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ÉTUDES SUR LA POÉSIE LATINE : 'Virgile et Horace' (1)

par Henri PATIN (1838)

 
 
 

— ÉTUDES SUR LA POÉSIE LATINE —

— Tome premier – Chapitre XII — « VIRGILE ET HORACE »

(Cours de 1838-1839, leçon d'ouverture)

Messieurs,

Ce qui n'a pu trouver place dans nos précédentes études, les quatre derniers livres de l'Énéide de Virgile, voilà, avec le recueil entier des œuvres diverses d'Horace, la matière des études nouvelles que nous commençons aujourd'hui. Les deux poètes les plus accomplis qu'ait produits, sous la discipline des Grecs, le progrès des lettres latines, se trouveront ainsi rapprochés dans ces leçons, où nous devrons marquer et les traits particuliers qui les distinguent et les nombreux rapports de ressemblance, accidentels ou nécessaires, mis entre ces illustres contemporains, pour parler leur langage, par un incroyable accord de leurs astres.

Au déclin de la république, presque au début des guerres civiles d'où sortit l'empire, naissaient ensemble, ou peu s'en faut, dans une égale obscurité, deux enfants appelés à être un jour, par leur génie, la principale décoration du gouvernement impérial ; deux poètes dont les vers impérissables devaient survivre bien des siècles à la Rome de marbre qu'Auguste se vanta de laisser après lui ; dont la gloire,croissant d'âge en âge, effacerait, dans la postérité, les grandeurs qu’ils avaient chantées et parmi lesquelles l’histoire négligea longtemps de les compter ; ces héritiers de toutes les grâces antiques, qui ont tant ajouté à l'héritage, et auxquels il a été donné de servir de précurseurs, de précepteurs à l'imagination moderne. Des circonstances toutes pareilles, qu'on croirait disposées par quelque providence poétique, les préparèrent de loin à ce grand rôle, et, quand il en fut temps, les amenèrent sur l'éclatant théâtre, où ils ne se doutaient guère, où nul n'eût pu penser qu'ils allaient le commencer ensemble. Les fables de la mythologie, auxquelles eux-mêmes quelquefois (Hor., Od. II, vii, 13 sq. III, iv, 9 sqq.), avant leurs ingénieux et élégants panégyristes, les Politien et les Pontanus (Pontan., Uran., Il; Politian., Mant., etc.), ont emprunté l’expression allégorique de cette haute fortune littéraire, n'ont rien, dans leur merveilleux consacré, qui ne soit plus ordinaire que le simple récit de ces circonstances.

Virgile et Horace ne devaient le jour, le premier, qu'à un très petit propriétaire des environs de Mantoue ; le second, encore moins favorisé du sort, qu'à un affranchi de Vénuse, en Apulie, vivant d'un bien et d'un emploi également médiocres. Mais, nous le savons du père d’Horace et nous pouvons l'affirmer de celui de Virgile, jamais pères ne se montrèrent plus jaloux de développer l'heureux naturel de leurs enfants par une éducation libérale, dût cette éducation n'ennoblir en eux que leur âme et les laisser d'ailleurs à l'humilité de leur condition première. Avec nos idées d'aujourd'hui, fort aristocratiques, je le crains, sur la convenance de mesurer exactement à chacun, selon le rang qui l’attend dans la société et même la profession qu'il y doit exercer, sa part d'éducation, les pères de nos deux grands poètes se fussent contentés, pour leurs fils, de l'honneur d'étudier, dans les petites écoles de Mantoue et de Vénuse, avec les nobles fils des centurions, les éléments d'une science, assurément fort applicable et alors très en crédit, les éléments du calcul (Hor., Sat., I, vi, 71 sqq. De arte poet., 325 sqq.). Ils eurent l’ambition de les faire participer, quoi qu'en pussent penser et dire les utilitaires du temps (Id., Sat. I, vi, 76, 85 sqq.), aux inutilités d'une culture plus intellectuelle et plus morale. Ils s'épuisèrent en sacrifices pour que ces jeunes gens, de si belle espérance, ne manquassent point à leur avenir, pour qu'ils pussent aller chercher hors de leur ville natale, à Crémone, à Milan et à Naples, à Rome et à Athènes, les leçons de maîtres dignes d'eux, et, comme s'ils eussent été de race équestre ou patricienne, perdre savamment leur temps à acquérir par l'étude des lettres grecques, cet amour du vrai, du beau et de l'honnête, qui est bien pourtant de quelque usage dans la vie, même pour qui n'en doit pas tirer, comme ils firent, des trésors de poésie.

Cependant Virgile, après avoir parcouru le cercle entier des connaissances permises alors à sa curiosité, après avoir hésité plus d'une fois entre sa vocation littéraire et ses penchants philosophiques, après avoir essayé tour à tour de la poésie familière et de la poésie sérieuse, de l'imitation de Catulle et de Lucrèce, dont la gloire récente le préoccupait, avait enfin rencontré le genre, à peu près nouveau à Rome, où devait éclater son originalité; et, sous l'inspiration des muses champêtres qui l'avaient doué de si gracieux et si délicats agréments, rendu, on le suppose, à ses foyers rustiques, il préludait, sur les bords du Mincius et dans la campagne d'Andès, aux scènes de ses Bucoliques, aux leçons de ses Géorgiques; peut-être rêvait-il déjà un temps où, plus hardi, il échangerait ses pipeaux contre la trompette de l'épopée. Pour Horace, à cette époque, heureux habitant d'Athènes, je m'imagine qu'il y vivait comme son condisciple, le fils de Cicéron (CIC., Epist. ad. Att. XII, 24, 27; XIII, I, 24; XV, 13, 15. Cf. ad Fam. XII, 16; XVI, 21.), et en général comme cette colonie de jeunes gens distingués que Rome y entretenait, studieusement et joyeusement tout ensemble; que, déjà éclectique dans sa philosophie comme dans ses mœurs, il entremêlait ses promenades, sous les graves ombrages de l'Académie, de visites au jardin d'Epicure; que ses premiers essais, si dès lors il s'essayait aux vers, expression naïve, plus que naïve probablement, de son goût pour les plaisirs et des saillies de son esprit caustique, laissaient percer quelques lueurs de cette facile et aimable sagesse, qu'il professa depuis avec tant de charme et sous tant de formes, la chantant lyriquement dans ses Odes, ou bien en développant, en discutant les principes dans l’abandon, familièrement poétique, de ces entretiens que nous nommons ses Satires et ses Épîtres.

Tandis que, inconnus l'un à l’autre, Virgile et Horace oubliaient, dans ces loisirs, avec la liberté de leur âge, les grands événements qui tenaient l'univers partagé entre Pompée et César, entre les meurtriers du dictateur et son héritier, le flot de la guerre civile les emporta eux-mêmes, mais pour les jeter ensemble au port qu'ils ne devaient plus quitter.

Il n'est pas peu honorable pour Horace, que Brutus, cachant dans les écoles d'Athènes, sous une apparence de curiosité philosophique, ses projets de guerre contre les triumvirs, et y recrutant, parmi les auditeurs de Théomneste et de Cratippe, des vengeurs à la république (Plutarch. Vit. Brut., XXVIII.), ait jeté les yeux sur un si jeune homme, et que, tout fils d'affranchi qu'il était, il lui ait confié le commandement d'une de ces légions qui succombèrent, dans les champs de Philippes, à la fortune bien plus qu'au bras victorieux d'Octave. Cet honneur qui lui fit des envieux et qu'il porta plus dignement, j'aime à le penser, qu'on ne le suppose d'après des vers qui ne sont point du tout l'aveu de sentiments timides, qu'on n’avoue point, mais un souvenir enjoué de ses anciennes épreuves, mais une allusion maligne aux échecs militaires des poètes lyriques ses prédécesseurs, cet honneur, on croit qu'il le paya de la perte de son chétif patrimoine (Hor., Epist., II ,ii, 49 sq) confisqué au profit des vétérans, précisément quand Virgile était chassé par eux de ce champ paternel qui s'était trouvé trop voisin de Crémone. Par suite de cette commune disgrâce, ils se rencontrèrent à Rome, où le tribun de Brutus, ramené par une amnistie, était réduit à exercer, dans les bureaux de la questure, les modestes fonctions de scribe ; où l'exilé de Mantoue, recueilli aux environs dans la petite maison des champs d'un de ses maîtres, le philosophe Syron (Virg., Catalect., X.), venait réclamer de la pitié des maîtres du monde la restitution de son petit domaine. Tout les rapprochait, tout dut conspirer à les unir : même détresse, convenance des caractères, conformité du goût et du talent, admiration mutuelle pour ces vers, leur passe-temps autrefois, maintenant leur consolation et leur espoir; ces vers, audacieux enfants de la pauvreté, qui, osant s'exposer au grand jour et solliciter pour leurs auteurs, leur concilièrent bientôt les plus illustres patronages, et les firent, arriver, entre tant de rivaux surpris et consternés, non seulement à cette honnête aisance dont se fût contentée leur ambition, mais à ce qu'ils n'avaient ni souhaité, ni cherché, au comble de la faveur.

C'étaient des courtisans de nouvelle espèce que ces deux hommes qui, simples de cœur comme de manières, sans cupidité et sans intrigue, se refusaient à la richesse, aux emplois, au crédit, à toutes les servitudes, ne voulaient que la médiocrité, avec le droit d'en jouir selon leur goût dans un champêtre et studieux asile; que le palais, que la ville n'arrêtaient guère, qu'on ne gardait pas bien longtemps, qu'on ne rappelait pas si vite, qu'il fallait disputer au plaisir de vivre chez eux et pour eux. Avec cet esprit de réserve et d'indépendance, ils n'en faisaient que mieux leur chemin auprès de Mécène, qui lui-même, gouvernant l'État par ses seuls conseils, se gardait soigneusement des embarras officiels du pouvoir, et vivant parmi les affaires en simple particulier, se ménageait dans Rome comme une lointaine retraite (Tac., Ann., XIV, 53.). Ils n'en plaisaient que plus à Auguste, qui se délassait volontiers du magnifique ennui de la grandeur impériale dans la simplicité de son intérieur. Autant ils s'étaient convenus l’un à l'autre, autant ils se trouvèrent convenir à ce ministre, à ce prince, que le sort avait faits leurs patrons, et dont ils firent leurs amis.

Il s'est conservé d'intéressants témoignages d'une amitié qui rapprochait des fortunes si diverses, et dont l'histoire des lettres n'offrirait point un second exemple. Louis XIV, il est vrai, payait les grands poètes qui illustraient son règne par des égards délicats, d'un prix bien au-dessus même des marques de sa munificence mais admit-il jamais Racine ou Despréaux à ce commerce intime et familier qui se révèle dans les débris de la correspondance d'Auguste avec Virgile et Horace (Dial. de Orat., XIII . Claudian., Epist. ad Olyb., XLI, 28 ) ? Cette correspondance, aussi active qu'affectueuse, que n'interrompaient ni les affaires, ni les voyages, venait les chercher dans leurs champs et parmi leurs livres, non seulement de Rome, mais des provinces éloignées, où de grands intérêts appelaient l'empereur. Il s'y informait, avec un bienveillant intérêt, de leurs travaux. Tantôt, et cela au plus fort de la guerre des Cantabres, lorsque retentissaient autour du camp romain ces chants barbares que nous avons encore, Auguste trouvait le temps de demander à Virgile des nouvelles de son Énéide commencée, suppliant, menaçant sur le ton de l'amitié, pour que le poète, qui s'y refusait respectueusement, lui en fît connaître quelque chose (Donat., Virg. vit. - Macrob., Sat., I, 24.). Tantôt il se plaignait à Horace de ne point rencontrer son nom parmi ceux des heureux correspondants auxquels le poéte adressait ses épîtres.

« Sachez, lui mandait-il, que suis fâché contre vous de ce que, dans les ouvrages de ce genre, ce n'est point avec moi que vous causez de préférence. Avez-vous peur de vous faire tort auprès de la postérité, en y laissant paraître que vous êtes mon ami ? »

« Irasci me tibi scito, quod non in plerisque eiusmodi scriptis mecum potissimum loquaris. An vereris ne apud posteros infame tibi sit, quod videaris familiaris nobis esse ? ». (Sueton. Horat. vit.)

D'autres fois il lui écrivait

« Usez des droits que vous avez sur moi, comme si vous étiez devenu mon commensal; et vous le seriez, je le voulais, si votre santé eût permis que nous vécussions ensemble de cette manière. »

« Sume tibi aliquid iuris apud me, tamquam si convictor mihi fueris; recte enim et non temere feceris, quoniam id usus mihi tecum esse volui, si per valitudinem tuam fieri posset ». (ibid.)

« Notre cher Septimus pourra vous dire, comme d'autres, quel souvenir je conserve de vous. L'occasion s'est offerte de m'exprimer devant lui sur votre compte: si vous avez cru devoir mépriser mon amitié, je ne vous paye point du même mépris. »

« tui qualem habeam memoriam, poteris ex Septimio quoque nostro audire; nam incidit ut illo coram fieret a me tui mentio. Neque enim si tu superbus amicitiam nostram sprevisti, ideo nos quoque anquperhfanoumen ». (ibid.)

Lettres charmantes en vérité, où les rangs sont intervertis, où les rôles sont changés, où c'est l'empereur qui courtise le poète ! Ainsi traités par leur souverain, et quel souverain ! l'homme devant qui s'inclinait l'univers, Virgile et Horace ne sont-ils pas moins coupables qu'on ne le dit quelquefois de ne lui avoir pas assez ménagé des louanges qui n'étaient pas sans quelque vérité, sans quelque utilité surtout, qui avaient leur raison politique; de lui avoir rendu dans leurs vers un culte qui pouvait s'autoriser des usages du temps, se justifier par de publiques et d'officielles apothéoses ? Et tous ces hommages, si respectueux et si tendres, au dépositaire de sa puissance, au dispensateur de ses bienfaits, ce vœu de partager ses dangers dans les combats, cette protestation de ne point survivre au trépas dont le menace la maladie, tout cela ne trouve-t-il pas son apologie, son explication, dans la recommandation dernière de Mécène à Auguste: « Souvenez-vous d'Horace comme de moi-même : Horatii Flacci ut mei esto memor ! » (Sueton. Horat. vit.); surtout dans la mort du poète qui, dégageant la foi de ses vers, suivit de bien près au tombeau son bienfaiteur ? Ne rabaissons pas si facilement de si grands esprits, de si nobles cœurs, au niveau commun de la complaisance et le la flatterie, et, dans ces hyperboles même qu'imposent à la louange contemporaine des convenances dont la postérité n'est pas toujours un bon juge, sachons discerner, quand elle s'y rencontre, l'expression sincère de la reconnaissance, du dévouement, de l'amitié.

C'était une situation bien favorable au génie que celle qui, plaçant Virgile et Horace au-dessus des soins ordinaires de la fortune, de l'ambition des succès vulgaires, du besoin de complaire aux fantaisies de la mode et aux exigences des coteries, leur permit de rechercher seulement, sans trouble importun, sans vain empressement, dans le recueillement de la solitude, la durable gloire qui s'obtient par la poursuite des vraies et pures beautés littéraires. Familiers de la grandeur, mais en même temps fidèles amants de la nature, hantant les palais, et plus souvent les bois, ils furent élevés sans emphase et simples avec dignité; ils eurent des pensées et un langage propres à charmer toutes les conditions, à intéresser toujours l'humanité. Leur goût, qui participait à la modération de leur caractère, leur fit rencontrer, sans effort, ce sage milieu qui préserve de tout excès le style aussi bien que la conduite ; les retint dans ces étroites et utiles limites, bientôt franchies après eux, et même de leur temps, par la recherche ambitieuse de l'effet.

Il y a pour les littératures un moment, moment tardif et court, où les langues polies, assouplies par l'exercice, se prêtent à l'expression la plus vive et la plus juste de conceptions elles-mêmes élaborées par le long travail des esprits. Il en était ainsi de la littérature latine, quand Virgile et Horace vinrent cueillir, sur ce rameau autrefois détaché du vieux tronc homérique, et que deux siècles de culture avaient accoutumé au ciel et à la terre du Latium, les fruits mûrs enfin de la poésie. Tout ce que l'épopée de Névius et d'Ennius, la tragédie de Pacuvius et d'Attius, la comédie de Plaute et de Térence, la satire de Lucilius, les efforts de poètes de tous genres, avaient accumulé, dans le trésor poétique des Romains, d'acceptions fortes, de nuances délicates, d'analogies naturelles, de tours élégants, de mouvements heureux, d'images frappantes, d'harmonieuses combinaisons de paroles, cette précision de formes, cet art de composition, soupçonnés, rencontrés par la facile inspiration de Lucrèce, cherchés et trouvés par le savant travail de Catulle, tout cela, grâce à l'opportunité de leur venue, leur échut en partage et entra dans la formation de leur génie, à peu près comme, à la même époque, les divers pouvoirs de la constitution républicaine se rassemblaient dans la seule main et formaient l’absolue puissance de leur impérial protecteur.

Qu'on me permette de compléter la comparaison, en faisant remarquer que ces deux royautés, produites à la fois par une double anarchie, dans un temps où la faiblesse de l’État d'une part, de l'autre le trop facile usage de formes poétiques devenues la propriété commune, favorisaient toutes les entreprises de l'ambition politique, toutes les prétentions de la médiocrité littéraire ; que ces deux royautés, dis-je, également nécessaires et inévitables, se ressemblaient encore par un soin égal à se cacher sous des dehors modestes. Auguste ne paraissait pas plus indifférent à la domination vers laquelle il s'avançait par un progrès constant et sûr, que Virgile et Horace à cette primauté qu'on se disputait autour d'eux, et qu'ils s'assuraient, loin de ces rivalités bruyantes, par tout ce que la patience et le travail peuvent ajouter au génie. Ils se firent ainsi soit modestie réelle, soit conscience de leur valeur, et les plus simples se doutent toujours un peu de ce qu'ils valent, une place tout à fait à part parmi les poètes de leur âge, et au moment où, l’éloquence ayant comme péri dans la ruine de la vie publique, la poésie était restée le premier intérêt de la société romaine. Quelques années auparavant, Catulle et Lucrèce s'apercevaient à peine à côté de Cicéron. Maintenant les héritiers du grand orateur, les Pollion, les Messala, disparaissaient à leur tour, devant cette gloire poétique dont ils avaient protégé les humbles débuts.

Cette gloire, de bonne heure sans rivale, s'isola de plus en plus en traversant les siècles par elle seule, un dernier et mystérieux rayon de l'antique poésie pénétra dans les ténèbres du moyen âge; par elle se ralluma, chez les modernes, le flambeau de ces lettres qu'on a longtemps honorées du nom, aujourd'hui décrié, de lettres classiques, de celles dont les monuments, conformes aux grandes et immuables règles de l'art, semblent appelées, par un consentement universel, à en offrir la perpétuelle leçon. Telle est, telle du moins a été jusqu'à présent la destinée de ce petit nombre de pages, sauvées avec les grands noms de leurs auteurs du naufrage des temps, et devenues, pendant des siècles, non seulement l'inspiration des esprits d'élite, mais la commune nourriture de tous les esprits ordinaires. Horace, comme pour expier, pour racheter les emportements de son orgueil lyrique, disait modestement à son livre d'épîtres, trop pressé de se produire :

« Prends garde, tu ne plairas pas toujours; tu ne seras pas toujours jeune. Un temps viendra où, négligé de Rome, relégué dans ses faubourgs, ta vieillesse bégayante enseignera aux petits enfants les éléments du langage. »

« Carus eris Romae, donec te deserat aetas
Hoc quoque te manet, ut pueros elementa docentem
Occupet extremis in vicis balba senectus. »
(Hor., Epist., I, xx, 10 sqq.)

Cette menace badine s'est accomplie bien glorieusement et de bien bonne heure. [ Juvénal dit, (Sat. VII, 225), parlant des misères de l'état de grammairien :

« Dummodo non pereat totidem olfecisse lucernas
Quot stabant pueri, quum totus decolor esset
Flaccus et haereret nigro fuligo Maroni. »

Nous savons par Suétone que Q. Cecilius Epirota, affranchi d’Atticus, attaché depuis à Cornélius Gallus, après la mort de ce dernier, ouvrit à Rome une école où, ce qui n'avait point encore été fait, il lut et expliqua les poètes contemporains, et particulièrement Virgile. Quand Quintilien dit, (Instit.orat. I viii 5): Horatium in quibusdam nolim interpretari, on peut en conclure que ce qu'il n’exclut pas pouvait, selon lui, servir et servait en effet à l’enseignement.] pour le poète qui se l'était à lui-même adressée, et pour celui qu'il nous faut toujours lui associer. Ils ont eu véritablement le privilège d'apprendre à toutes les générations, non pas précisément à lire, mais à sentir et à penser; ils ont, s'il est permis de détourner à un usage profane une sainte parole, illuminé de leur pure lumière toute intelligence venant en ce monde. Leurs vers, appris dès l'enfance, et gardés comme en dépôt, revenaient, par intervalles, charmer d'un souvenir de poésie les prosaïques travaux de l'âge mûr, et, à l'âge où tout s'oublie, la mémoire défaillante se ranimait pour les redire encore, pour s'en enchanter une dernière fois,

Comme on boit d'un vin vieux qui rajeunit les sens. (Volt. Épit. à Horace)

N'était-ce là qu'une superstition de collège ? Ceux-là ne le croiront pas, qui auront pénétré par l'étude dans le secret de la perfection infinie dont ils ont marqué leurs œuvres, œuvres courtes et pleines de sens, où les idées sont si justes et les sentiments si vrais. Horace n'a rien prescrit aux autres, dans son Art poétique, qu'il n'eût auparavant pratiqué, et Virgile avec lui. Chez eux, même respect de la langue, même souci de l'enrichir par des emprunts discrets, même art à tirer parti des mots, à les renouveler par la place, par le voisinage, par d'adroites alliances, même sobriété dans le choix des détails, même harmonie dans la disposition de l'ensemble ; une hardiesse contenue, une parure modeste, une variété sans bigarrure et sans désordre, une régularité qui se cache sous un air d'aisance et d'abandon, une précision, exempte de sécheresse, qui ne marque pas si scrupuleusement les contours, qu'elle n'y laisse, à dessein, un peu de ce vague qui favorise la rêverie, quelque chose d'inachevé qu'aime à compléter l'imagination. Tous ces mérites, et ce ne sont pas les seuls, leur sont communs, quelque différence que mettent entre eux leur humeur, le tour de leur génie, le caractère des genres auxquels ils se sont appliqués.

Une telle perfection, ils ne la tenaient pas tout entière des Grecs qui, venus les premiers, avaient dû enlever las grâces naïves, négligées, familières, le libre et abondant naturel de l'inspiration spontanée, ne laissant à leurs successeurs d'autre gloire que celle de choisir parmi leurs inventions, de les ordonner, de les polir, de les revêtir de formes d'un travail plus raffiné, qui leur donnât à Rome une originalité nouvelle, et chez ces nations, issues de Rome, et initiées par elle, souvent par elle seule, aux lettres antiques, une seconde vie. Je vous répète prosaïquement ce qui a été dît par un très ingénieux critique, en vers, que son amitié m'a rendus propres.

La muse des Latins, c'est de la Grèce encore
Son miel est pris des fleurs que l'autre fit éclore.
N'ayant pas eu du ciel, par des dons aussi beaux,
Grappes en plein soleil, vendange à pleins coteaux,
Cette muse, moins prompte et plus industrieuse,
Travailla le nectar dans sa fraude pieuse,
Le scella dans l'amphore, et là, sans plus l'ouvrir,
Jusque sous neuf consuls lui permit de mûrir.
Le nectar, condensant ses vertus enfermées,
A propos redoubla de douceurs consommées,
Prit une saveur propre, un goût délicieux,
Digne en tout du festin des pontifes des dieux.
Et ceux qui du Taygète absents ou d'Érymanthe,
Ne peuvent, thyrse en main et couronnés d'acanthe,
En pas harmonieux, dès l'aube, y vendanger,
Se rabattent plus bas, à ce prochain verger,
Où le maître leur sert la liqueur enrichie
Dans sa coupe facile et toujours rafraîchie

(C. A. Sainte-Beuve, Pensées d'août, 1837, page 181 et suiv. Je ne crois pas m'acquitter pour tout ce que la charmante épître dont j'ai cité quelques vers m'adressait de si flatteur sur mes leçons à la Sorbonne, en rappelant ici, comme il est naturel, le cours de poésie latine ouvert au Collège de France en 1855, par M. Sainte-Beuve, et l'excellent volume, par lequel, en 1857, il a dédommagé les amis des lettres antiques de sa trop prompte interruption “Etude sur Virgile, suivie d'une Étude sur Quintus de Smyrne”.)

... /... suite: “Virgile et Horace” II

 
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