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Œuvres complètes d'Horace, traduites par Henri Patin (1860)

ÉPÎTRES II

 
I·À Auguste II·À Julius Florus

 

I — À Auguste

Quand il te faut suffire seul à tant et à de si grands travaux, protéger l'empire par la force des armes l'embellir par les mœurs, le corriger par les lois, je serais coupable envers le public et irais contre ses intérêts, si, par de trop longs discours, j'abusais de tes moments, ô César !
 
Et Romulus, et Bacchus et Castor, et son frère Pollux, furent admis dans les demeures célestes ; mais après leurs hauts faits. Tant qu'ils s'occupèrent de policer la terre et le genre humain, d'apaiser les guerres, de distribuer les champs, de fonder les villes, ils eurent à se plaindre que la faveur publique ne répondît pas, comme ils l'avaient espéré à tant de services. Celui qui abattit l'hydre, qui dans le cours des travaux auxquels le soumit le destin, vainquit tant de monstres divers, apprit, par son expérience, que l'envie est le dernier dont on triomphe. Il nous brûle, il nous blesse de son éclat, il nous écrase de son poids importun, celui qui s'élève trop au-dessus de nous. Qu'il meure, nous l'aimerons. Tu vis, et le temps des honneurs du ciel nous paraît venu pour toi ; nous te les prodiguons, nous te dressons des autels où l'on jurera par ton nom, confessant que jamais on ne vit, qu’on ne verra jamais rien de tel.
 
Mais ton peuple, sage et juste en cela seulement qu'il te préfère à tous nos chefs, à tous ceux de la Grèce, n'apprécie pas le reste de la même manière ; il s'en faut bien. Ce qui n’a pas quitté la terre, ce qui n'a pas fait son temps, il le dédaigne et le repousse ; tellement épris de l'antiquité, que ces tables qui défendent le crime et qu'ont promulguées les décemvirs, les traités de nos rois avec les Gabiens ou les austères Sabins, les livres des pontifes, les antiques recueils des devins, tout cela lui semble avoir été dicté sur le mont Albain par les Muses elles-mêmes. Si, parce que les meilleurs écrits des Grecs sont précisément les plus anciens, on pèse les écrivains de Rome dans la même balance, pourquoi raisonner encore ? Il n'y a rien de dur au dedans de l'olive, non plus qu'en dehors de la noix. C'en est fait : notre fortune ne peut plus croître ; en peinture, en musique, dans les jeux de la lutte, nous en savons plus que les Grecs, ces athlètes toujours frottés d’huile. S'il en est des vers comme du vin, que le temps rend meilleur, je voudrais savoir combien il faut d’années pour donner de la valeur à un livre. L'auteur mort depuis cent ans sera-t-il mis au nombre des parfaits, des anciens, ou de ceux qu'on méprise comme nouveaux. Fixez une limite qui prévienne désormais toute dispute. « Un auteur est ancien et peut être approuvé comme tel s'il compte cent ans accomplis. — Et celui qui est mort trop jeune seulement d'un mois, d'une année, comment le classera-t-on ? avec les anciens aussi, ou avec ceux qu'attend le mépris de notre âge et de l’âge suivant ? — Celui-là encore tiendra honorablement sa place parmi les anciens, à qui il ne manquerait que le court espace d’un mois, ou même d’une année. » Je m'empare de la concession et arrache un à un les crins de la queue du cheval, jusqu'à ce que, par une méthode connue d'argumentation, celle du monceau croulant, j'aie confondu, mis à terre cet homme qui consulte les fastes, mesure le mérite aux années, n'admire que ce qui est comme consacré dans le temple de la mort.
 
Ennius, ce philosophe, ce brave soldat, ce nouvel Homère, comme disent nos critiques, ne paraît pas devoir se mettre beaucoup en peine de ce que deviendront les magnifiques promesses de ses songes pythagoriciens. Névius n'est-il pas dans toutes les mains, présent à tous les esprits, presque comme un contemporain, tant semble vénérable un vieux poème, quel qu'il soit ? Si l'on dispute sur la prééminence de nos tragiques, Pacuvius emporte la palme pour la science, Accius pour l'élévation. La toge d’Afranius eût bien été, dit-on, à Ménandre. Plaute a la rapidité, le mouvement du Sicilien Épicharme. Cécilius excelle pour la force, Térence pour l'art. Voilà ceux qu'étudie dans ses écoles, qu'écoute pressée dans ses théâtres trop étroits, la puissante Rome ; voilà ses poètes, du vieux Livius jusqu'à nous.
 
Quelquefois la foule voit bien ; elle peut aussi voir mal. Si son admiration, son estime pour les vieux poètes va jusqu’à ne leur rien préférer, ne leur rien comparer, elle se trompe : si elle avoue qu'il y a dans leur style des choses d'un ton par trop antique, qu’ils sont presque toujours durs, bien souvent lâches et languissants, son jugement est bon, je m’y range et Jupiter l'approuve. Je ne fais point le procès à Livius, je ne veux point abolir ses vers que me dictait, je m'en souviens, dans mon enfance, le brutal Orbilius : mais qu'on les trouve polis et beaux, aussi voisins que possible de la perfection, c'est ce dont je m’étonne. S'il y brille par hasard quelque heureuse expression, un vers ou deux assez élégants, cela suffit-il pour soutenir et recommander le poème tout entier ? Je m'indigne, je l'avoue, qu'on reprenne une composition, non pas parce qu'elle est grossière et sans agrément, mais parce qu’elle vient d'être faite ; qu'on réclame pour les anciens, non pas l'indulgence à laquelle ils ont droit, mais des honneurs et de la gloire. Que je me permette de douter si la comédie d'Atta marche aussi bien qu'il faudrait parmi le safran et les fleurs, tous nos sénateurs, ou peu s'en faut, crieront à l'impudence. Comment ! oser reprendre ce que jouaient, en leur temps, l'énergique Ésopus, le docte Roscius ! Peut-être ne trouvent-ils de bon que ce qui leur a plu ; peut-être aussi leur coûte-t-il de se soumettre au jugement de plus jeunes qu’eux, de convenir qu'il leur faut oublier dans leur vieillesse les leçons de leur adolescence. Tel loue les chants saliens de Numa et veut paraître comprendre seul ce qu'il n'entend pas plus que moi. Ce n'est point faveur, admiration pour des génies depuis longtemps ensevelis ; c'est malveillance jalouse et haineuse pour notre âge et pour nous. Que si les Grecs eussent eu pour la nouveauté la même aversion que nous, y aurait-il aujourd'hui quelque chose d'ancien, quelque sujet de lecture et d'étude, domaine public des esprits ?
 
Quand la Grèce, après ses guerres, vint à s'occuper de bagatelles et se laissa doucement aller aux séductions de la bonne fortune, elle se passionna tantôt pour des athlètes, tantôt pour des coursiers ; elle aima tour à tour ceux qui savaient tailler le marbre et l'ivoire, ceux qui ciselaient l'airain ; elle se laissa captiver tout entière, son âme avec ses yeux, par les couleurs d'un tableau ; elle fit sa joie des joueurs de flûte, ou des acteurs de tragédie. Comme une jeune fille folâtrant encore sous les yeux de sa nourrice, elle renonçait, bientôt satisfaite, à ce qu’elle avait le plus souhaité : car trop d'amour, comme trop de haine n’est pas pour durer longtemps. Voilà les fruits que firent éclore dans la Grèce l'influence de la paix et le souffle de la prospérité.
 
A Rome, ce fut longtemps un usage, une douce habitude, de tenir sa maison ouverte dès le matin pour recevoir et conseiller ses clients, de placer son argent avec sûreté, d'apprendre des plus âgés et de redire aux plus jeunes par quels moyens s'accroît le patrimoine, et comment on modère les passions qui le dissipent. Ce peuple léger a pris d’autres mœurs, et n'est plus échauffé aujourd’hui que de l'ardeur d'écrire. Les jeunes gens, les pères eux-mêmes, oubliant leur gravité, ne se mettent plus à table que couronnés de feuillage et récitant des vers qu'ils ont l'air de dicter. Moi-même, qui ne fais point de vers, à ce que j'assure, je me trouve quelquefois avoir menti plus qu’un Parthe. Le soleil n’a pas encore paru, que, déjà éveillé, je demande une plume, du papier, le coffre où sont mes écrits. Qui ne connaît point la navigation craindrait de conduire un vaisseau. On n'oserait, sans s'y connaître, donner de l'aurone à un malade. Ce qui regarde les médecins, les médecins seuls s'en font fort, de même que les artisans mettent seuls la main aux choses de leur métier. Pour les vers, nous en faisons tous, sans exception, savants et ignorants.
 
Léger travers d'ailleurs, innocente folie, qui ne va pas sans vertus, et d'assez grandes encore, tu vas le voir. Le poète n'a pas l'esprit porté à l'avarice ; il n'aime que les vers, il en fait son unique passion ; les pertes d'argent, les évasions d'esclaves, les incendies, il s'en rit ; il ne médite point de fraudes contre un associé, contre un jeune pupille ; il vit de légumes et du pain le plus ordinaire. Peut-être est-il peu propre à la guerre, mauvais soldat ; mais il a pour l'État son utilité, si l'on accorde que les petites choses puissent profiter aux grandes. Le poète façonne la langue encore bégayante de l’enfant, il détourne déjà son oreille des discours grossiers et déshonnêtes ; plus tard il formera son cœur par les conseils d'une raison amie, reprendra en lui la rudesse, l'envie, la colère. Il raconte les belles actions ; il fournit aux générations nouvelles d'illustres exemples ; il console l'homme pauvre et souffrant. De qui les jeunes garçons, les jeune filles apprendraient-ils à prier, si la Muse ne leur eût donné le poète ? Instruit par lui, le chœur invoque les dieux et croit sentir leur présence ; il implore d'une voix suppliante les eaux du ciel, il détourne les fléaux contagieux, il conjure les dangers, il obtient la paix, l'abondance, une riche moisson. C'est par des vers qu'on fléchit les dieux du ciel et les dieux des enfers.
 
Nos aïeux, robustes et sobres laboureurs, lorsqu’ils avaient serré leurs grains, et qu’aux jours de fête ils accordaient enfin à leur corps et à leur esprit ce repos dont l'espérance avait charmé leurs fatigues, réunis à leurs compagnons, à leurs enfants, à leurs femmes fidèles, offraient un porc à la terre, du lait à Sylvain, des fleurs et du vin à ce dieu gardien de notre vie, qui nous fait souvenir de sa brièveté. Ainsi s'introduisit la libre gaieté des vers fescennins et de leurs vives répliques, qui renvoyaient de rustiques sarcasmes. Elle revint à chaque année nouvelle, ramenée par le plaisir, et d'abord se joua innocemment ; plus tard ce fut un jeu cruel, et qui tourna même en rage ; menaçante, impunie, la satire pénétra dans les plus honnêtes maisons. Alors se plaignirent ceux qu'avait blessés sa dent sanglante ; ceux même qu'elle avait épargnés s'émurent du danger commun ; une loi fut portée, une peine prononcée contre quiconque attaquerait dans ses vers la réputation d'autrui. Il fallut changer de style, et, par crainte du bâton, se réduire à divertir désormais innocemment.
 
La Grèce subjuguée, à son tour subjugua son farouche vainqueur ; elle amena les arts dans le sauvage Latium : ainsi passa l’affreux vers saturnien, ainsi son âpreté s'adoucit, s'effaça par le progrès de l’élégance. Il resta toutefois longtemps et il reste encore dans notre poésie des traces de la rusticité première. C'est assez tard, en effet, que le vainqueur des Grecs porta son attention sur leurs écrits ; c’est après les guerres puniques seulement, quand il fut enfin tranquille, qu'il en vint à s’inquiéter de ce qu'il pouvait y avoir de bon chez Sophocle, Thespis, Eschyle. Lui-même, se risquant à leur suite, essaya s'il ne pouvait pas les rendre d'une manière convenable, et fut assez content des premiers fruits de son génie naturellement élevé et ardent : car le souffle tragique, l'heureuse hardiesse ne lui manquent pas ; seulement, dans son ignorance, les ratures lui semblent chose honteuse et il en a peur.
 
Parce que la comédie prend ses sujets dans la vie ordinaire, on s'imagine qu'elle demande peu de travail. C'est, au contraire, un fardeau très lourd à porter. Elle est d'autant plus difficile, qu'on a pour elle moins d'indulgence. Voyez Plaute, de quelle façon il soutient le rôle d'un jeune amoureux, ou d'un père avare, ou d'un perfide marchand d'esclaves ; et Dossennus, comme il se complaît dans les rôles de parasites bouffons, avec quel brodequin mal attaché il ose se promener sur la scène. Mettre l'argent dans sa bourse, voilà son affaire. Du reste, il s'inquiète peu que la pièce se tienne ou non sur ses pieds. Pour celui qu'emporte vers la scène le char de l'inconstante Gloire, l'indifférence du spectateur le fait mourir, son attention le gonfle d'orgueil. Il faut si peu de chose pour abattre ou ranimer un esprit avide de louanges. Adieu les jeux du théâtre, si j'en reviens plus maigre, après avoir manqué la palme, ou plus gras, l'ayant obtenue.
 
Mais voici qui décourage, qui rebute le poète le plus confiant. Cette partie du public, qui est la plus nombreuse, mais non pas la meilleure et la plus honorable, cette foule ignorante et stupide, toute prête à en venir aux mains, pour peu que les chevaliers ne soient pas de son avis, s'avise parfois, au milieu de la pièce, de demander un ours ou des lutteurs : car tel est le goût de la populace ; que dis-je ? des chevaliers eux-mêmes. Déjà le plaisir a fui de leurs oreilles pour passer à leurs yeux errants et amusés de vains spectacles. Quatre heures et plus la toile demeurera baissée, tandis que défileront sur la scène cavaliers et fantassins, escadrons et bataillons. Puis vient , menée en triomphe et les mains liées derrière le dos, la fortune des rois vaincus ; puis des chars qui se hâtent, des litières, des fourgons, des vaisseaux ; nos conquêtes figurées en ivoire, Corinthe elle-même captive ! Oh ! combien rirait Démocrite, s'il était encore de ce monde, de voir l'animal à double nature, panthère et chameau tout ensemble, ou bien l'éléphant blanc, fixer seuls les regards de la foule. Les spectateurs l'attacheraient plus que le spectacle, et mieux que les comédiens lui donneraient la comédie. Pour nos poètes, il lui semblerait qu’ils font des contes à un âne sourd. Quelle voix, en effet, assez puissante pour surmonter le bruit dont retentissent nos théâtres ? Non, les bois du mont Gargan, les flots de la mer de Toscane ne mugissent pas avec plus de fureur que le public de nos jeux, devant ces richesses lointaines, ces produits d'un art étranger dont l'acteur se montre paré, et qui, dès son entrée sur la scène, font de toutes parts battre des mains. « Quoi ! qu’a-t-il dit ? — Rien encore. — Et qu'applaudit-on donc ? — Sa robe teinte, aux fabriques de Tarente, de la couleur des violettes. »
 
Et ne crois pas que je sois avare de mon estime pour un genre qu'il ne me convient pas de traiter et où d’autres réussissent. Il marcherait, je crois, sur une corde tendue, le poète qui par ses fictions me serre le cœur, m'irrite, m'apaise, me remplit d'un faux effroi comme ferait un magicien, peut me transporter tantôt dans Thèbes et tantôt dans Athènes.
 
Ceux cependant qui, n'osant affronter des spectateurs dédaigneux, croient plus sûr de s'adresser à des lecteurs, il faut aussi en tenir compte, si tu veux remplir de bons ouvrages, rendre tout à fait digne d’Apollon le monument que tu as élevé aux lettres, si tu veux aiguillonner le génie de nos poètes et leur faire prendre un plus ardent essor vers les cimes verdoyantes de l'Hélicon. Nous nous faisons grand tort, il est vrai, nous autres poètes, car il faut bien que je porte aussi la serpe dans ma propre vigne, en choisissant pour t'offrir un livre le temps où tu es inquiet, occupé ; en nous montrant offensés de ce qu'un ami a osé reprendre quelque chose dans nos vers ; en recommençant un passage qu'on ne nous redemandait pas ; en nous lamentant sur ce que nos travaux ne sont pas assez en lumière, sur ce qu'on fait trop peu d'attention au tissu délicat de nos compositions ; en nous flattant qu'un jour viendra où, au moindre petit bruit que nous faisons des vers, tu t'empresseras de nous appeler, pour te charger de notre fortune et nous ordonner d'écrire. Il t'importe cependant de savoir quels sont les gardiens de ton temple, les prêtres de cette vertu éprouvée dans la guerre, dans la paix, et qu'on ne doit pas abandonner au zèle de poètes trop indignes. Il était, je le sais, aimé du grand roi Alexandre, ce Chérilus qui, pour ses vers sans art et malheureusement nés, reçut, en royale monnaie, tant de philippes. Mais comme l'encre s'attache aux doigts et y laisse sa noire empreinte, ainsi le style des mauvais écrivains ternit la gloire la plus brillante. Le même prince qui paya si cher un poème si ridicule, défendit expressément que nul autre qu'Apelles ne peignît sur la toile, que personne, hors Lysippe, ne coulât en bronze la noble image d'Alexandre. Mais ce juge délicat des beaux-arts, quand il s’agissait des productions littéraires, ces autres présents des Muses, semblait vraiment avoir respiré dès sa naissance l'air épais de la Béotie. Pour toi, les poètes que tu as distingués, que tu as aimés, les Virgile, les Varius, ne font pas honte à ton goût, ne déshonorent pas les prix qu'ils ont reçus de toi à ta plus grande gloire. Et certes l'airain n’exprime pas mieux la figure des grands hommes, que l’œuvre du poète ne rend les traits de leur âme. Aussi n'est-ce point par préférence que je me réduis à ces entretiens en style familier et rampant. Raconter les grandes choses, décrire les lieux, les fleuves, les forteresses sur les montagnes, les royaumes barbares, dire toutes ces guerres achevées sous tes auspices dans tout l’univers, Janus enfermé dans son temple où il garde la paix, le Parthe tremblant au nom de Rome où tu commandes, je l'aimerais comme d'autres, si mes désirs étaient la mesure de ce que je puis. Mais un humble poème irait mal à ta majesté, et j’ai cette pudeur de ne point entreprendre ce qui excéderait mes forces. Souvent, par un zèle maladroit, on nuit à ce qu'on aime, quand ce zèle surtout se produit sous forme de poésie. Les hommes retiennent plus facilement, plus volontiers ce qui les fait rire, que ce qui mérite leur estime et leur respect. Je ne tiens pas à des hommages qui pourraient m’être à charge ; je me soucie peu de rencontrer mon visage défiguré dans quelque image de cire, d'entendre célébrer ma gloire dans des vers mal tournés. Je craindrais d'avoir à rougir d'une offrande trop grossière, et de m'en aller bientôt avec mon poète, exposé aux yeux de tous dans la même boîte, m'établir en ce quartier où se vend l’encens, où se vendent les parfums, les épices et tout ce qu’habillent les sots écrits.

 

II — À Julius Florus

Florus, fidèle ami du noble, de l'illustre Néron, je suppose qu'on veuille te vendre un esclave né à Tibur ou à Gabies, et qu'on traite avec toi de cette sorte : « Cet enfant, si blanc, si beau, de la tête jusqu'aux pieds, vous pouvez l'avoir pour huit mille écus. Élevé dans la maison d'un maître, il est fait au service, attentif au moindre signe ; il a quelque teinture des lettres grecques, peut réussir en toute espèce d'art ; c'est une argile molle à laquelle vous ferez prendre la forme qu'il vous plaira. Bien plus, il chante sans art, il est vrai, mais de façon à plaire pendant le repas. Trop de promesses, je le sais, nuisent à la confiance, et sont d'un homme qui vante outre mesure sa marchandise, qui veut absolument s’en défaire. Moi, nul besoin ne me presse ; je suis pauvre, mais ne dépense que mon argent. Aucun de nos marchands n'en ferait autant pour vous et nul n'obtiendrait de moi des conditions pareilles. Une fois seulement cet esclave a été trouvé en faute, et s'est, comme il arrive, caché sous l'escalier, craignant le martinet qu'on y suspend. » Allons, compte la somme, si l'aveu de cette évasion ne t'affecte pas trop : pour ton vendeur, il peut, je pense, en toute sécurité emporter ton argent ; c'est sciemment que tu as acquis de lui un esclave vicieux ; il a d'avance mis la loi contre toi. Tu l'attaques cependant, tu lui intentes un mauvais procès.
 
Je te dis, moi, quand tu partis, que je suis paresseux, peu propre à tous les devoirs de la civilité ; je craignais ton mécontentement, tes reproches, si tes lettres venaient à rester sans réponse. Qu'y ai-je gagné, puisque tu ne respectes pas la loi, qui est pour moi cependant ? Tu te plains, en outre, que je ne t'envoie pas certains vers attendus de moi, que je t'ai trompé.
 
Un soldat de Lucullus, devenu possesseur, au prix de bien des peines, d'un petit trésor, une nuit que, cédant à la fatigue, il ronflait paisiblement, l’avait perdu jusqu'au dernier as. De ce moment, furieux contre lui-même et contre l'ennemi, ce fut un loup à jeun, la dent aiguisée : il délogea, dit-on, une garnison royale d'un poste bien fortifié, abondant en toutes sortes de richesses, et pour ce fait d'armes, qui le rendit illustre, il reçut, avec d'honorables récompenses, une somme de vingt mille sesterces. A quelque temps de là, son général, voulant emporter je ne sais quel fort, s'adresse à lui et en des termes qui eussent donné du cœur au plus lâche : « Va, mon brave, où t'appelle ta vertu ; va, d'un pied agile et sous d'heureux auspices, chercher le riche prix de tes bons services. Eh bien ! qu'attends-tu donc ? » Notre homme alors lui fit, tout grossier qu'il était, cette réponse avisée : « Ira, où vous voulez que j'aille, celui qui aura perdu sa ceinture. »
 
J'ai eu ce bonheur d'être élevé à Rome et d’y apprendre combien nuisit aux Grecs la colère d'Achille. L’aimable Athènes ensuite ajouta quelque peu à cette première culture ; me suggéra du moins l'honnête désir de distinguer ce qui est droit de ce qui ne l'est pas ; de chercher, sous les ombrages d'Académus, la vérité. Mais le malheur des temps me fit bientôt quitter un lieu qui m'était si cher ; enlevé par le flot de la guerre civile, je fus jeté novice encore, dans cette armée qui ne pouvait lutter contre le bras puissant de César Auguste. Puis quand Philippes m'eut donné mon congé, que je me trouvai dépouillé de mon orgueilleux plumage, sans pénates, sans patrimoine, la pauvreté m'inspira l’audace de composer des vers. Aujourd'hui que j’ai ce qu'il me faut, ce qui ne peut me manquer, y aurait-il assez de ciguë pour purger ma tête malade, si je ne préférais au travail des vers la douceur de dormir ?
 
Les ans dans leur cours nous dérobent l'un après l'autre chacun de nos avantages. Ils m'ont déjà ravi les jeux, les amours, la joie des festins. Ils voudraient maintenant m’enlever jusqu’aux compositions poétiques. Que veux-tu que j'y fasse ?
 
Ajoute que tous n'ont pas les mêmes admirations, les mêmes goûts. Tu aimes l'ode ; mais cet autre se plaît davantage aux ïambes, et un troisième aux discours familiers qu'assaisonne le sel âcre de Bion. Je crois voir trois convives en désaccord, dont le palais réclame les mets les plus divers. Que vous donner ou ne vous point donner ? Tu refuses, toi, ce que celui-ci demande, et ce qui te conviendrait parait odieux, rebutant, aux deux autres.
 
Par-dessus tout cela, crois-tu qu'à Rome il me soit possible de composer des vers, parmi tant de soins importuns et fatigants. Il faut aller répondre pour celui-là, écouter les ouvrages de celui-ci, toute affaire cessante ; l'un est malade sur le mont Quirinal, l'autre à l'extrémité de l'Aventin, et tous deux doivent être visités ; la distance, tu le vois, est aimable et commode. Mais peut-être les places sont libres et rien n'y gêne le travail poétique ? C'est un entrepreneur qui se hâte avec son convoi de bêtes de somme et d'ouvriers ; c'est une immense machine qui balance dans les airs une pierre ou une poutre ; c'est un convoi funèbre qui dispute le pavé à de lourds chariots ; ici court un chien enragé , là se précipite une truie fangeuse. Va donc, poète ; qui t'empêche de rêver à des vers sonores ? Il aime les bois, il fuit la ville, tout ce chœur d’écrivains placé à juste titre dans la clientèle de Bacchus, le dieu ami du sommeil et de l'ombre. Et au milieu de ce fracas qui ne cesse ni jour ni nuit, tu veux que je chante, que je cherche dans un étroit sentier la trace des grands poètes. Tel dont l'âme s'est éprise du loisir d'Athènes, qui a donné sept ans à l'étude, que les livres, les méditations ont vieilli, reparaît dans la ville plus silencieux qu'une statue, et provoque, sur son passage, le rire d'un peuple moqueur. Et moi, aux mêmes lieux, parmi ces flots, ces tempêtes de la société romaine, je prendrais la peine d'agencer des mots capables d'ébranler les cordes de la lyre ?
 
Il y avait à Rome deux frères, un avocat, un jurisconsulte, qui, dans leurs entretiens, ne s'épargnaient pas les compliments, se traitaient mutuellement de Gracchus et de Mucius. C'est la maladie, la rage de nos poètes à la voix sonore. Je fais des odes, et lui des élégies ; ouvrages vraiment merveilleux, travaillés de la main des neuf Muses ! Vois un peu quels regards de confiance orgueilleuse nous jetons sur ce temple, qui attend les productions des poètes romains. Ou bien, si tu es de loisir, suis-nous d'assez près pour entendre comment nous nous tressons des couronnes, ardents à la riposte, rendant exactement coup pour coup, sans nous fatiguer comme des gladiateurs qui s'escriment dans un long assaut (pour égayer les convives) à l’heure où on allume. Je suis un Alcée, à son compte ; je m'en reviens avec ce beau titre. Et lui, qu’est-il selon moi ? rien de moins qu'un Callimaque. Paraît-il souhaiter davantage, il devient un Mimnerme lui-même a choisi ce surnom ; je ne demande pas mieux que de l'en rehausser. Je me soumets à bien des choses pour vivre en paix avec la race irritable des poètes, tandis que j'écris moi-même et mendie les suffrages du public ; mais quitte une fois de mes travaux, rendu à moi-même, je saurais bien fermer mon oreille trop longtemps ouverte, à ces lecteurs désormais sûrs de l'impunité.
 
On rit de ceux qui composent de méchants vers ; pour eux, ils font leur joie d'écrire, ils se respectent comme auteurs, et se chargent, si vous gardez le silence, de célébrer eux-mêmes toutes leurs productions ; heureux mortels ! Mais le poète qui voudra produire quelque ouvrage conforme aux règles de l’art, prendra, avec ses tablettes, l’esprit d'un censeur intègre ; les traits sans éclat, sans force, sans valeur, qui se seront introduits dans ses vers, il saura les en faire sortir, malgré leur résistance, et bien qu'ignorés encore du public, cachés dans le sanctuaire de Vesta. Il déterrera, il rendra officieusement à la lumière des termes heureux, depuis longtemps enfouis et oubliés du peuple, qui, jadis employés par nos vieux Catons, nos vieux Céthégus, sont aujourd'hui couverts de rouille et effrayent par leur antiquité. Il en admettra aussi de nouveaux, engendrés, produits par l'usage ; plein d'abondance et de mouvement, roulant limpide et pur, comme un grand fleuve, il versera sur le Latium les richesses de sa pensée et de son style ; il saura retrancher un luxe inutile, polir discrètement la rudesse, fortifier, relever ce qui languit ; il semblera se jouer et se repliera avec effort comme l'acteur exprimant par ses gestes tantôt un satyre pétulant, tantôt le grossier Cyclope. Oui, j'aimerais mieux être un écrivain sans raison et sans art, si je pouvais cependant me plaire à mes défauts, ou ne les point voir, que d'avoir du bon sens, du goût, et de me désespérer. On conte qu'un Argien, d'honnête condition, croyait entendre de merveilleux tragédiens dans le théâtre vide, où il venait, spectateur unique, s'asseoir et applaudir avec transport : exact, du reste, à s'acquitter, comme il convient, des devoirs de la vie, bon voisin, hôte aimable, époux d'humeur facile ; capable de traiter ses esclaves avec indulgence, et de ne point perdre la tête pour quelque cachet rompu à une bouteille ; capable d'éviter la rencontre d’un rocher, un puits ouvert sur son chemin. Quand par les soins de ses proches, l'ellébore, à forte dose, eut éclairci sa bile, chassé son mal, qu’il fut revenu à lui-même : « Vous m’avez tué, s'écria-t-il, mes amis, bien loin de me sauver, en m'arrachant ma joie, l’erreur qui charmait mon esprit. »
 
Il est bon de quitter pour la sagesse ces bagatelles : le temps est venu d'abandonner aux enfants le soin frivole de courir après des mots pour les lier aux accords de la lyre latine ; il faut maintenant apprendre comment on doit régler la mesure de la vie. Je me dis donc, je me répète en moi-même : Si l'eau, bue en abondance, ne pouvait étancher la soif, tu conterais la chose aux médecins ; et quand l'accroissement de ta fortune ne fait qu'ajouter à ta convoitise, tu n'oses l'avouer à personne ! Si, souffrant d'une plaie, tu ne trouvais dans les racines, dans les simples qu'on t'aurait indiqués, nul soulagement, tu renoncerais bien vite à des remèdes sans vertu. On t'avait dit que le mortel, à qui les dieux donnent la richesse, est inaccessible à l'erreur, et voyant que pour être comblé de biens tu n'en es pas plus sage, tu prends encore les mêmes conseils ! Mais, s'il était au pouvoir de la richesse de faire de toi un homme plus prudent, moins sujet aux désirs et à la crainte, tu rougirais sans doute que quelqu'un sur la terre te passât en cupidité. Si le marché, par la balance et par l'argent, constitue la propriété, l'usage aussi selon les jurisconsultes, peut rendre propriétaire. Le champ qui fournit à ta nourriture est donc réellement à toi, et le fermier d'Orbius, alors qu'il herse la semence qui te donnera du blé, doit te reconnaître pour son maître. Tu donnes de l'argent, et, en échange, tu reçois du raisin, des volailles, des œufs, un baril de vin ; de cette manière, tu achètes en détail un champ, qui, dans l'origine, coûta peut-être trois cent mille sesterces et même plus. Qu'importe que la somme dont tu vis ait été dépensée au jour le jour ou comptée jadis en une fois. Cet homme qui, depuis de longues années, possède des terres près d'Aricie, près de Véies, achète pourtant les légumes de son souper, bien qu'il puisse penser le contraire ; il achète le bois, à la flamme duquel, quand vient la froide nuit, il fait chauffer sa marmite. Mais il lui plaît d'appeler sa propriété le terrain que limite et protége contre les chicanes du voisin une plantation de peupliers. Comme si c'était une propriété, ce qui peut, dans un point de la durée rapide, par l'effet d'une prière, d’un marché, d'un acte de violence, de la mort enfin qui termine toutes choses, changer de maître et passer sous d'autres lois. Puis donc qu'il ne nous est point donné de possession sans fin, qu'après l'héritier vient l'héritier, comme après le flot vient le flot, que servent les fermes, les greniers ? Pourquoi aux pâturages de la Calabre ajouter ceux de la Lucanie, quand toutes les fortunes, les grandes aussi bien que les petites, sont également moissonnées par Pluton, sans que l'or le puisse fléchir ? Les pierres précieuses, le marbre, l'ivoire, les figurines tyrrhéniennes, les tableaux, l’argenterie ; les étoffes teintes de la pourpre de Gétulie tous ne les peuvent avoir et j'en sais qui s'en soucient peu. Pourquoi, de deux frères, l'un préfère-t-il le repos, le plaisir, les parfums aux riches plants de palmiers d'Hérode, tandis que l'autre, riche sans repos, depuis le lever de la lumière jusqu'au retour de l'ombre, dompte par la flamme et le fer une campagne sauvage ? Le Génie le sait, ce compagnon de notre vie, qui vient, quand nous naissons, adoucir les malignes influences de notre astre, ce dieu de la nature humaine, attaché à chaque homme et mourant avec lui, au visage changeant, tour à tour blanc et noir. Je veux jouir, et puiser selon le besoin a mon petit trésor, sans souci de ce que pensera de moi mon héritier, recevant moins qu'il ne comptait. Et pourtant je ne veux point ignorer combien diffère, combien est loin l'homme discrètement adonné au plaisir, du débauché, du dissipateur; l'homme économe de l'avare. Semer son bien en prodigue, ce n'est pas la même chose que dépenser sans peine, ne pas vouloir amasser, et comme l'enfant aux fêtes de Minerve, saisir au passage quelques moments de joie. Loin de ma demeure une sordide pauvreté ! Que, du reste, mon esquif soit grand ou petit, qu'importe pour le voyage ? Si ma voile ne se gonfle point au souffle favorable de l'aquilon, ma vie ne se consume pas non plus à lutter contre l'auster. Je suis en toutes choses, santé, esprit, beauté, vertu, rang et fortune, le dernier des premiers, le premier des derniers. Tu n'es pas avare, fort bien ; mais tous les autres vices ont-ils aussi fui loin de toi ? Ton cœur est-il étranger à une vaine ambition, à la crainte de la mort, à la colère ? Les songes, les prestiges magiques, les prodiges, les sorcières, les spectres errants de la nuit, les merveilles de la Thessalie, ris-tu de tout cela ? Vois-tu sans trouble le retour de ton jour de naissance ? Deviens-tu plus doux, meilleur, à l'approche de la vieillesse ? Pourquoi t'applaudir si fort d'une épine de moins, quand tant d'autres te blessent encore ? Si tu ignores l'art de vivre, cède la place à de plus habiles. N'as-tu pas assez goûté des plaisirs, assez mangé, assez bu ? Il est temps de t'en aller. Crains, si tu prolonges ton ivresse, de devenir la risée, le jouet de cet âge à qui convient la joie.

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