ACCUEIL  |   OPERA OMNIA  |   ŒUVRES CHOISIES  |   POSTÉRITÉ LITTÉRAIRE  |   ÉTUDES  |   TRADUCTIONS ANCIENNES 

Œuvres complètes d'Horace, traduites par Henri Patin (1860)

SATIRES I

 
Satire I· Satire II· Satire III· Satire IV· Satire V· Satire VI· Satire VII· Satire VIII· Satire IX· Satire X·

 

Livre premier. Satire I (À Mécène)

Pourquoi, Mécène, l'homme ne peut-il vivre content de la condition que la raison lui a fait choisir, ou que le sort lui a jetée ? D'où vient qu'il vante toujours la condition d'autrui ? « Bienheureux le marchand ! » s'écrie le soldat chargé d'années et tout cassé par les fatigues de la guerre. Le marchand, à son tour, si son vaisseau est battu de la tempête, préfère le métier des armes. « Car, quoi ! on se bat : en moins d'une heure c'est la mort ou la victoire. » Le jurisconsulte porte envie au laboureur, lorsque, avant le chant du coq, il entend heurter à sa porte les clients qui viennent le consulter ; et ce pauvre laboureur, qu'un procès arrache à ses champs et amène à la ville, ne trouve d'heureux, ne proclame tels, que ceux qui vivent à la ville. Il y a tant d'exemples de cette sorte, qu'ils lasseraient jusqu'au bavard Fabius. Je n'abuserai point de tes moments ; écoute, je te prie, où j'en veux venir.
 
Qu'un dieu dise à ces mécontents : « Me voici prêt à vous satisfaire : toi, soldat, tu seras marchand ; jurisconsulte, tu seras laboureur ; changez de rôles et de places allons, qu'attendez-vous ? » Nul n'en voudra rien faire, et cependant il ne tient qu'à eux d'être heureux. En vérité, Jupiter n'aurait-il pas bien raison de se fâcher, de faire les grosses joues, la grosse voix, et de jurer qu'à l'avenir il ne sera plus assez bon pour prêter l'oreille à leurs voeux ?
 
Avançons ; c'est trop plaisanter, comme un conteur de sornettes. Qui empêche cependant de dire en riant la vérité, d'imiter ces aimables maîtres qui donnent des gâteaux aux petits enfants, pour qu'ils consentent à apprendre leurs lettres ? Quittons toutefois la plaisanterie, et traitons gravement une matière sérieuse.
 
Celui qui de sa charrue retourne péniblement la terre, le cabaretier sans foi, le soldat, le matelot, le marchand qui s'aventure sur les mers, ne se donnent, disent-ils, tant de peine que pour s’assurer un asile où ils puissent se retirer dans leur vieillesse, quand ils auront amassé de quoi vivre. Ils font, ajoutent-ils, comme ce petit animal qui n'en est pas moins pour l'homme un grand modèle à suivre, comme la fourmi laborieuse qui emporte tout ce qu'elle peut, qui en grossit avec effort le monceau qu'elle assemble, qui prévoit et prévient l'avenir. Oui, mais quand le Verseau attriste le déclin de l'année, on ne la voit plus sortir de sa demeure ; elle sait jouir alors du fruit de ses épargnes : pour toi, ni les ardeurs de l'été, ni les rigueurs de l'hiver, ni le feu, ni les flots, ni le fer, rien ne saurait t'écarter du gain ; rien ne t'arrête, s'il est encore un plus riche que toi.
 
Eh ! que te servent, dis-moi, tout cet or et cet argent que tu vas d'une main tremblante confier furtivement à la terre ? Quoi donc ! Si tu y touchais, il perdrait pour toi tout son prix. Mais, si tu n'y touches pas, que trouves-tu de si beau dans ce monceau de métal ? Quand tu mettrais dans tes greniers cent mille mesures de blé, ton estomac en contiendrait-il plus que le mien ? L'esclave qui porte sur son épaule la provision de pain obtient-il une meilleure part que celui qui n'a rien porté ? Qu'importe à l'homme qui se renferme dans les bornes de la nature qu'il ait cent arpents de terre à labourer ou qu'il en ait mille ? — Mais il est doux de prendre à un gros tas. — Pourvu que tu me laisses prendre même quantité à un petit, je ne vois pas pourquoi tu préférerais tes greniers à mes paniers d'osier. Tu as besoin d'une cruche ou d'un verre d'eau, et tu dis : « J'aime mieux aller puiser à la rivière qu'à cette petite source. » Ah ! c'est à cause de leur insatiable avidité que l'impétueux Aufide entraîne avec ses rivages tant d'imprudents mortels. Mais celui qui sait mesurer ses désirs à ses besoins ne craint point de boire une eau fangeuse ou de perdre la vie dans les flots.
 
La plupart sont aveuglés par leur cupidité : « On n'a jamais assez, disent-ils ; c'est à l'argent que se mesure l'estime. » Que faire ? Les laisser dans leur misère puisqu'ils s'y plaisent. Ils ressemblent à cet avare et riche Athénien qui se consolait ainsi des discours du public : « Le peuple me siffle, mais moi je m'applaudis, lorsque, de retour au logis, je contemple les écus qui remplissent mon coffre. » Tantale, dans la soif qui le dévore, poursuit vainement l'eau qui s'échappe de ses lèvres. Tu ris, avare ? change le nom, cette fable est ton histoire. Tu t'endors bouche béante sur tes sacs entassés ; ce sont des objets sacrés auxquels tu n'oserais toucher, ou comme de vaines peintures faites pour charmer tes regards. Ne sais-tu point encore à quoi l'argent est bon, quel usage on en doit faire ? Achètes-en du pain, malheureux. Achètes-en des légumes, un peu de vin, tout ce qu'on ne peut refuser aux besoins de la nature. Eh quoi ! mourir à chaque instant d'inquiétude, passer les jours et les nuits dans de continuelles alarmes, craindre les voleurs, le feu, les esclaves infidèles qui vont s'enfuir avec ton bien, sont-ce là tes plaisirs ? De telles richesses, puissé-je toujours en être pauvre !
 
Mais quand le frisson de la fièvre t'a saisi, que tu es malade, qu'un accident t'a cloué à ton lit, tu peux avoir, penses-tu, quelqu'un pour te veiller, te préparer des remèdes, presser le médecin de te ranimer, de te rendre à tes enfants, à tes parents chéris. Ta femme elle-même ne souhaite pas que tu guérisses ; ton fils pas davantage ; tous te haïssent, voisins et connaissances, jeunes garçons et jeunes filles. Tu t'étonnes, quand tu mets toutes choses après l'argent, que personne ne t'accorde une affection dont tu n'es pas digne. Ces parents, que t'a donnés libéralement la nature sans que tu y aies mis du tien, si tu cherchais à te les attacher, à t'en faire des amis, perdrais-tu donc ta peine, comme celui qui voudrait rendre un âne docile au frein, lui apprendre à courir dans le champ de Mars ?
 
Enfin, cesse d'amasser ; tu as plus, crains moins la pauvreté et commence à te reposer de tes travaux, puisque tu possèdes ce que tu souhaitais. Ne fais pas comme un certain Ummidius ; l'histoire n'en est pas longue : riche à mesurer ses écus, mais chiche au point de ne pas se vêtir mieux qu'un esclave, il craignit jusqu'à son dernier jour de périr de besoin. Mais d'un coup de hache lui partagea la tête en deux une affranchie, l'une des plus dignes émules de la fille de Tyndare. — Que me conseillez-vous donc ? de vivre en Ménius, en Nomentanus ? — Allons, voulez-vous toujours opposer des contraires ? Si je vous interdis d'être avare, ce n'est pas pour que vous deveniez un vaurien, un mauvais sujet. Il y a quelque différence entre Tanaïs et le beau-père de Visellius. En toutes choses il y a des limites fixes, au delà, en deçà desquelles ne se peut rencontrer le bien.
 
Je reviens à mon point de départ, à ce travers de la cupidité qui fait que nul ne se trouve bien comme il est ; qu'on veut au contraire de préférence la condition d'autrui ; qu'on sèche de jalousie à la vue des mamelles gonflées de la chèvre du voisin ; qu'au lieu de se comparer à la foule des plus pauvres que soi, on se travaille pour surpasser celui-ci et celui-là : mais en vain on s'empresse, toujours ou trouve sur son chemin un plus riche. Ainsi, quand hors de la barrière des pieds agiles emportent les chars, l'ardent conducteur pousse les coursiers sur la trace de ceux qui les devancent, méprisant le concurrent qu'il a passé et qui se traîne au dernier rang. Voilà pourquoi il est si rare de trouver un homme qui puisse dire avoir vécu heureux, qui, au terme de sa vie, se retire satisfait, comme sort de table un convive rassasié.
 
Mais c'est assez : on pourrait m'accuser de piller le chassieux Crispinus. Je ne dirai pas un mot de plus.

 

Livre premier. Satire II

Les corporations des joueuses de flûte, les vendeurs de drogues, les porte-besace, les actrices, les bouffons, tous les gens de cette espèce sont dans le deuil et dans l'inquiétude. Le chanteur Tigellius est mort ! il avait si bon cœur ! Tel, au contraire, craint de passer pour prodigue, et ne donnerait point à un ami dans le besoin de quoi se garantir du froid et de la faim. Demandez à celui-ci pourquoi, dans son infatigable intempérance, il engloutit l'immense fortune de son père et de son aïeul, empruntant de toutes parts pour charger sa table des mets les plus exquis ; il vous répondra qu'il ne veut pas montrer une âme basse et sordide. Les uns l'approuvent, les autres le blâment. Fufidius craint le renom de libertin et de dissipateur, lui si riche en fonds de terre, en contrats ! il fait rendre à ses capitaux cinq fois l'intérêt ordinaire et se paye d'avance ; plus il vous voit dans le désordre, dans la détresse, plus il est âpre ; il recherche surtout les engagements des novices qui viennent de prendre la robe virile et qui ont affaire à des pères trop ménagers. Grand Jupiter ! direz-vous à ce récit. Mais peut-être fait-il quelque dépense en raison de ses bénéfices. Lui ! vous ne sauriez croire à quel point il est ennemi de lui-même. Ce père qui, dans Térence, se punit d'avoir chassé son fils, ne se traite point si cruellement.
 
Si l'on me demande maintenant où j'en veux venir, le voici : les fous n'évitent un excès que pour se précipiter dans l'excès opposé. Malthinus se promène en tunique flottante et qui tombe sur ses pieds ; tel autre la relève indécemment, au point de faire rire les passants : Rufillus sent les parfums, Gorgonius le bouc. Jamais de mesure en rien. Il en est qui n'approcheront point d'une femme, si ses pieds ne se cachent sous la robe à franges des matrones ; d'autres en veulent uniquement à celles qui attendent l'acheteur dans des caveaux enfumés. Un homme de quelque nom sortait d'un de ces réduits. « Bien, lui cria le sage, le divin Caton. Quand la passion fait bouillonner le sang des jeunes gens, c'est là qu'ils doivent aller au lieu de s'adresser aux femmes des citoyens. » Je ne voudrais pas d'un pareil éloge, dit Cupiennius, admirateur exclusif des beautés que recouvre une robe blanche.
 
Vous ne serez point fâchés d'apprendre, vous qui ne voulez point de bien aux adultères, que leurs affaires vont mal ; que leurs plaisirs, empoisonnés par bien des peines, et encore bien rares, les jettent dans de graves dangers. Celui-ci s'est précipité du haut d'un toit ; celui-là a été déchiré de coups de fouet à en mourir ; l'un en fuyant est tombé dans une troupe de voleurs ; l'autre pour racheter son corps a donné son argent ; tel a été livré aux outrages des plus vils esclaves ; il en est que le fer a cruellement mutilés. A bon droit, disent-ils tous : Galba seul n'est point de cet avis.
 
Oh ! que le commerce est plus sûr avec les femmes de la seconde classe, je veux dire les affranchies, pour lesquelles au reste Salluste fait des folies qui valent bien celles des adultères. Si pourtant il prenait conseil de sa fortune et de la raison, s'il se renfermait dans les bornes d'une honnête munificence, quand il veut se montrer généreux, il donnerait ce qu'il faut, sans être à lui-même une cause de dommage et de déshonneur. Mais pour se complaire, pour s'aimer, s'approuver, un seul mot lui suffit : « Je ne touche point à une dame romaine. » Comme lui, naguère, Marséus, cet amant d'Origo, qui fit don à une femme de théâtre du domaine, des lares paternels, s'écriait : « Loin de moi, d'avoir jamais affaire aux épouses des autres ! » Mais c'est à des comédiennes, c'est à des courtisanes que vous avez affaire, et la réputation sort de là plus malade encore que la fortune. Croyez-vous donc faire assez en vous gardant d'une certaine classe de personnes, et non de ce qui, chez toutes, vous doit être nuisible ? Perdre à plaisir sa bonne renommée, dévaster son patrimoine, c'est, de toutes manières, un mal : qu'importe que vous ayez failli pour une matrone ou pour une de ces femmes de bas étage qui portent la toge ?
 
Villius voulut devenir, par Fausta, le gendre clandestin de Sylla ; l'éclat de ce grand nom avait seul séduit le malheureux ; il en porta la peine, et plus que de raison, chargé de coups, blessé même à la porte de la maison, où, dans le même moment était reçu Longarenus. Certain témoin de sa disgrâce, s'il lui eût prêté la parole, n'aurait pas manqué de dire fort sensément : « Que veux-tu donc ? ce qu'a fait naître un illustre consul, ce que recouvre une robe patricienne ? Te demandé-je rien de semblable lorsque s'allume ma colère ? » A cela il n'eût pu que répondre : « C'est la fille d'un illustre père. »
 
Oh ! combien mieux, combien diversement vous conseille la nature, assez riche de ses propres ressources, pourvu que vous sachiez en user convenablement, sans confondre les jouissances à fuir avec celles qu'on peut rechercher ! Regardez-vous comme indifférent d'être malheureux par sa faute, ou de ne l'être que par le vice des choses mêmes ? Renoncez donc, pour vous épargner des regrets, à la manie de poursuivre des dames de haut rang ; fuyez un commerce où l'on ne trouve, au lieu des agréables fruits qu'on espérait, qu'une source de misères.
 
Avec ses blanches perles, ses vertes émeraudes, telle femme n'en a pas pour cela (pardonnez, Cérinthus, si je parle ainsi librement de ce qui vous appartient) la cuisse mieux arrondie ou la jambe plus droite. On trouve même mieux, bien souvent, sous la toge de la courtisane. Ajoutez que celle-ci ne farde pas sa marchandise ; ce qu'elle met en vente elle l'étale, sans s'appliquer comme d'autres à produire, à mettre en lumière ses agréments, à voiler ses difformités.
 
C'est la coutume de nos riches, de nos rois, quand ils achètent un cheval, de se le faire montrer couvert; afin que s'il avait, comme il arrive, avec une belle apparence, des jambes faibles, ils ne soient pas exposés à se laisser séduire par la vue de sa croupe arrondie, de sa tête effilée, de son encolure hardie. Ils font bien: n'ayez pas, pour le beau, le regard perçant de Lyncée, pour le laid des yeux plus aveugles que ceux d'Hypséa. « Quelles jambes ! quels bras ! » Oui ; mais des formes sèches, un nez trop long, point de hanches, de grands pieds. D'une dame on ne peut voir rien que son visage ; le reste, à moins qu'elle s'appelle Catia, d'amples vêtements le cachent. Si vous avez le goût du défendu, de l'inaccessible, et c'est précisément ce qui vous tourne la tête, que d'obstacles à rencontrer : une suite, une litière, des coiffeurs, des femmes de compagnie, une robe tombant sur les talons, les longs plis d'un manteau, mille choses qui ne vous permettront pas de voir clairement ce qui en est ! Chez l'autre femme, nulle difficulté : les tissus transparents de Cos la montrent à peu près comme nue ; d'elle rien n'échappe à la vue, une jambe mal faite, un vilain pied; le regard peut mesurer les contours de son corps. Aimez-vous mieux qu'on vous prenne au piège, qu'on vous arrache le prix de la marchandise, avant de l'avoir montrée ? « Le chasseur qui poursuit un lièvre dans la plaine à travers la neige, n'y toucherait pas s'il l'avait sous la main ; » voilà ce qu'il me répond, et il ajoute, achevant la chanson : « Ainsi fait mon amour ; laissant derrière lui les conquêtes faciles, il court après ce qui le fuit. » Est-ce donc sur ces petits vers que vous comptez pour chasser de votre cœur les ardeurs douloureuses et les pesants soucis ? Ne vous serait-il pas plus utile de chercher à savoir quelles bornes met la nature à nos passions, ce dont elle peut se passer, ce qu'on ne lui saurait refuser sans qu'elle en souffrit, de séparer enfin l'illusion de la réalité ? Quand la soif vous brûle, vous faut-il donc une coupe d'or ? Quand vous avez faim, rebutez-vous tous les mets, hormis un paon ou un turbot ? Et pressé d'un autre désir, vous dédaigneriez le vulgaire objet tout prêt à le satisfaire pour attendre, à en mourir, quelque chose de mieux. Non pas moi : j’aime mieux une Vénus accessible et facile. Celle qui répond : « Bientôt.... vous serez généreux.... si mon mari sort, » aux prêtres de Cybèle, dit Philodème, souhaitant pour son usage quelque beauté moins chère et plus prompte à venir quand on l'appelle. J'en veux une qui ait de l'éclat et de la taille, de la parure, mais non pas au point de vouloir paraître ou plus blanche ou plus grande que n'a voulu la nature. Une telle femme, quand je la tiens près de moi, me semble une Ilia, une Égérie ; je lui donne les plus beaux noms, et ne crains point d'être mal à propos interrompu dans mes plaisirs par l'arrivée d'un mari, subitement revenu des champs, une porte que l'on brise, un chien qui aboie, une maison qui s'ébranle au bruit, une femme qui se précipite toute pâle hors du lit, une confidente qui se lamente, celle-ci craignant pour ses jambes, celle-là pour sa dot, si elle est prise sur le fait, tandis que moi je crains pour moi-même. Car il faut s'esquiver en tunique, sans ceinture, les pieds nus. Il faut sauver sa bourse, sa peau, son honneur enfin. De telles surprises sont fâcheuses, j'en appelle à Fabius.

 

Livre premier. Satire III

C'est le défaut de tous les chanteurs, qu'entre amis ils ne puissent se résoudre à chanter, si on les en prie, ni cesser de le faire, quand on ne leur demande rien. Ainsi de ce Sarde fameux, Tigellius. César, qui eût pu exiger, attestait en vain l'amitié de son père et la sienne, il n'obtenait rien ; mais que ce fût la fantaisie de notre homme, alors, des œufs jusques aux fruits, il faisait entendre : « Ô Bacchus ! » tantôt sur le ton le plus grave, tantôt sur celui que donne la dernière des cordes de la lyre. Rien de constant chez ce personnage : souvent il allait courant comme s'il eût fui l'ennemi, souvent il prenait le pas dont on marche aux fêtes de Junon ; on lui voyait deux cents esclaves ou dix seulement ; un jour il n'avait à la bouche que rois, que tétrarques, que grandeurs ; un autre, « Puissé-je posséder seulement, s'écriait-il, une table à trois pieds, une coquille remplie de sel blanc, et, pour me défendre du froid, une toge même d'étoffe grossière ! » Vous eussiez donné un million de sesterces à ce sage, d'ambition si modeste, au bout de cinq jours il n'en fût rien resté dans sa bourse. Les nuits il veillait jusqu'au matin et ronflait tout le jour. Jamais rien ne se ressembla moins.
 
Maintenant l'on me dira : « Mais vous, êtes-vous donc sans défauts ? » Non, certes, j'ai les miens, quoique moindres peut-être. Ménius déchirant Novius en son absence, quelqu'un le reprit de cette sorte : « Ne vous connaissez-vous pas ? pensez-vous être inconnu aux autres, pouvoir leur en faire accroire ? — J'ai pour moi de l'indulgence, » repartit Ménius. C'est là un ridicule, un mauvais amour de soi-même et qui mérite qu'ou le blâme. Pour apercevoir vos défauts, vous n’avez que des yeux malades ; pourquoi donc, quand il s'agit des défauts de vos amis, ce regard perçant comme celui de l'aigle ou du serpent d'Épidaure ? Il arrive alors qu'à leur tour ils s'informent curieusement des vôtres.
 
Cet homme est un peu colère, mal à l'aise avec nos railleurs : on peut rire de sa coiffure rustique, de sa toge tombante, de son soulier trop large et mal attaché. Mais il a de la bonté, on ne pourrait trouver un homme meilleur ; mais il est votre ami ; mais un grand esprit se cache sous cet extérieur inculte. Enfin cherchez en vous-même s'il ne s'y serait pas développé certains défauts provenant de votre naturel ou de mauvaises habitudes. Dans les terres négligées naît la fougère, où il faudra porter la flamme.
 
Prenons modèle sur l'amant qui n'a point d'yeux pour les défauts de sa maîtresse, qui ne les voit point, ou même s'en arrange, comme Balbinus du polype d'Hagna. Je voudrais qu'en amitié on s'abusât de même, et que cette erreur on l'eût honorée du nom de vertu. Ce que fait un père pour son fils, nous le devons faire pour nos amis, ne pas les prendre en dégoût, s'ils ont quelque défaut. L'enfant louche et le père parle de son regard oblique ; il l'appelle tendrement mon poulet, quand sa taille est ridiculement petite, comme naguère celle de l'avorton Sisyphe ; si ses jambes sont torses ou ses pieds contrefaits, il balbutie les surnoms de Varus et de Scaurus. Cet homme vit chichement : dites qu'il est économe. Il est sot, avantageux : sans doute qu'il se veut rendre agréable à ses amis. Mais il a l'humeur farouche et pousse au delà des bornes la rudesse : c'est franchise et courage. Il s'échauffe facilement : qu'on le compte parmi ceux dont le caractère est vif. Voilà, selon moi, ce qui forme et maintient les amitiés. Mais nous, les vertus elles-mêmes nous les tournons en vices ; le vase encore pur, nous avons hâte de le salir. Un homme de bien se trouve dans notre compagnie, nous le jugeons sans élévation. Quelqu'un de lent, nous le traitons d'épais et lourd. Tel se garde des embûches, évite de prêter le flanc aux attaques des méchantes gens, sachant bien qu'il vit dans un monde où l'envie est toujours éveillée, où la calomnie domine : il devrait nous paraître sensé et prudent ; non, c'est faux, c'est rusé qu'il nous convient de l'appeler. Tel autre est simple, sans façon, tel qu'il m'arrive souvent de me laisser voir à vous, Mécène ; il interrompt indiscrètement de ses inutiles propos votre lecture ou votre silence : « C'est un homme, disons-nous, auquel manque le sentiment des convenances. » Ah ! quelle loi rigoureuse nous établissons là contre nous-mêmes ! Car nul ne vient au monde sans défauts et celui-là est le meilleur sur qui tombent les moindres. Un indulgent ami pèsera, comme il est juste, mes mauvaises et mes bonnes qualités, penchant pour celles-ci, les plus nombreuses, je pense, à supposer qu'elles le soient en effet, s'il tient à être aimé. D'après la même loi, il sera mis à son tour dans une balance semblable. Qui veut qu'on lui passe sa loupe, doit pardonner à la verrue d'autrui : il est juste, quand on réclame l'indulgence, de l'accorder soi-même.
 
Enfin, puisque la colère, puisque les autres vices inhérents à l'humaine folie ne peuvent être tout à fait extirpés de l'âme, pourquoi la raison ne pèse-t-elle pas les choses à son poids, ne les estime-t-elle pas à sa mesure, et les jugeant ce qu'elles sont, ne punit-elle pas dans la proportion du délit ? L'homme qui ferait mettre en croix son esclave pour avoir, emportant un plat, goûté à quelque reste de poisson ou de sauce déjà tiède, les sages le déclareraient plus fou que Labéon. Combien votre conduite est plus insensée, plus coupable ! Pour un léger tort qu'il faut excuser, sous peine d'être taxé de dureté, vous vous irritez contre un ami, vous le fuyez, ainsi que fuit Ruson son malheureux débiteur. S'il ne peut en effet, au triste retour des calendes, tirer à grand-peine, de quelque part, de quoi payer intérêt ou principal, il lui faudra, le cou tendu comme un captif, écouter patiemment de longues histoires. Mon ami, dans l'ivresse, a taché le lit, ou fait tomber de la table quelque vase usé par la main de l'antique Évandre ; ou bien encore il lui est arrivé, pressé par la faim, d'enlever une volaille de la partie du plat tournée de mon côté, sont-ce là des raisons pour qu'il me soit moins cher ? Que ferai-je donc s'il commet un vol, s'il trahit un secret, s'il viole un engagement ?
 
Ceux qui veulent que toutes les fautes soient à peu près égales se trouvent dans un grand embarras quand on en vient aux réalités : ils ont contre eux le sentiment commun, les mœurs, l'utilité publique, qu'on pourrait presque dire la mère de la justice. Lorsque sur la terre nouvelle encore rampèrent les premiers humains, muet et hideux troupeau, ils combattirent pour leurs glands et leurs repaires, d'abord avec les ongles et les poings, puis avec des bâtons, enfin avec toutes les armes que leur forgea le besoin. Cela dura jusqu'au temps où leurs cris inarticulés, où leurs sentiments et leurs idées se traduisirent par des mots, où ils donnèrent des noms aux objets. Alors cessèrent ces luttes sanglantes ; on bâtit, on fortifia des villes ; on institua des lois ; on proscrivit le vol, le brigandage, l'adultère. Car, bien avant le temps d'Hélène, la possession de la femme avait été une grave cause de guerre. Mais on n'a pas raconté comment périrent ceux qui, poursuivant, à la façon des bêtes sauvages, de brutales et fortuites unions, tombèrent sous les coups d'un plus fort, comme dans un troupeau le taureau vaincu. C'est la crainte de l'injustice qui a fait trouver le droit ; vous êtes bien obligé d'en convenir pour peu que vous repassiez l'histoire des anciens temps, les annales du monde. La nature ne peut mettre entre le juste et l'injuste la même différence qu'entre ce qui est bon et ce qui ne l'est pas, ce qu'on recherche et ce qu'on évite. Jamais le raisonnement ne parviendra à établir qu'on se rend également coupable en dévastant le jardin d'autrui, ou en pillant de nuit un temple. Il faut une mesure qui proportionne les peines aux délits. Ce qui n'est digne que de la férule ne le punissez pas du fouet Car, que vous vous contentiez d'une correction légère pour ce qui mérite mieux, je ne crains pas cela de vous, lorsque je vous entends égaler le simple vol au brigandage, déclarer que tous les désordres, grands et petits, vous les retrancheriez de la même faux, si les hommes voulaient bien vous appeler à la royauté. La royauté ! dites-vous. Mais le sage est seul riche, seul bon cordonnier, seul beau, seul roi ; pourquoi donc souhaiter ce que vous possédez ? « Vous n'entendez pas bien, me répond-il, ce que veut dire Chrysippe, notre père. Sans doute, le sage n'a jamais fait ni souliers, ni pantoufles ; le sage cependant est cordonnier. — Comment ? — De même qu'Hermogène, alors qu'il se tait, ne cesse pas pour cela d'être un excellent chanteur ; que le subtil Alfenus, après avoir laissé là ses outils et fermé sa boutique, était encore cordonnier. En toute sorte d'art, le sage seul est le premier artisan, il est donc roi. » Mais les petits enfants viennent sans respect vous tirer par votre barbe ; si vous ne les écartez avec votre bâton, vous voilà pressé d'un cercle moqueur au milieu duquel vous vous démenez en criant à vous enrouer, à vous rompre la poitrine, ô le plus grand des plus grands rois. Il faut faire court et conclure : tandis que pour le quart d'un as vous irez laver aux bains publics votre personne royale, sans autre cortège que le sot Crispinus, moi, je trouverai des amis peu sévères pour les fautes auxquelles je pourrai, comme nous autres fous, me laisser aller ; j'aurai volontiers pour eux la même indulgence, et, dans ma condition privée, je vivrai plus heureux que vous, tout roi que vous êtes.

 

Livre premier. Satire IV

Eupolis, Cratinus, Aristophane, tous les poètes de l'ancienne comédie, lorsqu'il s'offrait à leurs pinceaux un fourbe, un voleur, un adultère, un assassin, quelque homme infâme et décrié, n'hésitaient point à le flétrir sans ménagement. C'est là tout Lucilius ; voilà ceux qu'il a suivis, en vers d'autre mesure seulement : poète enjoué, spirituel, à l'odorat subtil, mais d'une versification dure et négligée. C’était là son défaut : il faisait souvent, croyant faire merveille, jusqu'à deux cents vers dans une heure dictant sans relâche et sans peine, comme au pied levé ; c'était un torrent fangeux, d'où l'on pouvait cependant tirer quelque chose. Du reste diffus, babillard, incapable de prendre la peine d'écrire : d'écrire bien, j'entends ; car beaucoup, je n'y tiens pas.
 
Ne voilà-t-il pas Crispinus qui me défie, qui m'appelle au combat, plein de confiance ? « Prenez, dit-il, prenons des tablettes, qu 'on nous donne un lieu, une heure, des gardiens ! Voyons qui de nous deux peut écrire davantage. » Je remercie les dieux de m'avoir donné un génie indigent et faible, qui produit rarement et peu de chose. Je te laisse, si lu le préfères, imiter le travail du soufflet de forge, toujours en exercice, jusqu'à ce que le fer ait cédé à l'action du feu. Bienheureux Fannius, qui, de ses mains, a pu consacrer ses écrits avec son image ! Les miens ne sont lus de personne ; j'évite même de les faire entendre, de peur de m'adresser à des gens qui goûtent peu ce genre d'écrits : il y en a tant que le blâme pourrait atteindre !
 
Prenez au hasard, dans la foule. Celui-ci est malade d'ambition, celui-là d'avarice ; l'un aime à la folie les femmes mariées, l'autre les jeunes garçons ; il en est que séduit l'éclat des ciselures d'argent, tandis que l'airain seul met Albius en extase ; tel court échanger des marchandises depuis les lieux où se lève le soleil jusqu'à ceux qu'il échauffe de ses derniers rayons ; bien plus, point de danger au milieu duquel il ne se précipite, comme un tourbillon de poussière emporté par le vent, et cela pour ne point courir le risque de perdre sur son avoir ou de n'y rien ajouter. Tous ces gens-là craignent les vers, haïssent les poètes. « Il a du foin à la corne; gardez-vous-en. Arracher à tout prix le rire, il ne cherche pas autre chose, et pour cela ne fera pas grâce à un ami ; et puis ce dont il aura une fois barbouillé le papier, il voudra que tous le connaissent, ceux qui reviennent du four ou de la fontaine, les enfants et les vieilles femmes. » Fort bien ; écoutez maintenant quelques mots de réponse.
 
D'abord je me retrancherai moi-même du nombre de ceux auxquels j'accorde d'être des poètes. Construire un vers ne suffit pas, et pour écrire comme je le fais dans un style voisin du commun langage, on n'est pas un poète ; mais un génie créateur, un souffle divin, une bouche, une voix capables de nobles accents, voilà ce qui peut mériter l'honneur de ce grand nom. Aussi a-t-on quelquefois demandé si la comédie était ou n'était pas un poème, parce que l'inspiration et la force ne s'y rencontrent ni dans les mots, ni dans les choses, et qu'à la mesure près c'est une pure conversation toute semblable aux entretiens ordinaires. « Mais, dites-vous, un père s'y échauffe, s'y emporte contre un fils libertin qui, follement épris d'une courtisane, refuse un parti convenable avec une riche dot et, au grand déshonneur de sa famille, s'enivre et court la ville avant la nuit avec des flambeaux. » Pomponius, je vous le demande, aurait-il à entendre autre chose si son père vivait encore ? Ce n'est donc pas assez de composer des vers en termes élégants mais ordinaires, si ces vers une fois rompus, tout père peut gronder du même ton que ce père de comédie. Otez à ce que j'écris, à ce qu'écrivait Lucilius, certains temps, certains pieds, dérangez l'ordre des mots, mettez avant ce qui est après, après ce qui est avant, sera-ce la même chose que si vous touchiez à ces vers : Quand la noire Discorde eut forcé les verrous de fer des portes de la guerre, et y retrouverez-vous de même les pièces désunies, les membres dispersés du poète ?
 
C'en est assez sur ce sujet : je rechercherai une autre fois si la satire peut être ou non appelée poème. Aujourd'hui je ne veux m’occuper que de cette question : est-ce à bon droit que ce genre d'ouvrage vous est suspect ? Quand marchent par la ville, à grands pas, Sulcius et Caprius, ces orateurs enroués par la plaidoirie, toujours leurs accusations en main, ils font trembler l'un et l'autre tous les brigands. Mais de nul d'eux ne se soucie quiconque vit honnêtement et a les mains pures. Si vous ressemblez à Cœlius, à Birrius, ces brigands, je ne suis pas, moi un Sulcius, un Caprius : pourquoi donc me craindre ? Je ne souhaite pas que mes écrits, étalés dans une boutique de libraire ou autour d'un pilier, y passent par les sales mains du vulgaire et de Tigellius Hermogène. Je ne les lis à qui que ce soit, sinon à des amis, et encore par contrainte, choisissant le lieu, les personnes. Assez d'autres sans moi déclament leurs vers en plein forum ou au bain, sous ces voûtes sonores où ils aiment à entendre résonner leur voix : digne plaisir de gens futiles qui, dans ce qu'ils font, ne consultent ni la raison ni l'à-propos. « Vous aimez à blesser, me réplique-t-on ; c'est la passion de votre esprit méchant. » Où, je vous prie, avez-vous été chercher cela, pour me le jeter à la face ? Le tenez-vous de quelqu'un de ceux avec qui j'ai vécu ? L'homme qui déchire son ami absent, qui ne le défend pas quand on l'accuse, qui court après la gloire de faire rire, après la réputation de plaisant, qui est capable de supposer ce qu'il n'a point vu, et ne peut taire ce qu'on lui a confié, un tel homme a l'âme noire; c'est de lui, Romain, que tu dois te garder. Souvent, de douze convives rassemblés sur trois lits, il en est un qui se plaît à éclabousser au hasard de ses railleries tous les autres, un seul excepté, celui qui donne à laver. Encore ne l'épargne-t-il pas lui-même quand il a bu, et que Bacchus, ce dieu de la sincérité, le fait parler à cœur ouvert. Un tel homme, vous le trouvez aimable, spirituel, plein de franchise, vous si ennemi des âmes noires. Et moi, pour avoir ri du sot Rufillus qui sent les parfums, de Gorgonius qui sent le bouc, je vous semblerais un envieux au teint blême, à la cruelle morsure ? Qu'il vienne à être question, en votre présence, des vols de Pétillius Capitolinus, vous le défendrez, à votre ordinaire : « Capitolinus ! c'est mon ami d'enfance ; nous avons vécu ensemble, et j'ai en mainte occasion éprouvé son obligeance. Je suis vraiment charmé qu'on le laisse vivre tranquille à Rome ; j'admire pourtant comment il a pu se tirer de ce fâcheux procès. » Voilà du fiel, un noir venin, une rouille rongeante. Ce vice-là sera toujours loin de mes écrits, et d'abord de mon cœur. Il n'est, dans ce qui me concerne, rien dont j'ose répondre avec plus d'assurance.
 
Si parfois je m'exprime avec trop de liberté, si je m'égaye plus qu'il ne convient, il faut me l'accorder, me le passer. Je tiens cette habitude de mon excellent père, de remarquer, pour les fuir, les mauvais exemples. Quand il m'exhortait à vivre avec économie, frugalité, content de ce qu'il m'avait lui-même amassé : « Ne vois-tu pas, me disait-il, comme le fils d'Albius a de la peine à vivre, quelle est la détresse de Barrus, grande leçon pour ceux qui seraient tentés de dissiper leur patrimoine ? » Pour me détourner des sales et mercenaires amours, il me disait : « Prends garde de ressembler à Sectanius. » Pour me faire peur de l'adultère, me réduire aux plaisirs permis : « Vois Trébonius, pris sur le fait, les belles choses qu'on en raconte ! Un philosophe, ajoutait-il, te fera comprendre par quelles raisons telle chose est à éviter, telle autre à rechercher. Qu'il me suffise de me conformer aux traditions du temps passé, et, tandis qu'il te faut encore un gouverneur, de préserver, s'il m'est possible, les mœurs et ta réputation. Quand l'âge, avec le corps, t'aura fortifié l'âme, tu nageras seul et sans aide. » Voilà par quels discours il formait ma jeunesse. Me donnait-il un conseil ? « Tu ne manques pas d'autorités pour en agir de la sorte ; ainsi se conduit l'un de nos plus respectables juges. » Me faisait-il une défense ? « Pourrais-tu douter que cela ne soit déshonnête, qu'il ne faille s'en abstenir, quand de si mauvais bruits courent sur celui-ci, sur celui-là ? » L’enterrement d'un voisin fait défaillir le malade intempérant, et, par crainte de la mort, le force à se ménager. Ainsi la honte d'autrui peut détourner du vice de jeunes esprits. C'est ce qui m'a sauvé de la contagion de tant d'excès pernicieux. J'ai mes défauts, mais médiocres, pardonnables, et peut-être en perdrai-je une bonne part, à la longue, grâce au progrès de l'âge, aux libres conseils de mes amis, à mes propres réflexions. Ne croyez pas que sur le lit de repos ou sous le portique ma pensée reste oisive et me fasse faute. « Ceci serait mieux ; de cette sorte je vivrai plus sagement, plus heureusement, je me rendrai plus cher à mes amis ; cet homme n'a pas bien agi ; me laisserai-je jamais aller à faire rien de semblable ? » Voilà ce que je roule en mon esprit, ce que je murmure entre mes dents, et, quand je suis de loisir, je m'amuse à le jeter sur le papier. C'est là un de ces médiocres défauts dont j'ai parlé. Si tu n'y veux pas compatir et en prendre ta part, je ne manquerai pas de poètes prêts à embrasser ma défense : car nous sommes en majorité, et, comme les juifs, nous te forcerons bien de te mettre avec nous.

 

Livre premier. Satire V

Sorti de la grande Rome, Aricie me reçut dans son modeste asile. J'avais avec moi le rhéteur Héliodore, plus savant, et de beaucoup, que tous nos Grecs. D’Aricie nous gagnâmes le bourg d'Appius, tout rempli de bateliers, de cabaretiers fripons. Notre mollesse fit deux journées de ce qui n'en demande qu'une à des voyageurs plus dispos, relevant plus haut leurs tuniques ; mais la voie Appienne semble moins fatigante à qui la parcourt lentement. Dans notre dernier gîte, où l'eau était détestable, je traitai mon estomac en ennemi, et trouvai que mes compagnons de voyage étaient bien longs à achever leur souper.
 
Cependant la nuit allait envelopper la terre de ses ombres et semer d'astres les cieux. Esclaves et bateliers, bateliers et esclaves se prennent de paroles : « Pousse ici. — Holà, holà ! en voilà trois cents d'embarqués ; c'est bien assez. » Tandis qu'on fait payer chacun, qu'on attelle la mule, une heure se passe. D'incommodes moucherons, des grenouilles coassant dans les marais écartent de nous le sommeil. Inondés de mauvais vin le patron et les voyageurs chantent à l'envi leurs amours absentes, si bien qu'à la fin ceux-ci commencent à dormir, et que l'autre laissant paître la mule qu'il attache par ses traits à une pierre, se met sans façon à ronfler, couché paresseusement sur le dos. Le jour venu, on s'aperçoit que la barque n'avance pas ; un des nôtres, à la tête vive, saute à terre, et d'une branche de saule se faisant un bâton, en caresse la tête et les reins de la mule et de son conducteur. C'est à la quatrième heure, tout au plus, qu'on nous débarque et que nous nous lavons le visage et les mains dans tes eaux, ô Féronia.
 
Après avoir dîné, nous nous traînons, trois milles durant, jusqu'à Anxur, assis sur de blancs rochers qui attirent de loin la vue. Là devait venir l'excellent Mécène et Cocceius, chargés tous deux de grands intérêts et dès longtemps dans l'habitude de rapprocher leurs amis divisés. En attendant j'y soigne mes yeux malades, auxquels j'applique un noir collyre. Mècène arrive, et Cocceius, et Fonteius Capiton, homme accompli, ami d'Antoine comme personne. Nous quittons de grand cœur Fundi, sous la préture d'Aufidius Luscus, riant des grands airs, des honneurs de l'ancien scribe, de sa prétexte, de son laticlave, de son réchaud. Bien fatigués, nous nous reposons dans la ville des Mamurras, où Murena nous donne sa maison, et Capiton se charge de notre cuisine. Le lendemain se lève pour nous plus heureux et plus agréable : car à Sinuesse viennent nous trouver Plotius, Varius, Virgile, les cœurs les plus purs qu'ait portés la terre, les hommes auxquels je suis le plus étroitement attaché. Oh ! quels embrassements ! que de joie ! Non, je ne sais rien qu'un homme de sens doive préférer à un aimable ami.
 
Arrivés au pont de Campanie, une petite métairie du voisinage nous donne le couvert, et les pourvoyeurs publics ce qui nous était dû, le bois et le sel. De là nos mulets s'en vont déposer d'assez bonne heure à Capoue leurs bâts et leur charge. Mécène joue, et moi je dors ainsi que Virgile ; la balle ne vaut rien pour les yeux, pour les estomacs malades. Nous sommes ensuite reçus dans l'opulente maison des champs de Cocceius, que l'on rencontre au-dessus des cabarets de Caudium.
 
Maintenant, Muse, il faut que tu racontes en quelques mots la lutte du bouffon Sarmentus et de Messius Cicirrus; mais, avant, il faut que tu dises de quels pères sortaient les deux rivaux. Messius est d'une illustre origine, il appartient aux Osques; pour Sarmentus, sa maîtresse vit encore. Fiers de leur noblesse, tous deux s'avancent au combat. Et d’abord, Sarmentus : « Je te trouve assez semblable à un cheval sauvage ; » nous de rire et Messius de dire, hochant la tête : « Bon, je vais te répondre. — Oh ! reprend Sarmentus, si ton front avait encore cette corne qu'on en a retranchée, que ferais-tu, lorsqu'ainsi mutilé tu menaces cependant ? » Et en effet une hideuse cicatrice, partant de son épaisse crinière déshonorait toute une moitié de son visage. Après bien des plaisanteries sur ce mal de Campanie, qui le défigurait, Sarmentus le priait de jouer le rôle du berger Polyphème, l'assurant qu'il n'avait besoin pour cela ni de masque, ni de cothurnes. Cicirrus n'était pas sans réponse. Cette chaîne, que son adversaire avait vouée aux dieux Lares, leur était-elle déjà consacrée ? Sans doute, il était scribe, mais il avait une maîtresse dont les droits n'en subsistaient pas moins. Pourquoi l'avoir quittée, demandait-il enfin, lui à qui suffisait par jour une livre de grain, petit et grêle comme il était ? C'en est assez sur ce souper que nous prîmes plaisir à prolonger.
 
Nous nous rendons ensuite tout droit à Bénévent, où notre hôte, dans l'excès de son zèle, manque de brûler la maison en faisant rôtir des grives étiques. La flamme échappée du foyer se répandait dans l'antique cuisine, et de ses langues avides en touchait déjà le plafond. Vous eussiez vu alors convives affamés, esclaves tremblants, sauver les mets préparés pour le souper et puis s'occuper d'éteindre l'incendie. Bientôt l'Apulie me montre de loin ces montagnes, si connues de moi, que brûle le souffle de l'Atabulus, et dont nous eussions eu grand'peine à nous tirer sans l'abri que nous offrit en chemin une campagne voisine de Trivicum. Je ne laissai pas d'y avoir les yeux fort incommodés de la fumée d'un feu de bois vert. Là, j'ai la sottise de croire aux promesses menteuses d'une jeune fille et de l'attendre la moitié de la nuit. A la fin, le sommeil l'emporte sur le désir qui me tourmente; mais de sales visions viennent alors troubler mes songes.
 
Des chariots nous emportent ensuite, l'espace de vingt milles, dans une petite ville dont le nom ne peut entrer dans un vers, mais qu'il est facile de désigner. Ce qu'il y a de moins cher au monde, l'eau s'y vend ; mais, on revanche, le pain y est admirable, et tout voyageur avisé en fait provision pour sa route ; car le pain à Canusium, ville fondée autrefois par te brave Diomède, est pierreux et l'eau tout aussi rare. C'est dans cette ville que Varius se sépara tout triste de ses amis éplorés. Nous n'arrivâmes à Rubi que bien fatigués, après une longue journée sur un chemin gâté par la pluie. Le lendemain, temps meilleur, mais route pire encore jusqu'aux murs du poissonneux Barium. Egnatia, ville construite comme en dépit des Nymphes, nous donna fort à rire. On nous y conta qu'au seuil du temple, l'encens se fond sans le secours du feu. Le juif Apella le croira s'il veut, mais non pas moi : je sais trop bien, on me l'a appris, que les dieux passent leur temps au sein d'un continuel repos, et que s'il se produit, dans l'ordre de la nature, quelque merveille, ils ne prennent pas la peine de nous l'envoyer de cet étage élevé du ciel où ils habitent. Brindes fut le terme de ce long voyage et finira ce long récit.

 

Livre premier. Satire VI (À Mécène)

Si de tous les Lydiens, habitants de l'Étrurie, nul n'est plus noble que toi ; si tu comptes parmi tes aïeux, paternels et maternels, plus d'un homme qui a commandé des armées, on ne te voit pas cependant, à l'exemple de tant d'autres, traiter avec dédain les gens sans nom, comme moi par exemple, dont le père n'était qu'un affranchi. Peu importe, dis-tu, de quel père on naquit, pourvu qu'on soit de naissance libre ; et c'est ta conviction, fort raisonnable, qu'avant l'élévation de Tullius et son règne parti de si bas, bien des hommes, qui ne comptaient point d'aïeux, n'en ont pas moins vécu honnêtement et dans les plus grands honneurs. Lévinus, au contraire, tu ne l'ignores pas non plus, ce rejeton de Valérius, par qui fut chassé du trône Tarquin le Superbe, ne valut jamais plus d'un as au sentiment de ce juge que tu connais bien, de ce peuple qui parfois confère sottement les dignités à d'indignes candidats, qui suit en esclave la renommée, qu'éblouissent les inscriptions et les images. Que ferons-nous donc, nous, placés si loin, si loin du vulgaire ? Il pourrait arriver en effet, j'en conviens, que le peuple préférât pour une dignité Lévinus à un homme nouveau comme Décius ; que le censeur Appius me fît sortir du sénat pour être issu d'un père qui n'était pas de naissance libre. Et peut-être aurait-il raison de me punir de ne m'être pas tenu tranquille dans ma peau. Mais quoi ! la gloire entraîne après son char, éblouis de son éclat, captifs dans ses liens, les gens de rien comme les nobles.
 
Que t'a servi, Tillius, de reprendre le laticlave et de devenir tribun ? à ranimer l'envie qu'eût amortie ta condition privée. On n'a pas fait plutôt la folie d'emprisonner ses pieds et ses jambes dans une chaussure noire et d'étaler sur sa poitrine un laticlave, qu'aussitôt on entend répéter à ses oreilles : « Qui est cet homme ? quel est son père ? » Celui qui aurait la maladie de Barrus et voudrait passer pour beau, ne pourrait aller nulle part sans donner aux jeunes filles l'envie de remarquer quel est son air, sa figure, comment il a la jambe, le pied, les dents, les cheveux. De même celui qui promet ses soins à Rome, à l'Italie, à l'empire, aux temples des dieux, force tous les mortels de s'inquiéter de sa naissance, de s'informer du nom de son père, et s'il n'a point à rougir de quelque mère inconnue. « Oses-tu bien, toi, fils d'un Syrus, d'un Dama, d'un Dionysius, précipiter de la roche Tarpéienne des citoyens, les livrer à la hache de Cadmus ? — Mais Novius, mon collègue, est d'un degré au-dessous de moi ; il est ce qu'était mon père. — Te crois-tu pour cela un Paulus et un Messala ? Novius, du moins, quand deux cents chariots se rencontreraient sur la place avec trois enterrements, pourrait couvrir de sa voix les clairons et les trompettes ; cela nous impose. »
 
Maintenant je reviens à moi, fils d'affranchi, que tous déchirent en cette qualité, précisément, de fils d'affranchi, maintenant parce que je suis ton commensal, ô Mécène : autrefois parce que j'étais tribun et qu'une légion romaine m'obéissait. Ce sont deux cas bien différents. On pouvait peut-être, sans trop d'injustice, m'envier mes honneurs militaires ; mais ton amitié, on n'en a pas le droit ; surtout quand tu ne l'accordes qu'avec précaution, à ceux qui te semblent la mériter, qui la recherchent sans intrigue. Si je l'ai obtenue, c'est un bonheur dont je ne puis remercier le hasard ; le hasard n'a point fait que je t'aie rencontré. C'est l'excellent Virgile, et après lui Varius qui d'abord t'ont parlé de moi. Admis en ta présence, je t'adresse quelques mots sans suite ; j'étais tout honteux, tout troublé ; je ne pouvais parler. Je ne me vante pas d'avoir un père illustre, et de me faire porter autour de mes vastes possessions sur un cheval nourri aux pâturages de Tarente ; je te dis simplement ce que j'étais. Tu me réponds, comme c'est ta coutume, en peu de mots. Je te quitte, et au bout de neuf mois tu me rappelles pour me mettre au nombre de tes amis. Oh ! c'est pour moi un titre de gloire, dont je suis fier, que d'avoir pu te plaire, à toi qui de la foule commune sais distinguer l'honnête homme ; qui l'estimes non par sa naissance, mais par la pureté de sa vie et de ses sentiments.
 
Si de légers défauts seulement, et encore en petit nombre, altèrent chez moi un naturel assez bon d'ailleurs, comme feraient des taches répandues sur un beau corps ; si nul ne peut à juste titre me reprocher ni avarice, ni vices honteux, ni dérèglements ; si, pour continuer à faire librement mon éloge, ma vie est pure et innocente, mes jours chers à mes amis, le mérite en appartient à mon père qui, tout pauvre qu'il était, possesseur d'un maigre champ, ne voulut pas toutefois m'envoyer à l'école de Flavius, où allaient pour quelque argent, payé au retour des ides, avec leur bourse à jetons et leurs tablettes sous le bras gauche, les nobles fils de nos nobles centurions. Il osa me transporter à Rome, encore enfant, pour y apprendre ce que tout chevalier, tout sénateur voudrait qu'on enseignât à son fils. Si dans la foule on eût pu remarquer mes habits et ma suite, on eût cru qu'un riche patrimoine fournissait à cette dépense. Mon père lui-même était mon gardien, gardien incorruptible et assidu qui m'accompagnait chez tous mes maîtres. Que dirai-je ? la pudeur, cette fleur de la vertu, il la préserva chez son fils de toute atteinte et même de tout soupçon offensant. Et il n'avait point à craindre qu'on lui reprochât quelque jour de n'avoir fait de moi qu'un pauvre crieur, ou, ce qu’il était, un collecteur. Moi-même je n'eusse pu m'en plaindre. Il n'en mérite que plus d'estime ; je ne lui en dois que plus de reconnaissance. Non, je ne serai jamais assez fou pour rougir d'un tel père je ne ferai pas comme tant d'autres, qui disent que ce n'est point leur faute s'ils n'ont pas eu des parents mieux nés et plus illustres ; je ne veux pas d'une telle excuse ; je pense, je parle bien différemment. Si la nature nous permettait de recommencer notre vie et de nous choisir des parents au gré de notre vanité, d'autres pourraient changer ; moi, je garderais les miens, sans en vouloir d'honorés par les faisceaux et les chaises curules. Peut-être le vulgaire m'accuserait-il de folie ; mais je serais sage à tes yeux de ne pas vouloir d'un fardeau auquel mes épaules ne sont point faites. Car il me faudrait aussitôt ajouter à mon bien, multiplier mes visites, mener avec moi un ou deux compagnons, ne pouvant plus décemment aller seul aux champs on en voyage, nourrir plus de valets et de chevaux, me faire suivre de fourgons. Maintenant je puis, si je le veux, aller jusqu'à Tarente sur un méchant mulet, les reins écorchés par ma valise, comme les épaules par son cavalier. Nul ne me reprochera les vilainies dont ou t'accuse, Tillius, quand, sur le chemin de Tibur, tu te fais suivre, toi préteur, de cinq esclaves, portant ton vase de nuit et ta provision de vin. En cela et en mille autres choses ma vie est plus commode que la tienne, illustre sénateur. En quelque lieu que me mène ma fantaisie, j'y puis aller seul. Je m'arrête à demander le prix des légumes, du froment. J'erre jusqu'à la nuit close dans la foule du Cirque et du Forum, m'amusant de leurs charlatans, écoutant leurs devins. Je reviens ensuite à la maison trouver mon plat de légumes, de pois chiches, de petits gâteaux. Trois esclaves font le service. Un buffet de marbre blanc porte deux coupes et un cyathus ; auprès est un hérisson de peu de valeur, un vase à libations avec sa patère, le tout en terre de Campanie. Enfin je m'en vais dormir, sans affaire dans la tête, qui m'oblige à me lever le lendemain de bonne heure, à me rendre avec le jour auprès de Marsyas, dont le geste témoigne qu'il ne peut souffrir la figure du plus jeune des Novius. Je reste au lit jusqu'à la quatrième heure ; ensuite je me promène, ou bien encore, après avoir occupé mon esprit de quelque lecture, m'être amusé à écrire, je me fais frotter d'huile, mais non comme le sale Natta, aux dépens de ma lampe. Quand la fatigue et l'ardeur du soleil m'avertissent qu'il est temps d'aller au bain, je quitte le Champ de Mars et ses jeux ; puis je mange ce qu'il faut seulement pour ne pas rester jusqu'au soir l'estomac vide, et jouis à la maison de mon loisir. Voilà comme vivent les hommes exempts des misères de l'ambition, qui ne portent point ses lourdes chaînes ; ainsi je me console de ma médiocrité, plus heureux par elle que si j'avais eu, comme d'autres, un aïeul, un père, un oncle questeurs.

 

Livre premier. Satire VII

Quelle vengeance tira du proscrit Rupilius Rex et de sa langue venimeuse le métis Persius, c'est, je pense, ce que personne n'ignore chez la gent chassieuse et chez les barbiers. Ce Persius, riche négociant, faisait de fort grandes affaires à Clazomène et depuis longtemps était en procès avec Rex. C'était un homme difficile, haïssable, qui l'emportait en cela sur Rex lui-même ; plein d'arrogance, de sot orgueil ; si amer dans ses discours que les Sisenna, les Barrus le suivaient de loin dans la carrière. Je reviens à Rex. Tout accord entre lui et sa partie était devenu impossible. Ces gens, d'insupportable espèce, sont comme les braves qui se font la guerre. Le noble fils de Priam Hector, l'impétueux Achille, se poursuivaient d'une haine dont la mort seule pouvait être le terme, par cette seule raison que le courage se trouvait au plus haut degré chez tous deux. Mais si la discorde divise deux lâches, si le combat s'engage entre deux guerriers de force inégale, comme entre Diomède et le Lycien Glaucus, le moindre cédera la place à l'autre en lui faisant même des présents. Or donc, par-devant Brutus tenant la riche province d'Asie et y faisant fonction de préteur, comparaissent Rupilius et Persius, couple assorti comme pourraient l'être Bithus et Bacchius. Les deux rivaux, imposant spectacle, s'avancent pleins d'ardeur l'un contre l'autre au pied du tribunal. Fersius expose sa cause au milieu des éclats de rire de toute l'assemblée. Il loue Brutus, il loue sa suite ; Brutus, c'est, dit-il, le soleil de l'Asie ; ses compagnons sont autant de constellations favorables, Rex seul excepté, en qui il voit apparaître ce Chien, astre funeste, détesté des cultivateurs. A l'emportement de sa parole on eût dit un torrent dans l'hiver, en ces lieux où l'on n'ose porter la cognée. Notre homme de Préneste, aux flots de cette âcre éloquence, oppose des injures qui semblaient partir de ces vignes, d'où le rude et intraitable vigneron avait si souvent lassé, réduit au silence les passants appelant de leurs cris moqueurs le coucou. Tout arrosé de cette saumure italienne, le Grec Persius s'écrie : « Par les dieux, Brutus, je te prie, toi qui nous débarrasses si bien des rois, étrangle-nous ce Rex. C'est encore là, je t'assure, une œuvre digne de toi. »

 

Livre premier. Satire VIII

J'étais jadis un tronc de figuier, un morceau de bois inutile. Certain ouvrier ne sachant que faire de moi, un banc ou un Priape, décida à la fin que je serais dieu. Je le suis donc, et un dieu fort redouté des voleurs et des oiseaux. Les voleurs, mon bras les écarte, et non moins ce pieu rougeâtre que j'étale sans pudeur. Pour les oiseaux, leur troupe incommode s'effraye à la vue du roseau que balance ma tête et n'ose se poser dans ces nouveaux jardins. C'est ici qu'étaient portés, il n'y a pas longtemps, hors de la chambre étroite où ils étaient morts, dans une bierre de louage, pour être ensevelis par les soins de quelqu'un de leurs compagnons, les pauvres esclaves. Ici était la commune sépulture de la populace, de Pantolabus le bouffon, de Nomentanus le dissipateur. Mille pieds le long du chemin, trois cents dans la campagne avaient été légués pour cet usage, disait une inscription tracée sur une borne, et les héritiers du testateur n'y pouvaient rien prétendre. Maintenant les Esquilies offrent une demeure saine, une agréable promenade à l'endroit où naguère un champ, semé d'ossements blanchis, attristait les regards. Je n'y suis pas sans occupation ; mais ni les voleurs, ni les bêtes accoutumées à hanter ces lieux ne me donnent autant de peine que ces femmes qui troublent les âmes par leurs chants et par leurs poisons. Je ne puis venir à bout d'elles, les empêcher quoi que je fasse, sitôt que la lune errante montre sa face pure, de venir ici ramasser des ossements, cueillir des herbes malfaisantes. J'ai vu moi-même, sa robe brune retroussée, les pieds nus, les cheveux épars, Canidie qui hurlait avec l'aînée des Saganes. Leur pâleur les rendait toutes deux horribles à voir. Elles se mirent à creuser la terre avec leurs ongles, à déchirer de leurs dents une brebis à la noire toison. Le sang de la victime coulait dans une fosse d'où elles devaient évoquer les mânes, les âmes qu'elles voulaient consulter. Il y avait une figure en laine et une en cire la première était la plus grande et semblait châtier la seconde, qui, dans une posture suppliante, attendait à ses genoux la mort des esclaves. L'une des deux magiciennes invoque Hécate, l'autre Tisiphone. Alors vous eussiez vu errer les serpents, les chiens infernaux et la lune rougissant de honte et fuyant ce spectacle, se cacher derrière les grands tombeaux. Si je mens, je consens que ma tête soit souillée par la fiente des corbeaux, ou bien exposée aux ordures de Julius, de l'infâme prostituée Pediatius, du voleur Voranus. Faut-il raconter le reste ? Comment les ombres s'entretenaient avec Sagane d'une voix triste et perçante ? comment on enfouit furtivement dans la terre une barbe de loup, les dents d'une couleuvre tachetée ? comment s'embrasa d’elle-même la figure de cire, jetant une grande clarté ? comment enfin je ne pus endurer plus longtemps, spectateur paisible, les actes, les discours de ces furies ? Mon bois de figuier se fendant par derrière, éclata tout à coup à grand bruit, comme fait une vessie qui crève. Nos sorcières alors de courir vers la ville, perdant en chemin, Canidie ses dents, Sagane sa fausse chevelure, et leurs paquets d'herbes magiques, et leurs bracelets enchantés. Vous auriez bien ri de le voir.

 

Livre premier. Satire IX

Je m'en allais par la voie Sacrée, rêvant, selon ma coutume, à je ne sais quelles bagatelles, tout entier à ce travail. Accourt vers moi un homme, que je connaissais de nom seulement ; il me saisit la main et me dit : « Comment vous va, mon très-cher ? — Bien, lui dis-je, comme vous voyez : fort à votre service. » Cependant il ne me quittait point ; je veux prendre congé par ces mots : « Attendez-vous quelque chose de moi ? » Mais lui : « Vous devez me connaître, je suis un savant aussi. — Vraiment ! je vous en estimerai davantage. » Il fallait à tout prix me tirer de là : tantôt je hâtais le pas, tantôt je m'arrêtais, disant à l'oreille de mon valet je ne sais quoi ; la sueur me ruisselait jusqu'aux talons. Je m'écriais tout bas : « Heureux Bolanus, d'avoir été si peu endurant ! » tandis que le malheureux ne cessait de babiller parlant de mille choses, de la ville, de ses quartiers. Comme je ne lui faisais point de réponse : « Vous voudriez bien m'échapper, me dit-il il y a longtemps que je le vois. Mais n'y comptez pas : je vous tiens, je vous accompagne jusqu'où vous avez affaire. — Ce n'est pas la peine que vous fassiez tant de chemin. Je vais voir une personne que vous ne connaissez point, un malade qui demeure bien loin d'ici, au delà du Tibre, vers les jardins de César. — Je n'ai rien à faire et je suis bon marcheur; je vous suivrai jusqu'au bout. » Moi de baisser l'oreille comme un âne de mauvaise humeur, pliant sous un fardeau trop lourd. Il reprend : « Si je ne m'abuse point, je vous deviendrai cher autant que vos amis, que Viscus, que Varius. Qui peut faire plus de vers que moi, et en moins de temps ? qui danse avec plus de grâce ? je chante à désespérer Hermogène. » C'était le moment de l'interrompre : « Vous avez une mère, des parents à qui votre vie est précieuse ? — Moi, point ! je les ai tous enterrés. — Qu'ils sont heureux ! je vis, achève-moi, bourreau ; voici l'instant où doit s'accomplir le triste sort que m'annonça dans mon enfance une vieille de Vénuse remuant son urne prophétique : « Celui-ci ne périra point par le poison, par le fer de l'ennemi ; il ne doit pas succomber au mal de poitrine à la toux, à la goutte, mais dans un jour fatal, au babil d'un fâcheux. Qu'il se garde, s'il est sage, quand il sera devenu grand, de tout bavard. »
 
Nous étions près du temple de Vesta ; le quart de la journée était déjà passé, et il se trouvait que mon homme devait ce matin même répondre à une assignation, sinon perdre son procès. « Veuillez m'assister, me dit-il, je vous en prie. — Que je meure, si je puis rester longtemps debout, et si j'entends rien au droit civil ; et puis j'ai hâte d'aller où vous savez. — J'hésite sur ce que je dois faire : renoncerai-je à vous, ou à mon affaire ? — A moi, de grâce ! — Je n'en ferai rien, » et il marche devant moi. Il faut bien se soumettre à plus fort que soi, je le suis. « Et Mécène, reprend-il, comment est-il avec vous ? Il ne se prodigue pas ; c'est un sage ; nul n'a jamais mieux ménagé sa fortune. Voulez-vous auprès de lui quelqu'un qui vous seconde, qui joue le second rôle ? donnez-lui l'homme que voici. Que je meure, si, moi aidant, vous n'écartiez tous vos rivaux. — L'on ne vit pas là comme vous pensez. Point de maison plus honnête, plus étrangère à ces intrigues. Personne ne m'y fait obstacle, pour être plus riche ou plus docte ; chacun y tient sa place. — C'est étonnant, à peine croyable. — Et vrai, pourtant. — Vous ne faites qu'exciter en moi la passion de lui tenir de près. — Vous n'avez qu'à le vouloir ; avec votre mérite vous forcerez la place. Il est homme à se laisser vaincre, et c'est pour cela qu'il est d'abord d'un difficile accès. — Oh je ne m'y épargnerai point : je gagnerai par des présents ses serviteurs ; peut-être m'éconduira-t-on aujourd'hui, mais, sans me décourager, je chercherai les occasions favorables ; je me trouverai sur son passage dans les carrefours ; je lui ferai cortège. Ce n'est pas sans travail et sans fatigue qu'en cette vie mortelle on arrive à quelque chose. » Pendant qu'il discourait, se trouve sur notre chemin Fuscus Aristius, un de mes chers amis et qui connaissait l'homme. On s'arrête, on échange ces questions : « D'où viens-tu ? — Où vas-tu ? » Je lui tirais, je lui serrais les bras, il semblait insensible ; je lui faisais des signes de tête, des clins d'yeux pour qu'il me délivrât ; le mauvais plaisant riait sans vouloir s'apercevoir de rien. Ma bile s'échauffait de colère. « Mais tu avais bien certainement quelque chose à me dire en particulier. — Je m'en souviens, seulement j'attendrai un moment meilleur : c'est aujourd'hui le trentième sabbat ; veux-tu insulter au peuple circoncis ? — Je n'ai point de ces scrupules. — Mais moi, c'est différent ; je suis plus faible d'esprit, comme bien d'autres ; excuse-moi une autre fois nous en parlerons. — Faut-il qu'un si triste jour se soit levé pour moi ! Il fuit, le scélérat, me laissant sous le couteau. » Mais, par bonheur, mon importun rencontre son adversaire qui lui crie : « Te voilà donc, misérable ! » qui réclame mon témoignage. Je me hâte de tendre l'oreille ; il saisit et entraîne son homme. Grands éclats de voix de part et d'autre ; grande foule tout à l'entour : ainsi m'a sauvé Apollon.

 

Livre premier. Satire X

[ Il me serait facile, Lucilius, de reprendre chez toi bien des fautes. Je n'en veux pour garant que Caton, ton défenseur cependant, qui s'apprête à corriger tes vers. Il montre, au reste, un esprit de douceur digne d'un si honnête homme, et en même temps un goût plus fin que cet autre dont l'enfance essuya maintes fois les étrivières pour qu'il y eût un jour un chevalier, docte grammairien entre tous, qui pût prêter son aide aux vieux poètes contre nos injustes dégoûts. Mais revenons. ]
Oui, sans doute, j'ai dit que les vers de Lucilius marchaient, couraient à pas irréguliers. Eh ! quel est le partisan de Lucilius assez fou pour n'en pas convenir. Mais, dans la même page, j'ai loué le sel dont il a aspergé toute la ville. Je n'irai pas cependant jusqu'à lui accorder tous les autres mérites. Car je devrais alors admirer aussi, comme de beaux poèmes, les mimes de Labérius. Ce n'est pas assez, selon moi, de dérider, de provoquer le rire, quoique ce soit quelque chose. Il faut un tour rapide et bref, qui dégage, précipite la pensée et dispense l'oreille d'une vaine surcharge de mots. Il faut un langage quelquefois sérieux, souvent enjoué, où paraisse tantôt l'orateur, le poète, tantôt aussi l'homme du monde, qui n'use point de toutes ses forces, qui sait même en sacrifier une partie. Mieux vaut souvent, pour trancher les plus grandes difficultés, une saillie qu'un discours âcre et véhément.
 
En cela excellaient, et sont à imiter, les vieux poètes de l'ancienne comédie, que n'a jamais lus le bel Hermogène, ni ce singe qui ne sait rien chanter, hors Calvus et Catulle. — Mais c'est beaucoup d'avoir mêlê du grec à son latin. — Pauvres écoliers ! vous croyez donc bien difficile, bien merveilleux ce qu'a pu faire le Rhodien Pitholéon. — Cependant un style où se confondent, où s'ajustent deux langues, paraît plus doux par ce mélange, comme le falerne quand ou y mêle du vin de Chio. — Est-ce, je vous prie, dans des vers, ou même dans un plaidoyer, lorsqu'il vous faut défendre la rude cause de Pétillius ? Vous voulez qu'oubliant leur patrie, et leurs pères qui parlaient latin, Pédius Publicola, Messala Corvinus, lorsqu'ils se travaillent, lorsqu'ils suent pour leurs clients, aillent chercher je ne sais où, pour les mêler à leur idiome natal, des mots d'extraction étrangère, comme l'habitant de Canusium qui parle à la fois deux langues.
 
Moi-même, quand je m'essayais à faire des vers grecs, bien que né de ce côté de la mer, Quirinus en personne vint me le défendre en ces mots, vers le matin, à l'heure des songes véridiques : « Il ne serait pas plus fou de porter du bois à la forêt, que de vouloir grossir les bataillons déjà si nombreux des poètes grecs. » Tandis que le boursouflé Alpinus égorge Memnon, et de son grossier pinceau barbouille la tête limoneuse du Rhin, je m'amuse à ces vers qui ne doivent pas retentir dans le temple, au tribunal de Tarpa, ni reparaître au théâtre, souvent redemandés. Des ouvrages d'un facile et aimable enjouement, où une courtisane rusée, un Dave se jouent du vieux Chrémés, tu peux seul, parmi les vivants, en composer, Fundanius ; Pollion chante les aventures des rois en vers à triple mesure ; Varius, mieux que personne, conduit le fil de l'épopée ; Virgile a reçu des muses rustiques le don des grâces touchantes, de l'exquise élégance. Restait la satire où je pouvais, après les vains efforts de Varron d'Atax et de plusieurs autres, arriver peut-être à quelques succès, sans égaler l'inventeur du genre, sans prétendre retirer à son front cette couronne qu'il porte avec tant de gloire. J'ai dit que c'était un torrent fangeux, roulant toutefois dans son cours plus de choses à prendre qu'à laisser. Et vous-même, votre science ne blâme-t-elle rien dans le grand Homère ? Le bon Lucilius ne trouve-t-il rien à changer aux tragédies d'Accius ? Ne se moque-t-il pas quelquefois de certains vers d'Ennius trop au-dessous de son élévation ordinaire ? Et pense-t-il par là se mettre au-dessus de ceux qu'il critique ? Pourquoi donc, lisant Lucilius, me serait-il interdit de rechercher si c'est son naturel ou la difficulté de son sujet qui lui a refusé des vers mieux faits, plus coulants que tous ceux où il semble n'avoir cherché qu'à renfermer son sens dans la borne prescrite, content s'il avait fait deux cents vers avant souper, et tout autant après. Son génie se précipitait en bouillonnant avec plus d'impétuosité qu'un fleuve, comme aussi celui de ce poète d'Étrurie, de ce Cassius, auquel les coffres qui renfermaient ses ouvrages et ses ouvrages eux-mêmes servirent, dit-on, de bûcher. Que Lucilius, je le veux bien, ait eu de l'agrément, de l'urbanité ; qu'il ait été même plus poli que l'ancien auteur d'un genre encore grossier et ignoré des Grecs, que la foule des vieux poètes ses prédécesseurs : mais, si le destin eût retardé sa venue jusqu'à notre âge, il eût lui-même beaucoup effacé dans ses œuvres, il en eût retranché tout ce qui dépassait le nécessaire, et pour composer on l'eût vu souvent comme les autres se frotter le front et se mordre les doigts.
 
Effacez, corrigez souvent, si vous voulez écrire des choses qui soient dignes d'êtres lues. Ne vous inquiétez pas de l'admiration de la foule ; travaillez pour le petit nombre des lecteurs. Voudrais-tu donc, insensé, que tes vers servissent aux dictées des petites écoles ? Je ne pense pas comme toi. Il me suffit du suffrage des chevaliers, comme disait hardiment, méprisant tout le reste des spectateurs, Arbuscula, un jour qu'on la sifflait. M'inquiéterai-je des morsures de Pantilius, cette importune punaise ? Serai-je malheureux de ce que dit de moi, en mon absence, Démétrius, des propos que tient sur mon compte le sot Fannius, à la table de Tigellius Hermogène ? Que Plotius et Varius, que Mécène et Virgile, que Valgius, que l'excellent Octavius, que Fuscus accordent à ce que j'écris leur estime ; que j'aie aussi l'approbation des deux Viscus ; voilà ce que je souhaite. Je puis, sans vouloir te flatter, te nommer avec eux, Pollion, toi aussi, Messala, ainsi que ton frère ; vous, Bibulus, Servius, sincère Furnius, d'autres encore, hommes doctes et mes amis, que je m'abstiens de nommer, à qui je voudrais plaire, dont je regretterais fort le suffrage, s'il trompait mes espérances. Pour vous, Démétrius, Tigellius, soupirez tant qu'il vous plaira près de vos écolières. Allons, enfant, ajoute encore ce vers à ma satire.

 ACCUEIL  |   OPERA OMNIA  |   ŒUVRES CHOISIES  |   POSTÉRITÉ LITTÉRAIRE  |   ÉTUDES  |   TRADUCTIONS ANCIENNES 
[ XHTML 1.0 Strict ]  —  [ CSS ]