entrepris ? abeille légère, autour de quelle fleur voltiges-tu ? Ton génie n'est point vulgaire, n'est point inculte, n'est point abâtardi. Soit que tu aiguises les traits d'un plaidoyer, soit que tu te disposes à interpréter nos lois civiles, soit que tu composes d'aimables chants, c'est à toi le premier que sera décerné le lierre, prix de la victoire. Ah ! si tu pouvais te soustraire à l'influence glaciale de tes passions, tu suivrais la céleste sagesse partout où elle te guiderait. Petits et grands, que ce soit le but de nos travaux et de nos études, si nous voulons vivre chers à la patrie et à nous-mêmes.
 
Il faut aussi que tu me répondes si tu as pour Munatius toute l'affection que tu lui dois. Est-ce vainement qu'une réconciliation douteuse vous a rapprochés ? et vous êtes-vous de nouveau séparés ? Mais, soit que la chaleur de votre sang, soit que votre inexpérience du monde entretienne les ressentiments de vos cœurs inflexibles, quelque part que vous viviez, vous qui n'êtes pas faits pour rompre les liens de la fraternité, je nourris pour votre retour une génisse que j'ai promise aux dieux.
 

traducteur : Alph. Trognon

 

IV — À Albius Tibullus

Albius, juge toujours sincère de nos écrits, que fais-tu maintenant dans les champs de Pedum ? composes-tu quelque ouvrage qui doive effacer ceux de Cassius, que vit naître Parme ? ou bien, errant en silence au milieu de la fraîcheur salutaire des forêts, médites-tu sur les devoirs du sage et de l'homme de bien ?
 
Ce n'est pas toi qui fus jamais un corps sans âme. Les dieux t'ont donné la beauté; ils t'ont donné la richesse, et avec elle l’art d'en jouir. Que pourrait souhaiter de plus une tendre nourrice à son enfant chéri, que la sagesse et le talent de bien dire, l'amabilité, la gloire, la santé avec profusion, et une douce existence assurée par une fortune honnête ?
 
Au milieu des alternatives d'espérances et de tourments, de craintes et d'emportements, ne perds pas de vue que chaque jour qui luit peut être ton dernier jour. Ainsi te paraîtra délicieuse toute heure de la vie sur laquelle tu n'auras point compté.
 
Lorsque tu auras envie de rire, viens me voir ; tu me trouveras gras et brillant des soins que je donne à ma personne ; tel, en un mot, qu'un pourceau du troupeau d'Épicure.

traducteur : Alph. Trognon

 

V — À Torquatus

S'il ne te répugne pas de t'étendre sur des lits de la façon d'Archias, si tu ne crains pas de souper avec des légumes servis dans de modestes plats, je t'attendrai chez moi, Torquatus, au coucher du soleil. Tu boiras d'un vin récolté sous le second consulat de Taurus, entre les marais de Minturnes et les rochers de Sinuesse. Si tu as quelque chose de mieux, apporte-le ; sinon, soumets-toi.
 
Déjà le foyer brille, et tout est disposé pour te recevoir. Laisse là les frivoles espérances, les disputes d'intérêts et le procès de Moschus. Demain, grâce à l'anniversaire de la naissance de César, il nous est permis de dormir à notre aise : ainsi nous pourrons impunément laisser courir cette nuit d'été dans d'aimables propos.
 
Que me fait la fortune, s'il ne m'est pas donné d'en jouir ? Épargner, se priver sans cesse pour enrichir un héritier, c'est se comporter comme un insensé. Pour moi, je donnerai l'exemple de boire et de répandre des fleurs, je consentirai même à passer pour un extravagant. Quelles merveilles n'opère pas l'ivresse ! elle fraie le passage aux secrets, elle transforme les espérances en réalités, elle pousse malgré lui le lâche aux combats, soulage nos âmes du poids des soucis, et fait éclore le talent. Quel est celui qu'une coupe bien remplie n'a pas rendu éloquent ? quel est le pauvre qu'elle n'a pas mis à l'aise au milieu de sa détresse ?
 
Il est des soins dont on peut me charger en toute sécurité, et auxquels je me prête volontiers : c'est de veiller à la propreté des lits, à ce qu'une nappe salie n'inspire point le dégoût, à ce qu'on puisse se mirer dans les coupes et dans les plats. Je sais aussi bannir l'indiscret capable de divulguer les confidences de l'amitié, et accoupler mes convives de façon qu'ils se conviennent l'un à l'autre. J'inviterai pour toi Brutus, Septimius, et avec eux Sabinus, à moins que je n'aie été prévenu, et qu'il ne nous ait préféré quelque belle. Il y a place pour d'autres encore; mais une odeur de bouc gâte les repas où l'on est serré. Réponds-moi combien tu veux que nous soyons; et, disant adieu aux affaires, échappe par la porte de derrière à ce client en sentinelle dans ton vestibule.

traducteur : Alph. Trognon

 

VI — À Numicius

Ne s'étonner de rien, Numicius, est presque l'unique moyen qui donne et assure le bonheur.
 
Ce soleil, ces étoiles et ces saisons qui s'écoulent à des époques déterminées, il est des hommes qui les considèrent sans nulle émotion. Que pensent-ils donc et des présents de la terre, et des dons de la mer qui enrichit aux extrémités du monde l'Arabe et l’Indien ? Que pensent-ils des jeux, des applaudissements et des faveurs du peuple idolâtre ? De quelle manière, avec quel sentiment et de quel œil cela mérite-t-il d'être regardé ?
 
Celui qui craint de perdre ces biens n'est pas plus heureux que celui qui les désire : des deux côtés, crainte et tourment; un même fantôme vient épouvanter l'un et l'autre. Qu'on se réjouisse ou qu'on se lamente, qu'on désire ou qu'on redoute, qu'importe si l'on voit au delà ou en deçà de son espoir, et si l'on reste les yeux fixés, l'esprit et l'âme en souffrance ?
 
Le sage méritera le nom d'extravagant, le juste celui d'inique, s'il recherche la vertu même avec trop d'ardeur.
 
Cours maintenant après l'argent et les marbres antiques, et les objets d'airain, et les ouvrages d'art; admire la couleur de Tyr et les pierreries ; réjouis-toi de ce que des milliers d'yeux te regardent, lorsque tu parles; sois matinal, et cours au Forum, ne rentre en ta demeure qu'à la nuit, de peur que Mutus, dans les champs qu'il reçut en dot ne recueille plus de blé que toi, et que cet homme, issu d'aïeux au-dessous des tiens, ne te fasse, ô indignité ! admirer sa fortune, au lieu d'admirer la tienne.
 
Tout ce qui est caché sous la terre, le temps le mettra au jour ; il couvrira, il enfouira ce qui s'élève aujourd'hui. Quand tu te seras bien fait voir sur la voie Appienne, et reconnaître au portique d'Agrippa, il te reste cependant à aller où sont allés Numa et Ancus.
 
Si des douleurs aiguës viennent déchirer tes flancs et tes reins, cherche un prompt remède à ces maux.
 
Veux-tu vivre heureux ? qui ne le désire ? Si la vertu seule peut t'accorder ce don, il faut courageusement la suivre et renoncer aux voluptés. Mais, si tu penses que la vertu soit seulement un mot, comme un bois sacré n'est qu'un bois, prends garde qu'un autre n'aille au port avant toi ; prends garde de perdre tes rapports de commerce avec Cibyre et avec la Bithynie. Complète mille talents, puis mille encore, puis un troisième mille, et qu'un mille encore quadruple la somme. Sans nul doute, l'argent, ce roi du monde, donne une épouse avec une dot, du crédit, des amis, une famille, une belle figure : Vénus et l'Éloquence favorisent quiconque a la bourse pleine.
 
Le roi de Cappadoce, riche d'esclaves, est pauvre d'argent: ne le prends donc pas pour modèle. On raconte que l'on demandait à Lucullus s'il pouvait prêter pour un spectacle cent chlamydes :
 
« Comment pourrais-je en fournir autant ? répondit-il; toutefois je chercherai, et ce que j'aurai, je l'enverrai. » Peu après il écrit : « J'en ai chez moi cinq mille ; prenez le tout, ou une partie. » Une maison est mesquine, s'il n'y a pas beaucoup de superflu que le maître ignore, et dont les voleurs profitent.
 
Ainsi donc, si l'argent peut seul te donner et t'assurer le bonheur, que ce soit là ta première et ta dernière pensée. Si ton bonheur dépend de l'éclat et de la faveur populaire, achète un esclave qui te dise les noms des citoyens, et qui, en te poussant, t'avertisse de tendre une main amie au milieu de tous les embarras de Rome. « Celui-ci, te dira-t-il, est tout-puissant dans la tribu Fabienne, celui-là dans la tribu de Vélie : cet autre, par ses importunités, donne à son gré les faisceaux, et à son gré enlève la chaise curule d'ivoire. » Fais plus, deviens frère, père, suivant l'âge de ceux qu'une adoption ridicule ajoutera à ta famille.
 
Si, pour bien vivre il faut bien manger, le jour paraît, courons où la gourmandise nous appelle ; pêchons, chassons, comme jadis ce Gargilius, qui, dès le matin, encombrait de ses filets, de ses équipages de chasse, de ses esclaves, le Forum et les rues, pour que le peuple ouvrît de grands yeux à la vue d'un superbe mulet, chargé d'un sanglier qu'il avait acheté.
 
Gorgés encore de nourriture, allons au bain; oublions ce qui convient, ce qui ne convient pas; méritons d'être mal notés; imitons ces ignobles compagnons d'Ulysse, roi d'Ithaque, qui préférèrent à leur patrie de honteuses voluptés.
 
Enfin, si, comme l’enseigne Mimnermus, la vie n'a aucun charme sans les amours et les jeux, vis au milieu des jeux et des amours.
 
Adieu, porte-toi bien. Si tu as quelques préceptes préférables à ceux-ci, fais-m'en part avec franchise; sinon, suis mon exemple.

traducteur : C. L. F. Panckoucke

 

VII — À Mécène

Je t'avais promis de ne rester que cinq jours à la campagne, et, infidèle à ma promesse, je me fais désirer pendant tout le cours de Sextile. Mais, si tu tiens à me voir bien portant, il faut m'accorder, quand je redoute la maladie, l'indulgence que tu ne me refuses pas quand je suis malade, surtout à cette époque où les premières figues et les chaleurs entourent de ses noirs licteurs le chef des cérémonies funèbres ; où il n'est point de père, de tendre mère qui ne tremblent pour leur fils ; où les soins de l'amitié et les fatigues du barreau amènent les fièvres et ouvrent les testaments. Quand l'hiver viendra blanchir de ses frimas les plaines d'Albe, ton poète descendra vers la mer, et, soigneux de sa personne, s'enfermera avec ses livres ; puis il ira, cher ami, te revoir, si tu le permets, avec le zéphyr et les premières hirondelles.
 
Tu n'as pas, pour m'enrichir, imité l'hôte de la Calabre, quand il offre ses fruits. « Mange donc, mon cher. — J'en ai assez. — Eh bien, emportes-en tant que tu voudras. — C'est trop d'obligeance. — Ce petit présent ne déplaira point à tes marmots. — Je suis aussi reconnaissant que si j'en emportais ma charge.  Comme tu voudras : on va donner le reste aux pourceaux. » C'est ainsi qu'une sotte prodigalité donne ce qu'elle méprise et dédaigne. De là ces moissons d'ingrats qui pullulent et pulluleront chaque année.
 
L'homme de bien, le sage, se déclare prêt à obliger ceux qui le méritent, et cependant il sait distinguer l'argent des lupins. Je me montrerai digne d'un bienfaiteur tel que toi. Mais, si tu veux que je ne te quitte jamais, rends-moi ma santé, rends-moi la noire chevelure qui ombrageait mon front ; rends-moi mon doux parler, mon gracieux sourire, et les regrets que m'inspirait au milieu du vin la fuite de l'agaçante Cynare.
 
Un mulot effilé s'était un jour glissé, par une fente étroite, dans un muid de blé. Bien repu et la panse pleine, il tentait vainement d'en sortir : « Si tu veux t'échapper d'ici, lui crie de loin une belette, il te faut maigre repasser le trou par lequel tu t'es maigre introduit. » Si l'on m'adresse cet apologue, je suis prêt à tout rendre, on ne m'a jamais vu, rassasié de bonne chère, vanter le sommeil du peuple, et je ne change point mon oisive indépendance pour les trésors de l'Arabie. Tu m'as souvent loué de ma modération ; tu m'as entendu te donner les noms et de prince et de père, et je ne te les ai pas épargnés en ton absence : essaie si je pourrai sans regret te rendre tous tes dons. Télémaque, le fils du patient Ulysse, disait avec raison : « Non, Ithaque n'est point faite pour des coursiers ; elle n'offre ni vastes plaines ni gras pâturages : je laisserai donc entre tes mains, Atride, des présents qui te conviennent mieux. » Aux petits il faut peu, et la pompe royale de Rome a moins de charme à mes yeux que la solitude de Tibur ou les délices de Tarente.
 
Un citoyen actif et ferme, un orateur illustré par ses triomphes au barreau, Philippe, revenait un jour de ses travaux vers huit heures, et se plaignait que l'âge lui allongeât le chemin du Forum aux Carènes, quand il aperçut, dit-on, dans la boutique solitaire d'un barbier, un homme frais rasé qui, un petit couteau à la main, se coupait tranquillement les ongles. « Demetrius, dit-il (c'était le nom de l'adroit esclave chargé des ordres), va, informe-toi, et reviens m'apprendre quelle est sa famille, son nom, sa fortune, son père ou son patron. » L'esclave va, revient, et dit: « Son nom est Vulteius Mena ; c'est un crieur public d'une mince fortune, d'une bonne réputation ; il aime tour à tour le travail et le repos, sait acquérir et jouir : content de la compagnie de ses égaux, il a un domicile assuré, se plaît aux jeux publics, et, ses affaires terminées, se promène au Champ-de-Mars. — Je suis curieux de tenir de lui-même tout ce que tu m'annonces : dis-lui qu'il vienne souper avec moi. — Mena ne veut pas croire à cette invitation; il s'étonne en silence. — Mais enfin ? — Il répond que c'est trop de bonté. — Me refuse-t-il ? — Le drôle refuse, soit indifférence, soit timidité. » Le matin, Philippe surprend notre Vulteius occupé à vendre de méchantes ferrailles à la canaille en tunique, et le salue le premier. Aussitôt le crieur de s'excuser sur ses travaux, sur la tyrannie des affaires, de ne s'être pas rendu chez lui le matin, enfin de s'être laissé prévenir. « Je te pardonnerai, sois-en sûr, si tu soupes aujourd'hui avec moi. — Comme tu voudras. — Tu viendras vers neuf heures, maintenant, courage et bonne chance ! » Vulteius, exact au rendez-vous, parle à tort et à travers; enfin on l'envoie se coucher. Dès lors, comme le poisson crédule court à l'appât qui lui cache l'hameçon, notre homme, client le matin, et le soir convive assidu, est invité à venir, pendant les féries latines, visiter un domaine voisin de Rome. Juché sur un bidet, il ne se lasse point de louer le sol et le climat de Sabine. Philippe le voit, s'en amuse ; et, tout en voulant se délasser et s'égayer un moment, il donne à son compagnon sept mille sesterces, promet de lui en prêter sept mille autres, et lui met en tête d'acquérir une petite propriété. Il l'achète. Enfin, pour ne pas lasser ta patience par de trop longs détails, notre citadin se fait paysan ; il ne parle plus que de sillons et de vignes, prépare ses ormeaux, se tue de travail, et la soif de posséder le vieillit à vue d'œil. Mais, quand il voit ses brebis dérobées, ses chèvres mortes de maladie, la moisson tromper son espoir, et ses bœufs succomber à la fatigue, rebuté de tant de pertes, il enfourche un cheval au milieu de la nuit, et court furieux à la maison de Philippe. « Vulteius, lui dit celui-ci en le voyant si hâve et si négligé, tu es, ce me semble, trop dur à toi-même et trop serré. — Par Pollux, patron, tu dirais trop misérable, si tu voulais me donner le vrai nom qui me convient. Aussi, je t'en supplie, je t'en conjure, par ton génie, par cette main que j'embrasse, par tes pénates, rends-moi à mon premier état. »
 
Une fois qu'on a reconnu combien ce qu'on a dédaigné vaut mieux que ce qu'on désirait, il faut, par un prompt retour, reprendre ce qu'on a quitté. Il est juste que chacun se mesure à son aune, et se chausse à son pied.

traducteur : J. Liez

 

VIII — À Celsus Albinovanus

A Celsus Albinovanus, joie et prospérité : Muse va, de ma part, lui transmettre ce vœu : c'est l'ami, le secrétaire de Néron. S'il s'informe de ce que je fais, dis-lui que chaque jour j'annonce les projets les plus beaux, et que je n'en suis ni plus sage ni plus content ; non que la grêle ait abîmé mes vignes, ou les chaleurs desséché mes oliviers, ou que mon troupeau languisse en de lointains pâturages ; mais, moins sain d'esprit que de corps, je ne veux rien écouter, rien apprendre de ce qui pourrait soulager ma tête malade : je m'irrite contre les plus sûrs médecins, contre mes amis, de leur empressement à me guérir de cette funeste langueur: je cours après ce qui m'a nui, et fuis ce que je sais devoir m'être salutaire; enfin, tournant à tout vent, à Rome, je voudrais être à Tibur ; à Tibur, je voudrais être à Rome.
 
Après cela, informe-toi comment il se porte, comment il gouverne ses affaires, et se gouverne lui-même pour plaire au jeune prince et à son cortège. S'il te répond : « Très bien » d'abord réjouis-toi ; puis ne manque pas de lui glisser tout doucement cet avis à l'oreille : « Comme tu te conduiras avec la fortune, ô Celsus, nous nous conduirons avec toi ! »

traducteur : Du Rozoir

 

IX — À Cl. Tibère Néron

Septimius, ô Tibère ! connaît seul apparemment tout le cas que vous faites de moi: car, lorsqu'il me demande et me force par ses instances de vous le recommander, et de vous le présenter comme digne d'être admis dans la confiance et dans la maison de Néron, qui ne sait faire que d'honorables choix, quand il estime que je remplis auprès de vous l'office de l'ami le plus intime, il faut bien qu'il sache jusqu'où va mon pouvoir sur vous, et que mieux que moi-même il le connaisse. Que n'ai-je pas dit pour m'excuser de cette démarche ! Mais j'ai craint qu'on ne me soupçonnât de rabaisser mon importance, en homme qui dissimule son crédit, afin de n'être utile qu'à lui seul. Ainsi, pour éviter la honte d'un reproche plus grave, je me suis armé du front d'un solliciteur et de son allure. Si vous m'approuvez d'avoir, pour complaire à un ami, déposé toute réserve, veuillez inscrire Septimius parmi les vôtres, et comptez sur son courage comme sur sa probité.

traducteur : Du Rozoir

 

X — À Fuscus Aristius

Horace, ami des champs, à Fuscus, ami de la ville, salut. C'est sur ce point seul que nos goûts diffèrent; sur tout le reste nous sommes presque jumeaux. Ce que l'un veut, l'autre le veut aussi ; ce que l'un rejette est également rejeté par l'autre: semblables à deux frères étroitement unis par la conformité de leurs penchants, ou à ces deux vieux pigeons dont vous connaissez l'histoire. Comme l'un d'eux, vous aimez et gardez le nid ; moi, je préfère un ruisseau qui court dans un agréable vallon, la mousse qui couvre les rochers, l'ombre et la solitude des bois. Que voulez-vous ? je jouis de la vie et d'une souveraine indépendance, dès que j'ai quitté tout ce qui vous charme dans la ville, et ce que, par une sorte de concert, vous vantez à l'envi et élevez jusqu'aux nues. Tel que l'esclave d'un prêtre échappé de la maison de son maître, je suis dégoûté des gâteaux. C'est du pain qu'il me faut, et je le préfère à toutes les friandises assaisonnées de miel.
 
Si notre but, mon cher Fuscus, est de vivre de la manière la plus conforme à la nature; s'il faut, comme pour poser les fondements d'une maison, choisir d'abord un emplacement convenable, en est-il de plus favorable à ce dessein qu'une campagne heureusement située ? en est-il où les hivers soient plus doux, ou de frais zéphyrs tempèrent plus agréablement les ardeurs de la Canicule et les fureurs du Lion irrité par les feux du soleil ? en est-il où les cruels soucis de l'envie troublent moins le repos et le sommeil ? Les fleurs des champs flattent-elles moins la vue et l'odorat que les marbres de vos monuments ? l'eau qui, dans vos rues, s'efforce de rompre les canaux de plomb où elle est emprisonnée, est-elle plus fraîche et plus pure que celle qui suit avec un doux murmure la pente naturelle d'un ruisseau ?
 
Mais quoi ! à Rome même, vous voulez que des forêts s'élèvent parmi vos colonnes de marbre; vous vantez la situation d'une maison d'où la vue embrasse au loin de vastes campagnes. Tel est l'empire de la nature: vous la chassez avec violence, elle revient, se glisse à travers les injustes dédains que vous lui opposez, et finit par en triompher. Le marchand ignorant qui, trompé par le faux éclat des laines teintes à Aquinum, les confond avec la pourpre de Tyr, ne commet pas une erreur plus fatale, plus contraire à ses vrais intérêts, que l'homme qui ne sait pas discerner le vrai d'avec le faux. Celui qu'enivrent les faveurs de la fortune se laissera abattre par le vent de l'adversité. Si vous vous attachez passionnément à un objet, la perte vous en sera très sensible. Fuyez l'éclat et les grandeurs : on peut, sous un humble toit. mener une vie plus heureuse que les rois et les favoris des rois.
 
Le cerf, abusant de sa supériorité, chassa, dit-on, le cheval de leurs communs pâturages. Vaincu après un long combat, le cheval implora le secours de l'homme et se soumit au frein. Bientôt vainqueur et triomphant, il chassa à son tour son ennemi; mais sa bouche ne put s'affranchir du mors, ni son dos du cavalier qui l'a subjugué. Ainsi l'homme qui, redoutant la pauvreté, sacrifie sa liberté, plus précieuse que l'or, rampera sous un maître, et sera toujours esclave, pour n'avoir pas su borner ses désirs au simple nécessaire. Une fortune qui, trop grande ou trop petite, n'est pas proportionnée aux besoins de celui qui la possède, est comme une chaussure qui, trop étroite, blesse le pied de son maître, trop large, le fait trébucher. Contentez-vous de votre sort, mon cher Fuscus ; vous serez heureux et sage. Je vous conjure surtout de ne pas m'épargner vos réprimandes, si jamais vous surprenez en moi une avidité qui amasse sans cesse et au delà de mes besoins. L'or est notre tyran ou notre esclave: il faut que la raison, loin de s'en laisser dominer, le domine et en règle l'usage. Telles sont les pensées que je vous adresse, assis auprès du vieux temple de la déesse qui préside au repos et aux loisirs des habitants de la campagne. Là, rien ne manque à mon bonheur, si ce n'est la présence d'un ami tel que vous.

traducteur : Féletz

 

XI — À Bullatius

Comment, Bullatius, avez-vous trouvé Chios, la célèbre Lesbos, l'élégante Samos, et Sardes, l'antique demeure de Crésus ? Et Smyrne et Colophon, qu'en pensez-vous ? sont-elles au-dessus ou au-dessous de leur réputation ? Pour vous, tout cela est-il fade et languissant auprès du Champ-de-Mars et des eaux du Tibre ? Désireriez-vous une des villes que possédait Attale ? ou bien, fatigué de la mer et des voyages, préféreriez-vous Lebedus ? Lebedus ! savez-vous ce que c’est ? un bourg plus désert que Gabies, plus désert que Fidènes. Eh bien, c'est là pourtant que je voudrais vivre ; là, qu'oublié de tous, et oubliant tout le monde, je voudrais, tranquille, contempler du rivage les fureurs de Neptune.
 
Cependant celui qui se rend de Capoue à Rome, trempé de pluie et couvert de boue, consentirait-il à passer ses jours dans une taverne ? et celui que le froid a pénétré ne fera pas consister tout le bonheur de la vie dans les bains et dans les étuves. Ballotté sur les flots par l'impétueux Auster, vous n'irez pas, au delà de la mer Egée, vendre votre vaisseau. Au sage, et Rhodes et la brillante Mitylène ne sont pas plus utiles qu'un manteau pendant le solstice d'été, un léger vêtement en la saison des neiges et des vents, les bains du Tibre en hiver, et au mois d'Auguste la chaleur du foyer.
 
Vous le pouvez encore, la fortune vous montre un visage serein ; contentez-vous donc de vanter à Rome les charmes de Samos, de Chios et de Rhodes. Les moments de bonheur que les dieux vous envoient, saisissez-les avec reconnaissance, et n'ajournez pas le plaisir. Vous pourrez ainsi, partout où vous serez, dire : « J'ai vécu satisfait. » La raison et la sagesse nous délivrent seules des chagrins, et non un lieu d'où l'on peut contempler les flots de la mer au loin débordés. Courir au delà des mers, c'est changer de climat, et non d'âme. Que d'agitations ! que de peines stériles pour suivre le bonheur sur des vaisseaux, sur des chars ! Ce que vous cherchez est ici, à Ulubra, partout où ne vous manque pas l'égalité d'âme.

traducteur : Charpentier

 

XII — À Iccius

Si vous savez jouir, Iccius, des revenus que vous offrent en Sicile les domaines d'Agrippa, Jupiter même, avec tous ses dons, ne vous rendrait pas plus opulent. Cessez de vous plaindre: il n'y a pas de pauvreté là où existe le nécessaire. Si votre estomac, si votre poitrine, si vos jambes sont en bon état, tous les trésors des rois ne sauraient ajouter à votre bonheur.
 
Au sein de l'abondance, vous vivez d'eau, de légumes, d'orties de mer ainsi pour vous rien ne changerait, quand tout à coup le Pactole roulerait autour de vous ses flots et son or, soit parce que l'argent ne peut rien sur le caractère, soit parce que tout vous paraît au-dessous de la vertu.
 
Nous admirons Démocrite qui laisse les troupeaux voisins ravager ses champs et son jardin, tandis que, libre de soins terrestres, son esprit voyage dans l'espace. Mais vous, au milieu de cette lèpre, de cette contagion d'avarice, vous élevez vos pensées aux plus sublimes recherches quelle barrière arrête l'Océan ? quelle influence règle le cours des saisons ? les étoiles se meuvent-elles libres et indépendantes, ou bien obéissent-elles à une loi immuable ? pourquoi brille et s'obscurcit tour à tour le disque de la lune ? quel est le but et le résultat de cette harmonie entre tant d'éléments qui se combattent ? d’Empédocle ou de Stertinius, quel est celui dont le génie délire ?
 
Au reste, que vous immoliez à votre appétit poissons, oignons ou poireaux, adoptez Pompeius Grosphus, et accordez-lui ce qu'il vous demandera : ses demandes seront toujours justes et raisonnables. On achète à bon marché l'amitié de l'homme de bien qui se trouve un peu dans la gêne.
 
Mais je ne veux pas vous quitter sans un mot sur la situation de nos affaires : le Cantabre a succombé sous la valeur d'Agrippa, l'Arménien sous le courage de Claudius Néron. Prosterné aux pieds de César, Phraate en a reçu et les ordres et les lois. L'abondance de sa corne d'or, verse les richesses sur la riante Italie.

traducteur : Charpentier

 

XIII — À Vinius Asella

Ce qu'à votre départ je vous ai si souvent recommandé, je vous le répète, Vinius : ne remettez à Auguste mes feuilles roulées et cachetées qu'autant que vous le verrez bien portant et bien disposé, qu'autant qu'il les demandera; n'allez pas me nuire en voulant me servir, et, ambassadeur trop empressé, compromettre mon ouvrage par un zèle indiscret. Si par hasard c'était pour vous un trop lourd fardeau, jetez-le plutôt que d'aller maladroitement en blesser celui à qui vous le devez remettre. On rirait du surnom d'Asina, héritage de votre père, et vous deviendriez la fable de la ville. Luttez avec courage contre tous les obstacles, collines, fleuves, fondrières; puis, parvenu au but et triomphant, ayez bien soin de votre paquet: ne le portez pas sous votre bras comme un paysan porterait un agneau; Pyrrhia, ivre et chancelante, les pelotons de laine qu'elle a volés; un convive du voisinage, ses sandales et son bonnet. Gardez-vous surtout de dire que vous avez bien sué à porter ces vers qui savent charmer et l'oreille et les yeux de César. Voilà toutes mes recommandations, toutes mes prières; le reste, votre zèle le fera. Adieu, partez; mais n'allez pas broncher et laisser échapper vos instructions.

traducteur : Charpentier

 

XIV — À son métayer

Intendant de mes bois et du petit domaine dont la solitude me rend à moi-même, et que tu dédaignes, parce que le village n'a que cinq feux, et qu'il envoie seulement à Varia cinq bons pères de famille; essayons, à l'envi l'un de l'autre, d'arracher les ronces nuisibles, moi de mon cœur, toi de mon champ, et voyons lequel vaudra le mieux d'Horace ou de sa terre. Quoique je sois retenu à Rome par la pieuse douleur de Lamia, qui regrette son frère mort, et ne peut se consoler, cependant ma pensée, mes désirs me transportent dans ma douce retraite, et je brûle de rompre les barrières qui m'empêchent d'aller la revoir.
 
Je dis que le bonheur est aux champs; tu crois qu'on le trouve à la ville. Dès qu'on préfère la condition d'un autre, on prend la sienne en aversion. Le campagnard, le citadin, sont injustes tous deux en accusant le lieu qu'ils habitent, et qui est innocent de leurs chagrins; la faute est à leur propre cœur, qui ne peut se fuir lui-même.
 
Quand tu vivais à la ville, tu faisais des vœux secrets pour aller habiter la campagne, maintenant, devenu campagnard, tu désires la ville, et les bains, et les jeux.
 
Pour moi, tu sais que je suis fidèle à moi-même, et tu me vois quitter les champs avec tristesse, toutes les fois que de maudites affaires me traînent à Rome. Nous ne sommes pas habitués, toi et moi, à voir de même ; aussi n'avons-nous pas les mêmes goûts : car les lieux que tu regardes comme d'affreux et d'inhabitables déserts, ceux qui pensent comme moi les trouvent charmants, et ils ne peuvent souffrir les endroits dont tu admires la beauté. Ce sont les lieux de débauche, ce sont les cabarets, je le vois bien, qui te font regretter la ville ; et, de plus, c'est qu'on ferait produire à ce petit coin de terre que tu cultives du poivre et de l'encens, avant d'y faire venir du raisin; c'est encore qu'il n'y a point dans le voisinage de taverne où tu puisses aller boire ; qu'il n’y vient point de joueuse de flûte libertine qui te fasse sauter et retomber pesamment sur la terre. Au lieu de ces plaisirs, il te faut remuer des champs qui depuis longtemps n'ont pas été entamés par le soc ; soigner le bœuf détaché de la charrue, et lui préparer une ample nourriture. Il te vient encore un surcroît d'ouvrage dont ta paresse se plaint, lorsqu'il tombe une pluie qui forme un torrent, et que tu es obligé de faire une digne pour l'empêcher d'inonder la prairie.
 
Apprends maintenant pourquoi nous ne sommes pas du même avis. Moi, qui m'habillais autrefois d'étoffes fines et légères, qui me plaisais à soigner, à parfumer mes cheveux; moi que tu as connu buvant le Falerne dès le milieu du jour, et jouissant des bonnes grâces de l'avide Cynare, sans lui faire le moindre présent, je préfère aujourd'hui un repas court et léger, ou le sommeil sur l'herbe, au bord d'un ruisseau. Je ne rougis pas des plaisirs et des jeux de mon jeune âge ; mais je rougirais de ne pas savoir y renoncer. Ici, personne ne me jette un regard oblique, et ne veut porter atteinte à mon bonheur ; aucune haine obscure, aucune morsure secrète ne l'empoisonne. Seulement, je fais rire mes voisins de ma maladresse, lorsqu'ils me voient essayer de remuer la terre ou de fendre des pierres.
 
Tu préférerais d'être à la ville, parmi les esclaves, à ronger avec eux le pain qu'on leur distribue chaque jour ; tu te jettes dans leur nombre de toute l'ardeur de tes vœux; et mon rusé laquais voudrait être à ta place, occupé de soigner les bois, les troupeaux, le jardin.
 
Le bœuf paresseux désire de porter la selle ; le cheval, de tirer la charrue.
 
Mon avis, c'est que chacun fasse de bonne grâce le métier qu'il sait faire.

traducteur : Andrieux

 

XV — À C. Numonius Vala

Dites-moi, Vala, quel est l'hiver de Vélie, le climat de Salerne, les mœurs des habitants, et la route qui y conduit ? car Antonius Musa prétend que les eaux de Baïes sont pour moi sans vertu, et il m'a complètement brouillé avec elles, en me plongeant, au milieu de l'hiver, dans une onde glacée. Oui, tout le bourg gémit de me voir abandonner ces bois de myrte, ces eaux sulfureuses, que l'on disait si bonnes pour les nerfs: il s'indigne contre tous ces malades qui osent placer leur tête et leur estomac sous les eaux jaillissantes de Clusium, et vont chercher Gabies et ses froides campagnes. Il me faut pourtant changer de lieu, et pousser mon cheval au delà de l'auberge où il avait accoutumé de s'arrêter. « Où vas-tu ? je ne me dirige ni vers Cumes ni vers Baïes, » dira le cavalier irrité, en tirant la bride à gauche ; car, pour un cheval, le frein, c'est la voix, et la bouche, l'oreille. Quel est des deux pays le plus fertile en moissons ? Y boit-on de l'eau de citerne, ou de celle qui coule toujours fraîche du haut des montagnes ? car des vins de cette contrée, point ne m'en soucie. A ma campagne, tout m'est bon, tout passe ; mais, sur les bords de la mer, j'aime un vin doux et généreux, qui dissipe mes ennuis, qui fasse couler dans mes veines et dans mon cœur la riche espérance, délie ma langue et rende ma jeunesse plus agréable à ma douce Lucanienne. Enfin, où trouve-t-on le plus de lièvres et de sangliers ? quel est le rivage le plus fertile en poissons délicats ? donnez-moi tous ces renseignements, je les suivrai avec une foi entière, car je veux revenir gros et gras comme un vrai Phéacien.
 
Ménius, après avoir bravement dévoré l'héritage de son père et de sa mère, se fit parasite. Promenant çà et là ses bouffonneries, il portait en tous lieux son appétit insatiable. A jeun, amis et ennemis, il ne distinguait personne, prêt qu'il était à lancer contre le premier venu ses injures et sa mauvaise humeur. C'était la terreur, le fléau des marchés : son ventre, comme un abîme, engloutissait tout ce qu'il gagnait. Mais quand il n'avait pu rien ou presque rien obtenir de la complaisance de ses compagnons de table ou de la dureté des usuriers, il se contentait de la plus mauvaise viande, des mets les plus grossiers : trois ours auraient moins dévoré. Alors, austère Bestius, il voulait qu'un fer brûlant marquât le ventre de tous ces maudits débauchés. Tombait-il sur une meilleure proie, tout y passait ; puis, bien repu : « Grands dieux ! s'écriait-il, je ne m'étonne pas de voir des gens manger leur fortune: est-il rien de meilleur qu'une grive bien grasse ? de plus beau qu'une panse de truie bien farcie ? » Eh bien, Ménius, c'est moi; je loue au besoin la pauvreté et la sécurité qu'elle donne, et je fais assez, contre mauvaise fortune, bon cœur. S'il se présente quelque chose de mieux et de plus délicat : heureux, dis-je, heureux et sages, ceux-là seuls dont le revenu est solidement établi sur de riches métairies !

traducteur : Charpentier

 

XVI — À Quinctius

Quel est mon domaine ? nourrit-il son maître de ses moissons ? l'enrichit-il d'olives, de fruits, de fourrages, ou de vignes mariées à l'ormeau ? Pour vous épargner toutes ces questions, je vais, cher Quinctius, vous tracer en détail et le plan et la position de ma campagne. Figurez-vous une chaîne de montagnes, entrecoupée seulement par une vallée pleine de fraîcheur; à droite, le soleil l'éclaire à son lever; à gauche, il la colore de ses mourantes clartés. Si le climat est délicieux, il n'est pas moins fertile. Les buissons mêmes sont chargés de prunes ou de cornouilles ; les chênes et les hêtres offrent au troupeau une abondante nourriture, au maître un ombrage épais. On croirait que l'on y a transporté toute la verdure de Tarente. Une fontaine, j'ai presque dit une rivière, plus fraîche, plus pure que les ondes dont l'Hèbre, en serpentant, arrose la Thrace, roule ses flots merveilleux pour les maux de tête et les douleurs d'estomac. Voilà l'agréable et délicieuse retraite qui protége votre ami contre les malignes influences de septembre.
 
Pour vous, vous vivez en sage, occupé à justifier votre réputation. A Rome, depuis longtemps, tout le monde vante votre bonheur ; mais n'allez pas vous en rapporter aux autres plus qu'à vous-même, ni placer le bonheur autre part que dans la sagesse et la vertu. Si le peuple vous répète que vous êtes sain et bien portant, peut-être irez-vous, au moment du repas, cacher la fièvre qui vous consume, jusqu'à ce que votre main tremblante trahisse le secret de votre mal. Les sots, par une mauvaise honte, enveniment leurs plaies en les cachant. Si l'on vantait vos exploits et sur terre et sur mer, si vos oreilles étonnées étaient chatouillées de ces douces paroles : « Puisse Jupiter, qui veille sur Rome et sur vous, nous laisser toujours douter si le salut du peuple vous est plus cher qu'au peuple votre salut ! » vous y auriez bientôt reconnu les louanges d'Auguste.
 
Eh bien, lorsque vous acceptez le titre d'homme sage, d'homme irréprochable, ce titre, en conscience, le méritez-vous ? « J'aime à m'entendre appeler sage et vertueux. » Et moi aussi je l'aime. Mais ce peuple, qui aujourd'hui nous donne ces titres, demain, si tel est son caprice, nous les ôtera : « Abdique, dit-il, c'est mon bien. » J'abdique, et triste je me retire. Mais que le peuple, en me poursuivant, crie: Au voleur ! au débauché ! qu'il m'accuse d'avoir étranglé mon frère, me laisserai-je émouvoir à ces calomnies ? changerai-je de couleur ? A des outrages, à des honneurs non mérités, qui peut se laisser effrayer ou séduire ? qui, sinon l'esprit faible et malade ? Quel est donc l'homme de bien ? c'est celui qui se soumet aux décrets du sénat, aux lois, à la justice; celui dont l'équité termine de nombreux, d'importants procès; dont le nom seul est une garantie pour nos intérêts, dont le témoignage décide d'une cause. Mais au fond, et sous cette enveloppe brillante, toutes les familles, tous les voisins, aperçoivent la laideur de son âme. « Je n'ai pas volé, je n'ai point pris la fuite, me dit un esclave. — Tu n'auras pas les étrivières: ce sera là ta récompense. — Je n'ai tué personne. — Suspendu à un gibet, ton corps ne servira pas de pâture aux corbeaux. — Je suis donc laborieux et économe. — A Sabinum, on ne le croit pas. N'ai-je pas vu, en effet, le loup prudent éviter le piége qui lui est tendu, l'épervier, les lacs perfides; et le milan, l'appât caché. Dans l'homme de bien, la haine du vice, c'est l'amour de la vertu; pour toi, la crainte du châtiment fait ton innocence: espère l'impunité, et, dès lors, pour toi rien ne sera sacré. Sur mille mesures de fèves, si tu ne m'en dérobes qu'une, moindre est mon dommage, et non ton crime.
 
Cet homme de bien, dont le Forum et tous les tribunaux admirent la justice. immole-t-il aux dieux un porc ou un bœuf; d'abord, priant à haute voix, il s'écrie : « Janus, Apollon ! » puis, craignant d'être entendu, du bout des lèvres, il murmure cette prière : « Belle Laverne, fais que je trompe tous les yeux ; qu'on me croie la justice et la sainteté même ! Étends sur mes fourberies un nuage épais, sur mes crimes une nuit impénétrable. »
 
Eh ! quoi ! vaut-il mieux qu'un esclave, est-il plus libre, l'avare qui se baisse pour ramasser dans les carrefours le sou qu'y a cloué la malice des enfants ? je ne le crois pas. Désirer, c'est craindre: or, qui vit dans la crainte ne vivra jamais libre. Lâche soldat, il a livré ses armes, il a abandonné le poste de la vertu, celui qui sans cesse travaille et se tue à grossir sa fortune. Quand vous pouvez vendre un captif, vendez-le, ne le tuez pas ; ce vous sera un serviteur utile. Endurci à la peine, il fera paître vos troupeaux, labourera vos champs, et, marchand intrépide, affrontera, au milieu de l'hiver, les tempêtes de l'Océan, pour transporter dans Rome du blé et d'autres denrées. L'homme de bien, l'homme sage a un autre langage. « Penthée, roi de Thèbes, dira-t-il, quelles peines, quels traitements me feras-tu subir ? — Je t'enlèverai tes biens. — Je comprends : troupeaux, domaines, meubles, argent, soit. — Chargé de chaînes, je te tiendrai sous la garde d'un impitoyable geôlier. — Jupiter, quand je le voudrai, brisera mes fers.  — Ce qui veut dire sans doute : Je mourrai. La mort est le terme où tout finit.

traducteur : Charpentier

 

XVII — À Scéva

Quoique tu saches assez, ô Scéva, te conseiller toi-même, et que tu n'ignores point l'art de vivre avec les grands, ne dédaigne point de m'entendre, et fais comme si un aveugle t'enseignait le chemin. Écoute donc un ami, qui peut-être lui-même aurait encore besoin de maître. Cependant examine si mes préceptes sont superflus, et ne sont pas tels que tu puisses utilement te les approprier.
 
Si tu es l'ami du repos, si tu aimes à prolonger les heures que tu livres au sommeil, si le bruit, si la poussière des chars rapides t'importunent, si la joie des tavernes tumultueuses te fatigue, je te l'ordonne, va chercher le repos à Ferentinum. Car tous les plaisirs ne sont pas le partage des seuls opulents ; crois-moi, il n'a pas mal vécu, celui qui a su cacher sa vie et sa mort. Cependant, si tu cèdes au désir d'augmenter le bonheur des tiens, et si tu veux toi-même ajouter aux délices de la vie, maigre convive, approche qui vit grassement.
 
Diogène dit à Aristippe : « Si tu savais manger des herbes, tu dédaignerais le commerce des rois. — Si tu savais vivre avec les rois, tu ne mangerais pas d'herbes, » lui répondit Aristippe. Choisis ; de ces deux sentiments lequel approuves-tu ? ou, comme le plus jeune, écoute-moi ; apprends ce qui me fait donner la préférence aux discours d'Aristippe. Sans doute il évitait ainsi la mordante ironie du Cynique : « Si je plaisante, c'est pour mon propre plaisir, et toi, tu grimaces pour le peuple. N'est-il pas plus convenable, plus honorable même, de monter un excellent coursier, et de s'asseoir à la table du prince ? Je suis courtisan, soit ; toi, tu vas, de porte en porte, mendier de vils aliments. Tu te vantes de n'être asservi à aucun besoin, et tu te soumets à celui qui te donne. » Tout convenait à Aristippe, le costume, le temps et les choses. S'il convoitait un plus heureux avenir, il savait jouir du présent avec une âme égale. Au contraire, le Cynique, qui, fier de sa patience, se revêt à peine de deux lambeaux de drap, ne changera point la route de sa vie, ou j'admirerais ce changement. L'un n'attendra pas pour sortir qu'on lui présente un manteau de pourpre: quel que soit l'habit qui le couvre, dans les lieux les plus fréquentés, il se montrera avec le même avantage, sous l'un et l'autre aspect. L'autre, au contraire, évitera avec plus de soin le riche manteau de Milet que le dogue menaçant ou le serpent hideux ; il se laissera mourir de froid, si on ne lui rend ses vieux lambeaux. Rends-les-lui donc, et qu'il garde son délire.
 
Triompher dans les combats, et traîner aux yeux de ses concitoyens des ennemis captifs, c'est atteindre une gloire divine, et s'élever au trône de Jupiter. Ainsi, n'est-ce donc pas se rendre digne des plus grands éloges que de plaire aux héros ? Mais on le sait: il n'est pas permis à tous les mortels d'arriver à Corinthe. Que celui qui ne croit point y parvenir demeure; d'accord : mais celui qui a triomphé a-t-il agi avec sagesse et courage ? Voici le fait: ce que nous cherchons est là, ou n'est nulle part. Celui-ci croit le fardeau au-dessus de son faible corps et de son âme débile ; celui-là, d'un bras puissant, le soulève et le transporte. Ou la vertu n'est qu'un vain nom, ou l'honneur et la récompense sont dus à l'homme qui marche et parvient à un noble but.
 
Il faut avec art taire la pauvreté devant le prince ; on obtient plus ainsi qu'à se plaindre sans cesse. Recevoir avec modestie, ou prendre effrontément, la différence est extrême; voilà le principe de tous biens, là en est la source. Crier sans cesse : « Ma sœur n'est point dotée, ma mère est pauvre, mon domaine n'est ni facile à vendre, ni assez productif pour me nourrir, » n'est-ce point crier : « Donnez-moi à manger. » Mais un autre, attiré par ces cris, vient fondre sur l'aumône. « Donnez-moi, donnez-moi, je lui rendrai la moitié de ce pain. » Si le corbeau savait se repaître et se taire, sa proie ne serait pas divisée et disputée par des concurrents envieux.
 
Celui qui accompagne un grand à Brindes ou aux délices de Surrentum, et qui murmure des entraves du chemin, se plaint de la froidure et de la pluie, ou feint que sa cassette a été enfoncée ou pillée ; celui-là imite les ruses des courtisanes qui pleurent une parure qu’elles n'ont point perdue, un collier qu'on ne leur a pas ravi. Ce stratagème rend incrédule à l'avenir sur leurs véritables pertes, et attire des railleries à leurs douleurs sincères. Un voyageur, trompé une fois pour toutes par les ruses du mendiant qui, dans les carrefours, feint de s'être rompu la jambe, ne va plus secourir le malheureux qui, pleurant et jurant par Osiris, s'écrie : « Je ne vous trompe point, cruels; venez me secourir, je chancelle. » — A d'autres, cherche qui ne te connaît point, » crie d'une voix rauque la populace du voisinage.

traducteur : De Pongerville

 

XVIII — À Lollius

Ou je vous connais mal, mon cher Lollius, ou jamais votre franchise ne consentira à descendre au vil rôle de flatteur, après avoir dignement rempli celui d'ami. Vous savez trop bien qu'une femme honnête ne diffère pas plus d'une courtisane que le flatteur d'un véritable ami.
 
Il est un vice opposé et plus odieux peut-être que la flatterie elle-même : c'est cette farouche et rude aspérité de mœurs qui pense vous imposer par des cheveux tondus de près, et des dents noires, et qui usurpe ainsi le nom de franche liberté et les honneurs dus à la vertu. La vertu est également éloignée de l'un et l'autre excès.
 
Comme ces bouffons que l'on renvoie au bout de la table, voyez avec quelle obséquieuse affectation le flatteur, attentif au moindre signe de son patron, relève et répète le plus petit mot qui lui échappe ! C'est l'enfant qui récite sa leçon devant un maître sévère; c'est l'acteur en second qui s'efforce de faire valoir le premier.
 
Cet autre, au contraire, armé jusqu'aux dents des arguments les plus frivoles, est toujours prêt à disputer sur des riens, sur la laine des chèvres, par exemple. « Comment ! on ne m'en croira pas de préférence ! je n'aurai pas le droit de faire prévaloir mon avis ! une seconde vie ajoutée à la mienne ne m'y ferait pas renoncer. » Et de quoi s'agit-il au milieu de tout cela ? De savoir si le gladiateur Castor est plus habile que Dolichus, ou s'il vaut mieux prendre la voie Numicia, pour aller à Brindes, que la voie Appienne.
 
Celui que les femmes et le jeu ruinent à l'envi, que sa vanité condamne à un luxe que lui interdit sa fortune, celui que dévore une soif d'argent que rien ne saurait éteindre, et qui ne craint et ne fuit rien tant que la pauvreté, ne sera bientôt qu'un objet de haine et de dégoût pour son riche protecteur, plus vicieux souvent que le protégé ; ou, s'il ne le hait pas, il le maîtrise : c'est une bonne et sage mère qui veut que sa fille soit plus vertueuse qu'elle. Mais, au fond, il a presque raison : « Je suis riche, dit-il ; à moi permis de faire des folies: mais toi, mon ami, ta fortune est bornée ; ta mise doit sagement l'indiquer. Crois-moi, ne tente pas une lutte inégale. » Le malin Eutrapèle voulait-il jouer un tour à quelqu'un, il lui envoyait de riches habits ; et voici comme il raisonnait à cet égard : « Avec ces beaux habits, mon homme va se croire le favori de la fortune, former de grands projets, concevoir de belles espérances ; il dormira la grasse matinée, négligera ses devoirs pour le plaisir, se ruinera par les emprunts, et nous finirons par le voir gladiateur, ou réduit, pour subsister, à conduire au marché l'âne d'un jardinier. »
 
Gardez-vous bien de sonder jamais les secrets d'un ami ; et, s'il vous les a confiés, que ni le vin ni la violence des tourments ne vous en arrachent jamais la révélation. Ne vantez point vos goûts, ne blâmez pas ceux des autres ; et, si votre ami parle d'aller à la chasse, ne songez pas à faire des vers. Voilà ce qui refroidit singulièrement l'amitié des deux jumeaux Zéthus et Amphion ; il fallut que la lyre se tût, et que le docile Amphion fît ce sacrifice à l'humeur un peu sauvage de son frère. Faites comme lui: cédez de bonne grâce aux désirs d'un ami; et, quand il voudra mettre en campagne ses chiens, ses toiles, ses chevaux, levez-vous, fermez gaiement vos tablettes, et allez chercher de l'appétit pour un souper que vous aurez bien gagné. La chasse, d'ailleurs, est un exercice de tout temps en honneur chez les Romains : on y acquiert de la renommée, on y fait preuve de force et de santé, lorsqu'on est en état de le disputer, comme vous, de vitesse avec le lévrier, et de vigueur avec le sanglier. Manie-t-on les armes avec plus de grâce et d'adresse que vous ? et vos exercices au Champ-de-Mars, quelles flatteuses acclamations les accompagnent ! A peine sorti de l'enfance, vous avez bravé les périls de la guerre en marchant contre les Cantabres, sous les enseignes du héros qui vient d'arracher nos étendards des temples du Parthe, et dont les armes victorieuses achèvent en ce moment la conquête du monde.
 
Pour vous ôter enfin jusqu'au moindre prétexte de refus, on n'ignore pas que, malgré la mesure parfaite qui règle toutes vos actions, vous vous livrez quelquefois à de petits jeux, quand vous êtes à la campagne. Une armée navale composée de jeunes gens se partage en deux flottes ; vous commandez l'une, votre frère est à la tète de l'autre : c'est la bataille d'Actium ; votre lac Lucrin devient l'Adriatique, et l'on se bat jusqu'à ce que la victoire se soit déclarée pour l'un ou l'autre parti.
 
Celui qui vous verra applaudir à ses goûts applaudira aux vôtres des deux mains à la fois.
 
Encore quelques conseils (si toutefois vous en avez besoin), et je finis. Pesez longtemps ce que vous allez dire d'un autre, et sachez à qui vous le dites. Fuyez le curieux, car il est naturellement bavard: des oreilles toujours ouvertes retiennent difficilement ce qu'on leur a confié, et le mot une fois lâché n'a plus d’ailes pour revenir. Point d'intrigue amoureuse, surtout avec l’esclave favorite ; car, de deux choses l'une: ou le maître croira, en vous en faisant le mince cadeau, vous rendre le plus heureux des hommes, ou son refus vous mettra au désespoir. Regardez-y plus d'une fois avant de hasarder une recommandation, et ne vous exposez pas à rougir des fautes d'un autre. Trompés nous-mêmes, nous nous intéressons souvent pour qui ne le mérite pas. Retirez donc votre appui à celui qui l'aura surpris, pour le conserver à celui dont vous connaissez la probité, et que la calomnie poursuit. Prenez-y garde: la dent jalouse qui l'attaque, pourra bien ne pas vous épargner. Quand le feu est à la maison voisine, vous pouvez craindre pour la vôtre, et l’incendie fait des progrès à la faveur de votre négligence. Il y a dans l'amitié des grands quelque chose de séduisant pour qui n'en a pas l'expérience ; celui qui les connaît les redoute. Faites donc en sorte, tandis que vous voguez à pleines voiles, que le vent ne change point et ne vous reporte pas en arrière.
 
Point de sympathie entre le rêveur mélancolique et l'ami de la joie, entre l'homme actif, laborieux, et les caractères lents et tranquilles. Refusez la coupe de ce buveur qui fait intrépidement couler le falerne jusqu'à minuit, et vous verrez comme il recevra vos excuses, quand vous lui alléguerez les vapeurs du vin pendant la nuit. N'apportez nulle part un front assombri: votre modestie ne serait bientôt qu'une réserve étudiée, et votre taciturnité une censure sévère de ce que disent les autres. Puisez dans de bonnes lectures, dans le commerce habituel des hommes instruits, les moyens de soustraire des jours paisibles aux tourments de la cupidité, au supplice de la crainte ou aux illusions des vaines espérances. Recherchez si la vertu est un fruit de l'étude ou un don purement gratuit de la nature ; si ce sont les honneurs ou les richesses qui garantissent la tranquillité, ou si on ne la trouve pas plutôt dans les sentiers secrets d'une vie obscure et retirée.
 
Pour moi, cher Lollius, quand j'ai une fois regagné mon petit ruisseau de la Digence, dont l'onde abreuve le hameau de Mandèle, où le froid est toujours si vif, savez-vous bien ce que je demande aux dieux ? de conserver le peu que je possède, et moins encore ; de vivre pour moi ce que leur indulgence me réserve de jours ; de ne jamais manquer de livres, et d'avoir toujours devant moi une année de mon petit revenu, pour n'en pas être à vivre au jour la journée. Voilà tout ce qu'il faut demander à Jupiter, qui donne et retire à son gré. Qu'il m'accorde la vie et les biens nécessaires : j'attends de moi seul l'égalité d'âme.

traducteur : Amar

 

XIX — À Mécène

S’il faut en croire le vieux Cratinus, savant Mécène, les vers que composent les buveurs d'eau ne peuvent plaire ni vivre longtemps. Depuis que Bacchus a enrôlé parmi les Faunes et les Satyres les poètes au cerveau délirant, les douces Muses ont commencé à sentir le vin dès le matin. Les louanges qu'Homère donne au vin l'accusent de l'avoir aimé, et notre bon Ennius lui-même, ce n'était qu'après boire qu'il s'élevait à chanter les combats. « Les gosiers secs, je les renvoie au Forum et au puits de Libon; les gens austères, je leur interdis de chanter. »
 
Depuis cet arrêt de Cratinus, les poètes n'ont pas cessé, la nuit, de s'enivrer à qui mieux mieux; le jour, de puer le vin. Eh quoi ! parce que le premier venu, pour singer Caton, prendra un air farouche, ira pieds nus, portera une toge écourtée, nous rendra t-il pour cela la vertu et les mœurs de Caton ? La parole rivale de Timagène écrasa Iarbitas, tandis que celui-ci faisait le bel esprit et s'évertuait à se faire une réputation d'éloquence. On s'égare avec un modèle dont les défauts sont faciles à imiter. Si je venais à pâlir, ils boiraient du cumin, pour être plus pâles encore.
 
Ô imitateurs, troupeau d'esclaves, combien de fois vos efforts ont remué ma bile ! combien de fois ils ont provoqué ma gaieté ! N'écoutant que moi-même, le premier j'ai porté mes pas dans une carrière inconnue ; mon pied n'a point foulé la trace d'un devancier. Celui-là conduit l'essaim, qui a le courage d'être son propre guide. Avant tout autre j'ai fait connaître au Latium les iambes du chantre de Paros, imitant la mesure et la verve d'Archiloque, non ses idées et ses expressions funestes à Lycambe.
 
Et n'allez pas orner mon front d'une moindre couronne, parce que je n'ai pas osé changer le mètre et la facture de ses vers : les chants de la mâle Sapho, et avec eux les chants d'Alcée, tempèrent l'âpreté d'Archiloque ; mais, bien différent quant au sujet et dans son allure, Alcée, dans mes chants, ne cherche point un beau-père pour le noircir de ses outrages, et ses vers diffamatoires n'attachent point la corde au cou de sa fiancée. Ces accents, qu'aucune bouche n'avait encore fait entendre, le premier je les ai révélés au Latium. Je suis heureux de voir mon livre, qui n'en rappelle aucun autre, fixer les regards des classes libres, et s'arrêter dans leurs mains.
 
Maintenant, veux-tu savoir pourquoi le lecteur ingrat, qui chez lui aime et exalte mes ouvrages, une fois dehors, devient injuste et les décrie ? C'est que je ne sais pas quémander les suffrages d'une multitude capricieuse, en lui prodiguant des festins, en lui distribuant des vêtements usés; c'est que, partisan et vengeur des grands écrivains, je ne cherche point le succès auprès des grammairiens et de leurs écoles. De là leur désespoir. Si je dis « Je rougirais de lire, devant un public nombreux, mes vers qui n'en sont pas dignes, ce serait donner de l'importance à des bagatelles. — Pur badinage ! me répond-on; tu les réserves pour l'oreille de Jupiter. Tu te flattes, en effet, dans ton admiration pour toi-même, de distiller seul le miel de la poésie. » Alors, je crains de me laisser trop aller à la raillerie, et, de peur de me faire arracher les yeux par mon adversaire : « Je ne saurais demeurer ici, » m'écrié-je, et je demande trêve à la plaisanterie. De la plaisanterie, en effet, naissent les disputes animées et la colère; et de la colère, les farouches inimitiés et les guerres homicides.

traducteur : Alph. Trognon

 

XX — À son livre

Il me semble, mon livre, que tu regardes souvent du côté de Vertumne et de Janus. Est-ce que tu voudrais être exposé en vente dans la boutique des Sosies, poli et relié par leurs mains ? Tu t'indignes, je le vois, de rester sous la clef : l'obscurité, si chère à la modestie, n'est pas ton fait. Honteux d'avoir un petit nombre de lecteurs, il te faut le grand jour de la publicité. Sont-ce là les sentiments dans lesquels je t'avais élevé ? Eh bien, va donc où tu brûles d'aller ! mais souviens-toi que, une fois dehors, il n'y aura plus à revenir. Malheureux, diras-tu à la première boutade que tu essuieras, qu'ai-je fait ? quels vœux ai-je formés ? Tu sais aussi combien le lecteur se gênera peu pour te remettre dans tes plis, quand l'ennui le prendra.
 
Voici donc, si le dépit que tu me causes ne m'aveugle pas, voici de point en point ce qui t'adviendra. Fêté à Rome, tant que tu conserveras l'attrait de la jeunesse, une fois que tu auras passé dans toutes les mains, et qu'on aura sali tes pages, tu deviendras, dans un coin, la pâture des vers, ou bien tu passeras à Utique, si mieux on n’aime t'expédier pour Lérida, servant d'enveloppe à des marchandises. Qui rira bien alors ? Ce sera celui dont tu n'auras pas voulu suivre les conseils. Il fera comme ce rustre qui, ayant affaire à un âne qui ne voulait point obéir, le poussa de colère dans le précipice. Pourquoi s'obstiner, en effet, à sauver qui veut périr ? J'oubliais : tu as encore une chance, c'est que les vieux maîtres d'école des faubourgs s'arrangent de toi pour montrer à lire aux marmots.
 
Au demeurant, quand le soleil, plus supportable, permettra à un petit cercle d'auditeurs de te prêter l'oreille, apprends-leur que, né d'un père affranchi et sans biens, j'ai pris un essor que mon humble nid ne semblait pas comporter. Ainsi, ce que tu me feras perdre du côté de la naissance, je le gagnerai en mérite personnel. Ajoute que j'ai su plaire à ce que Rome compte de plus illustre en guerriers et en magistrats ; que je suis de petite taille, que mes cheveux ont grisonné avant le temps, que j’aime le soleil, que je suis prompt à m'emporter, et non moins prompt à m'apaiser ; et si, par hasard, quelqu'un s'informe de mon âge. réponds que je comptais quarante-quatre hivers l'année où Lollius eut Lépidus pour collègue dans le consulat.

traducteur : Ouizille

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