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CACOZELIA LATENS: Les Odes sous les Odes

UNE NOUVELLE LECTURE DES ODES D'HORACE

Traduction inédite et commentaires par Jean-Yves MALEUVRE

 

I, 15
 
A bord de ses vaisseaux descendus de l’Ida
Le perfide berger fuyait avec Hélène
Quand, imposant silence aux vents impétueux,
Nérée soudain prophétisa
 
Les farouches destins : « Mauvais sont tes auspices :
Cette épouse, bientôt la Grèce conjurée
Viendra te l’arracher ; ses soldats détruiront
L’antique règne de Priam.
 
Hélas pour les chevaux, hélas pour les guerriers !
Que de sueur les attend ! que de deuils tu apprêtes
Aux Dardaniens ! Déjà Pallas prépare son casque,
Son égide, son char, sa rage.
 
En vain te prévalant de l’appui de Vénus,
Tu improviseras, coquettement peigné,
Sur ta lyre énervée des vers pour plaire aux femmes ;
En vain dans la chambre nuptiale
 
Tu fuiras les pesants javelots et la pointe
Du roseau de Cnossos, le fracas des combats
Et le rapide Ajax : un jour tu souilleras
Ta chevelure dans la poussière.
 
Ne vois-tu pas, lancés à ta poursuite, Ulysse,
Destructeur de ta race, et le Pylien Nestor ?
Soldats que rien n’effraie, Teucer de Salamine
Et Sthénélus, lutteur hors pair
 
Autant qu’habile aurige quand il faut, te talonnent.
Tu connaîtras aussi Mérion. Sur ta piste,
Tout bouillant de fureur, et meilleur que son père,
Voici le terrible Diomède,
 
Que, semblable à un cerf qui perd le goût de l’herbe
Lorsqu’il a vu le loup là-bas dans la vallée,
Tu fuiras lâchement sans reprendre ton souffle.
Adieu les promesses à ta belle !
 
La flotte d’Achille en colère retardera
Le jour fatal d’Ilion et des femmes de Phrygie,
Mais après x hivers, le feu des Achéens
Brûlera les maisons troyennes.

• TRADITION

La critique se divise entre ceux qui pensent que le couple Pâris–Hélène veut évoquer Marc Antoine et Cléopâtre, et ceux qui refusent toute allégorie.

• OBJECTION

Faute d’une dimension allégorique, la pièce ne peut s’intégrer au Recueil et devient un pur exercice littéraire. Alors, pourquoi tant d’âpreté dans la voix du prophète ? Mais Antoine n’avait pas enlevé Cléopâtre, et d’autre part, à la différence d’Auguste dont la lâcheté au combat était légendaire, nul ne pouvait sérieusement l’accuser d’être un poltron.

• PROPOSITION

Pâris enlevant Hélène, c’est Auguste arrachant Terentia à son mari Mécène.

• JUSTIFICATION

Il va sans dire que les intentions iconoclastes du poète devaient se dissimuler sous un solide alibi. Et quel meilleur alibi que de paraître épouser les thèmes les plus éculés de la propagande octavienne à l’encontre d’Antoine et de Cléopâtre (cf. I, 37) ? De fait, Horace se donne l’air de prophétiser après coup la bataille d’Actium et la prise d’Alexandrie, vues comme un juste châtiment infligé à un brigand et à un débauché, tandis qu’il « oublie » fort diplomatiquement l’adultère public qu’Auguste commettait avec Terentia.
Mais cette belle, et servile, façade s’effondre moyennant un peu de réflexion. D’abord, ce choc de l’Orient et de l’Occident peut fort bien, au-delà de son aspect proprement géographique, se charger d’une dimension symbolique, et représenter le caractère inéluctable de la vengeance divine poursuivant le crime (cf. I, 28, 30-36). Et ce n’est pas par hasard si la déesse Pallas se dresse, formidable, au premier rang des poursuivants (v. 11-12), elle qui, dans l’ode I, 12, figurait, juste après l’incontournable Jupiter, en tête des divinités honorées par le poète en tant qu’invincibles championnes de l’ordre divin, et vengeresses impitoyables de l’Hybris dont se rend coupable César II (proeliis audax, 21 revenait autant à Pallas qu’à Bacchus « le Libre »).
De Vénus par contre, on chercherait en vain mention dans cette même ode I, 12. Pas par hasard non plus, puisque la déesse de l’amour favorise autant qu’elle le peut son cher « Pâris », comme il est rappelé ici au v. 13. Doté par elle de toutes les séductions, il tient les femmes sous le double charme de sa voix et de sa chevelure, désignée ici par le vocable caesaries, 14 (plutôt que coma), qui évoque spontanément le nom de Caesar, ce dont Catulle avait déjà joué en son temps. On ne s’étonnera donc pas outre mesure de lire sous le texte une anagramme de OCTAVIUS CAESAR : praesidiO ferOX peCTeS CAESARiem grATAQVe.
Il suffit à présent de reprendre le fil souterrain qui nous avait guidés depuis l’ode I, 5 (voire I, 4) dans l’exploration du drame conjugal que traverse Mécène, pour qu’apparaisse en pleine lumière la justification logique de cette irruption, à première vue tellement incongrue, du berger phrygien dans les Odes. Dans la pièce 5, donc, le poète prévient Mécène, aveuglé par l’amour, de la déception qui l’attend ; en 8, il admoneste Terentia ; en 9, il incite Mécène à briser le joug ; en 13, nouvelle adresse à l’épouse adultère, dans une sorte d’unisson entre Mécène et Horace ; en 14 (soudée à celle-ci par plusieurs échos tels que in mare, 1 – per freta, 1 ; nauis, 1 - nauibus, 1 ; celeri… Africo, 5 et uentis, 15 – celeris… / Ventos, 3-4), le poète interpelle derechef son ami qui, après s’être libéré de sa drogue (son « sang de vipère » : ode 8), menace dangereusement de replonger. On attendait qu’enfin l’auteur se tourne vers l’amant manipulateur et lui dise ses vérités : c’est chose faite avec l’ode 15. Mais ici l’érotique et le politique se rejoignent d’une manière saisissante, et Horace réussit ce tour de force de retourner contre Auguste ses propres armes, et de lui promettre, à lui et à son clan « troyen » (gens, 22 : cf. III, 3 ; IV, 4, 53), une fin apocalyptique… qui, ô miracle, se réalisa.

 
 
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