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ÉTUDE SUR HORACE ( II )

par Hippolyte RIGAULT

 

 

 

— II —

Horace a donc réglé sa conduite, non pas uniquement d'après ses intérêts personnels, mais d'après ses opinions, et ce qui vaut mieux encore, d'après des opinions justes et généreuses ; car tel est l'amour de la paix, quand un pays a souffert de l'anarchie et de la guerre civile. Qu'on lise, entre toutes les odes où éclate la passion d'Horace pour la paix, celle qu'il adresse à Pollion ; il est là tout entier : on y trouve le protégé reconnaissant d'Auguste, ingénieux à détourner sur la guerre elle-même le jugement sévère d'un historien qui menace de son arrêt les hommes qui l'ont faite ; on y trouve l'homme habile qui, se rencontrant avec d'anciens adversaires sur le terrain commun de la paix publique, honore leur défaite et ménage leur orgueil ; mais on y trouve aussi le bon citoyen à qui le souvenir de la patrie sanglante arrache un cri de douleur. Tel est Horace ; mais le monde est ainsi fait que, lorsqu'on voit un homme habile, on se demande s'il est honnête. Aussi, bien des soupçons ont offensé la mémoire du poète ; et cependant, pour qui l'étudie, Horace n'a pas la servilité d'un écrivain mercenaire chargé d'être le héraut du pouvoir, mais la clairvoyante indépendance d'un esprit ouvert à toutes les idées élevées. Quand il croit qu'une opinion est salutaire pour la société, il n'hésite pas à la défendre, même si c'est une opinion qu'il a combattue autrefois, et il s'expose sans frayeur au double reproche de s'être fait apostat pour rester courtisan. Les esprits incorruptibles, qui traitent avec un suprême dédain des hommes prêts à se réconcilier avec une religion qu'ils ont attaquée autrefois, parce qu'ils croient à cette religion quelque vertu pour guérir une société malade, trouveront qu'Horace fut un flamine très digne de mépris. Horace a tenu la conduite de ces hommes qui, en face de la situation morale de leur pays, demandent du secours aux idées mêmes qu'ils ont combattues, au lieu de persévérer dans une rancune héroïque qui pourrait perdre leur pays, mais qui préserverait leur renommée. Horace avait négligé Jupiter, nous avons sa confession : Parcus Deorum cultor et infrequens. C’était la légèreté du jeune homme, c'était l'incrédulité moqueuse de l'épicurien. Qu'arrive–t–il ? Horace ne se borne pas au repentir ; il prêche le respect des Dieux, de leurs temples et de leurs autels ; il montre les nations impies expirant dans le malheur, tandis que les peuples fidèles deviennent par la faveur des Dieux les conquérants du monde (III, 6). L'impiété, c'est l'épée de Damoclès, qui, suspendue sur nos têtes, éloigne de nous la joie et le sommeil (III, 1). Aussi l'empereur, qui est aussi le grand pontife, récompense les sentiments religieux d'Horace en le choisissant pour composer le Chant séculaire. C'est lui qui, par la bouche des vierges choisies et des chastes enfants, appellera les bienfaits des Dieux sur la ville aux sept collines ; c'est lui qui dira d'une voix attendrie à Diane et à Phébus : « Donnez à la jeunesse un cœur pur, donnez à la vieillesse un doux repos, donnez à la race de Romulus la gloire et l'éternité. »

Comment expliquer le scandale de cette conversion ? Dira–t–on que les Dieux ont fait tout exprès un miracle ? Je sais que Jupiter a tonné par un ciel serein; un arbre est tombé et n'a point écrasé le poète qui passait ; un loup a fui devant lui, tandis qu'il se promenait en rêvant. Mais ces prodiges sont-ils suffisants ? Le P. Sanadon remarque, à propos d'une autre ode consacrée tout entière à la piété, qu'Horace avait alors cinquante–cinq ans : c'est une manière de rappeler qu'à un certain âge on se fait ermite. Mais pourquoi ne pas songer simplement qu'Horace ne fut jamais un impie ? Il n'a jamais dit avec Lucrèce : « La race des Dieux, séparée de la terre, n'a pas besoin de nous, nihil indiga nostri » ; il a gardé, au contraire, dans le fond du cœur la confiance poétique que les Dieux veillent sur lui ; jamais il n'est tombé dans le scepticisme réfléchi qui entraîne la négation de toute croyance et qui fait rompre avec le ciel. Il a été railleur et religieux tout ensemble, comme Aristophane et tant d'autres. Mais la raison mûrit, la réflexion vient, et quand on a le malheur d'assister aux grandes secousses du monde, quand on a vu ce long ébranlement des idées morales qui suit les révolutions dans la conscience des peuples, on se prend à respecter davantage, fût–on déiste et même épicurien, tout ce qui peut être pour une nation l'aliment d'une foi sérieuse, et réprimer l'anarchie des opinions. Éclairé par la conduite d'Auguste, qui avait si bien compris la puissance morale d'une religion, Horace finit par dire des Romains ce qu'avait écrit Polybe (VI, 56) : « Ce qui fait la supériorité des Romains, c'est l'opinion qu'ils ont des Dieux », et par confondre la piété de Rome avec sa grandeur. Il sert ainsi les desseins de l'empereur, parce qu'ils sont conformes aux intérêts de Rome : c'est un homme sage que l'expérience des temps malheureux a instruit, c'est un ami de son pays qui travaille à lui rendre les principes qu'il a perdus. Pourquoi le croire servile et hypocrite plutôt que sincère et intelligent ? Chose étrange ! les hommes qui crient si fort contre l'apostasie, crient sans doute au nom de la vertu. Or, peut–on taire si peu d'honneur à la vertu que de la nier toujours, et de supposer le mal, quand on peut croire au bien ? On a dit d'Horace qu'il avait été lui aussi un instrument de règne, instrumentum regni ; j'accepte le mot comme un éloge : il a été l'ouvrier d'un des plus grands hommes de l'histoire, il a son humble part dans une œuvre immortelle.

S'il est vrai que tout se tient dans l'homme, la conduite d'Horace est l'éloge de sa philosophie. Sa philosophie est suspecte cependant : le nom d'épicurien est à peu près devenu synonyme de voluptueux et d'égoïste. Aujourd'hui surtout nous avons peu de bienveillance pour les hommes qui vivent couronnés de fleurs, et le siècle goûte médiocrement les douceurs impertinentes du système de l'oisiveté. Au XVIIIème siècle, les honnêtes gens, comme on disait, gâtés par la fortune et par la paix publique, pouvaient, en relisant le Mondain, se pénétrer avec délices de cette morale épicurienne, science élégante du bonheur, qui n'exigeait qu'un peu de richesse et beaucoup d'esprit. Mais quand la société a souffert et qu'elle souffre encore, l'épicuréisme est mesquin comme l'égoïsme et niais comme un non sens : on ne se couche pas au bord des ruisseaux ou sous l'ombre des arbres pour chanter ou dormir, quand la terre tremble. L'épicuréisme a cessé d'être une manière honnête de vivre, le jour où Condorcet, s'empoisonnant, fit ses adieux au petit volume d'Horace qu'il portait toujours avec lui. Il y a encore des épicuriens, je le sais, parce qu'il y a des hommes à qui les incertitudes de l'avenir paraissent d'excellentes raisons pour jouir de la vie. Ne comptant guère sur le lendemain, ils profitent du jour : par les calamités publiques, ils se démontrent la nécessité d'être heureux ; ils cherchent le plaisir avec conviction, et se croient des sages, parce qu'ils sont égoïstes à propos. Si c'est là la sagesse, c'est la sagesse païenne tout au plus. Le christianisme aussi proclame la fragilité des biens de ce monde; mais, au lieu d'en conclure le plaisir à outrance, il en conclut le détachement absolu. Les épicuriens de notre temps sont des contemporains de Lucrèce : ils se sont endormis à quelque souper de Catulle, et ils se réveillent aujourd'hui la même coupe à la main, mais avec leur cœur éteint, leur philosophie ridée et leurs roses flétries.

Que le dédain qu'ils inspirent ne nous rende pas trop sévères pour Horace : vivant sous Auguste, il avait le droit d'être ce qu'il fut. On comprend d'ailleurs qu'avec le goût de modération qui fait le fond de son caractère, il ait, parmi les philosophies de son temps, choisi celle qui ressemblait le moins à un excès. Le stoïcisme exagérait le devoir, le platonisme la spéculation, l'épicuréisme bien compris, sans le scepticisme absolu de Lucrèce et la mollesse d'Aristippe, faisait au corps et à l'esprit leur part, non toutefois sans une complaisance peu déguisée pour le premier. Le stoïcisme disait : Abstiens-toi ; le platonisme : Contemple ; l'épicuréisme : Jouis. De ces trois doctrines qui décomposaient l'homme, et dont aucune ne l'embrassait tout entier, la moins exclusive, la moins excessive surtout, c'était celle d'Epicure. Elle ne méconnaissait pas le devoir, puisqu'elle proclamait que, si le bonheur est la fin de l'homme, le bonheur ne peut être que dans la vertu: c'était la doctrine du plaisir tempérée par une définition. Le bonheur était le but; la vertu, le moyen. La vertu se trouvait abaissée sans doute, mais encore vaut–il mieux pour elle jouer le second rôle que de n'en point avoir. Il est vrai qu'on oubliait volontiers le moyen pour ne songer qu'à la fin. C'est là l'inconvénient de la philosophie du bonheur: on n'accepte d'elle que le but qu'elle indique, on se réserve de choisir le chemin. Horace prit le bon, celui du maître, la modération en toutes choses. Ce qui l'encourageait d'ailleurs à suivre cette route aplanie et charmante, c'étaient les ridicules des philosophes du devoir qu'il rencontrait sur sa route, marchant au but de la vie, l'œil farouche, la barbe hérissée, la besace à la main, et sur l'épaule le manteau troué d'Antisthène (Sat. I, 3). Le stoïcisme, a dit Montesquieu dans une page admirable de l'Esprit des Lois, n'outrait que les choses dans lesquelles il y a de la grandeur; cela est vrai. Mais cette frontière presque invisible qui sépare le sublime du ridicule, le stoïcisme la franchissait souvent. Horace l'admirait sincèrement, quand il restait en deçà; il le raillait sans pitié, quand il s'élançait au delà ; et, en général, il se défiait d'une doctrine qui donne à l'homme plus d'ambition qu'il n'a de force. S'il n'a pas écrit la fable de la Grenouille qui crève pour avoir voulu trop s'enfler, il a raconté la Souris naissant de la montagne; il a recommandé, au nom d'Icare, de ne pas tomber du ciel.

L'excès des sévérités ne lui plaisait pas plus du reste que l'excès des prétentions. Horace ne peut comprendre qu'il n'y ait pas de milieu entre le vice et la vertu, que toutes les fautes soient égales, que tous les plaisirs soient coupables, et que l'idéal de la vie morale soit l'absence de toute passion, même des bonnes, comme l'idéal de la vie physique, le régime du pain et de l'eau. La Fontaine a dit du philosophe scythe qui faisait mourir son arbre en coupant indistinctement toutes les branches :

Ce Scythe exprime bien
Un indiscret stoïcien.
Celui-ci retranche de l'âme
Désirs et passions, le bon et le mauvais,
Jusqu'aux plus innocents souhaits.
Contre de telles gens, quant à moi, je réclame :
Ils ôtent à nos cœurs le principal ressort ;
Ils font cesser de vivre avant que l'on soit mort.

Horace ne disait pas autre chose aux Scythes de Rome, ces ombres de vivants, et se contentait d'émonder de son arbre les branches mauvaises ou parasites, afin qu'au lieu de mourir il fleurit. Il cultivait soigneusement les affections que les stoïciens purs étouffaient, et s'abandonnait, comme à des sentiments naturels, à celles que les plus sages d'entre eux prescrivaient comme des devoirs. Car il faut le remarquer, les vertus stoïciennes sont plutôt des conceptions de l'esprit que des penchants du cœur. Sénèque arrive à la charité par la conception de l'égalité, Horace y arrive par l'humanité naturelle. Horace, comme Sénèque, attaque les riches de son temps, toujours avides de s'étendre et comblant la mer elle-même pour y bâtir leur palais. Pendant que le riche envahit jusqu'aux ondes, le pauvre fuit de sa cabane avec ses dieux Pénates dans son sein, traînant après lui sa femme et ses enfants demi-nus :

. . . . . Pellitur paternos
In sinu ferens Deos
Et uxor et vir sordidosque natos
(Od. II, 18)

C'est par ces images éloquentes qu'Horace plaide la cause éternelle du pauvre auprès du riche: c'est un cri de pitié qui s'échappe de son cœur, ce n'est point un raisonnement de son esprit.

Ce qu'Horace poursuit dans le stoïcisme, ce sont les violences qu'il fait à la nature ; ce qu'il recherche dans l'épicuréisme, ce sont ses conformités avec elle: vivere naturae convenienter. Quand Épicure s'en écarte, il abandonne Épicure et se proclame indépendant :

Nullius addictus jurare in verba magistri

J'ai dit qu'en religion il repousse l'athéisme; en morale, il substitue à l'égoïsme et à l'indifférence habituelle des Épicuriens une sociabilité aimable, une bienveillance sans banalité, car elle sait choisir, et par conséquent préférer; une tolérance commode pour les indifférents, un dévouement à l'épreuve pour ses amis, enfin toutes les qualités d'un Philinte qui a du cœur, le Philinte de Molière sans l'épilogue de Fabre d'Églantine. En politique, les Épicuriens sont à peine des citoyens; ils ne s'occupent pas des affaires publiques ; ils n'ont pas de patrie ; la patrie, c'est où ils vivent bien : Horace aime à chanter la gloire de Rome, et la sert comme il peut. En un mot, sauf quelques faiblesses où il retombe quelquefois,

Nunc in Aristippi furtim praecepta relabor,

il ne prend de l'épicuréisme que son précepte le plus généraI et le plus élevé, la conciliation du plaisir avec la vertu dans l'intérêt du bonheur, et il rejette le reste, incrédulité ou ataraxie. C'est ainsi. qu'il corrige l'hyperbole des doctrines en écoutant les instincts naturels, et qu'en lui l'homme tempère le philosophe c'est ce qui fait sa force, c'est là le bienfait que lui accordent les Dieux :

Vis consili expers mole ruit sua ;
Vim temperatam Di quoque provehunt
In majus. . . . .
(Od. III, 4)

Nous avons vu Horace sensible aux misères du pauvre : on a voulu aussi le trouver rêveur, et sans doute il rêvait quand il se glissait en silence sous les ombrages :

Aut inter silvas tacitum reptare salubres

il rêvait aux grandes questions que l'esprit humain peut se poser, surtout à celles qui offrent l'attrait du mystère, comme La Fontaine à l'âme des bêtes ou à l'influence des astres :

Stellae sponte sua jussaene vagentur et errent, (Epp. I, 12).

De la rêverie à la mélancolie, il n'y a pas loin; et par un travers d’esprit, trop commun dans notre époque féconde en paradoxes qui s'évertue à retrouver le christianisme partout avant Jésus-Christ, on a voulu qu'Horace fût mélancolique, afin de présenter un nouveau symptôme de ce christianisme anticipé, et celui de tous qui, depuis Chateaubriand, passe pour le plus significatif. Nous avons quelque répugnance à réfuter un tel paradoxe ; expliquons-nous cependant. L'épicuréisme et le christianisme s'accordent pour faire ressortir l'extrême fragilité des biens de ce monde et de la vie: nous en conviendrons volontiers ; mais l'un conclut qu'il faut s'en détacher, l'autre qu'il en faut jouir; le dernier mot de l'un est le bonheur en Dieu, celui de l'autre est le bonheur dans le plaisir. Horace a des strophes chrétiennes, je le veux bien, sur la jeunesse qui passe comme la rose ou l'herbe des champs, sur la beauté éphémère, sur les vicissitudes de la vie; seulement, au bout de ces strophes édifiantes, revient l'éternel refrain : Carpe diem; l'on se retrouve en face d'Épicure, et d'un Épicure fort peu mélancolique. Ce n'est pas que les poètes épicuriens n'aient leur tristesse ; on trouve souvent chez eux l'amertume au sein des plaisirs:

Surgit amari aliquid medio de fonte leporum.

Cela est naturel; ils arrivent à la tristesse par la satiété; c'est par ce côté que l'épicuréisme tient au christianisme, c'est en ce sens seulement que Catulle et Tibulle sont les prédécesseurs des poètes chrétiens. Quand l'âme humaine a épuisé toutes les voluptés et qu'elle se sent encore vide, elle se tourne vers les seules pensées qui la puissent remplir. Cette révolution insensible qui la conduit des bras d'Épicure aux pieds du Christ est un des phénomènes les plus intéressants que présente l'histoire morale de l'humanité. L'étonnement de ne pas trouver le repos dans le plaisir, le mécontentement de la déception, puis le dégoût, puis les vagues désirs, puis cette inquiète recherche d'un aliment plus salutaire et plus nourrissant, forment un des tableaux les plus saisissants, qui expliquent le mieux dans les individus les fréquentes conversions des hommes blasés, dans l'histoire du monde la chute du paganisme et l'irrésistible progrès de la religion chrétienne.

Horace n'a ni dégoût des plaisirs ni frayeur de la mort. Il n'est rassasié de rien, parce qu'il n'abuse de rien; quant à la mort, il ne la craint ni ne la brave : il se moque des fanfaronnades stoïciennes; il ne croit pas qu'on puisse approcher de la mort avec indifférence, et il sait bien que le fond de la constance des philosophes c'est la sage idée qu'il faut aller de bonne grâce où l'on ne saurait s'empêcher d'aller. Le soleil ni la mort ne sauraient se regarder fixement, dit La Rochefoucauld.

Qu'un stoïque aux yeux secs vole embrasser la mort !

s'écrierait-il volontiers comme la Jeune Captive ; il n'ajoute pas: moi, je pleure et j'espère ; mais je me résigne, et, en attendant, je jouis ; s'il y a quelque légère tristesse dans la première pensée, elle s'efface dans la seconde : le secret d'Horace est dans ces vers d'une pièce charmante de Ronsard:

Incontinent tu mourras ;
Lors tu te repentiras
De m'avoir été farouche.

Voilà le langage qu'Horace tient à la jeunesse, au plaisir, à toutes les belles choses de la vie. Il fait servir au bonheur ce qui pour d'autres le détruit: et de même que dans ses actions, ainsi dans ses pensées, dans ses vœux, dans ses rêves, il s'arrête toujours là où la modération cesse, où la sérénité de l'esprit s'altère, où la tristesse commence. Qu'on lise la sixième satire du second livre : il a son champ, son jardin, son ruisseau d'eau vive et son bouquet des bois ; à quoi songe-t-il ? à remercier les Dieux et à se moquer de son prochain qui ne sait pas comme lui se contenter de peu et dire : nil amplius oro. Se sentir et s'avouer heureux, railler doucement ceux qui ne savent pas l'être, voilà le fond des pensées d'Horace, quand il rêve dans son jardin. André Chénier lui aussi, écrit son Hoc erat in votis:

Quand pourrai-je habiter un champ qui soit à moi ;
Et, villageois tranquille, ayant pour tout emploi
Dormir et ne rien faire, inutile poète,
Goûter le doux oubli d'une vie inquiète !...
Oh ! oui, je veux un jour, en des bords retirés,
Sur un riche coteau ceint de bois et de prés,
Avoir un humble toit, une source d'eau vive
Qui parle, et dans sa fuite et féconde et plaintive,
Nourrisse mon verger, abreuve mes troupeaux..

Voilà le modus agri, le paulum silvae, le jugis aquae fons: c'est de là que part Chénier; où arrive-t-il ?

Douce mélancolie aimable mensongère,
Des antres, des forêts Déesse tutélaire,
Qui vient d'une insensible et charmante langueur
Saisir l'homme des champs et pénétrer son cœur,
Quand, sorti vers le soir des grottes reculées,
Il s'égare à pas lents au penchant des vallées,
Et voit des derniers feux le ciel se colorer,
Et sur les monts lointains un beau jour expirer !
Dans sa volupté sage et pensive et muette,
Il s'assied, sur son sein laisse tomber sa tête.
Il regarde à ses pieds, dans le liquide azur
Du fleuve, qui s'étend comme lui calme et pur,
Se peindre les coteaux, les toits et le feuillage,..

Qui va s'asseoir ainsi au déclin du jour sur le penchant de la montagne pour voir le soleil se coucher dans la plaine

Dont le tableau changeant se déroule à ses pieds ?

Qui décrit avec une simplicité si pénétrante le charme du soir ? Qui surprend une ressemblance entre le calme du fleuve et la paix de l'âme ? Qui cherche ainsi les secrètes harmonies de la nature et de l'homme ? Ce n'est pas Horace, c'est plutôt M. de Lamartine. Chénier, parti du hoc erat in votis, aboutit à la première Méditation. Voilà la rêverie véritable, voilà la mélancolie.

N’allons donc pas, par une prédilection toute moderne pour certains penchants plus secrets et plus poétiques de l'âme, chercher dans un poète ancien ce qui ne s'y trouve pas, ce qui ne saurait s'accorder ni avec son caractère ni avec ses idées. Horace a tâché, comme tous les sages, de simplifier sa vie; ne la compliquons pas de sentiments empruntés surtout aux habitudes de notre temps si ami des rêveurs. Dût–il nous paraître moins poète, laissons-lui sa gaieté. S'il a vécu le sourire sur les lèvres, c'est qu'il a évité tout ce qui dérange l'équilibre de l'âme ; c'est qu'il a fui l'absolu, et qu'il n'a été excessif ni dans ses idées ni dans ses penchants.

... /... suite page III


 
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