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CACOZELIA LATENS: Les Odes sous les Odes

UNE NOUVELLE LECTURE DES ODES D'HORACE

Traduction inédite et commentaires par Jean-Yves MALEUVRE

 

I, 16
 
O toi qui de ta mère éclipses la beauté,
A mes iambes agressifs si tu veux mettre fin,
Choisis ce que tu veux : la flamme
Ou la noyade dans l’Adriatique.
 
Ni Cybèle ni Phébus en son temple de Delphes
N’agitent à ce point l’esprit de leurs servants,
Ni Liber ; et les Corybantes
Qui font vibrer l’airain de leurs cymbales
 
N’égalent pas les sombres Ires que rien n’arrête,
Ni l’épée du Norique ni la mer naufrageuse,
Ni l’incendie, ni Jupiter
Se ruant en un vacarme épouvantable.
 
On dit que Prométhée, contraint de faire entrer
Dans la glaise première un peu de tous les êtres,
Implanta dans notre poitrine
La violence aveugle des lions.
 
Les Ires ! ce sont elles qui abattirent Thyeste
Sous un malheur affreux ; elles qui ultimement
Déracinèrent de hautes cités
Et firent que la charrue ennemie
 
Imprima son soc insolent sur ce qui fut des murs.
Dompte-toi : moi aussi dans ma tendre jeunesse,
J’ai senti mon cœur bouillonner
Et me jeter aux iambes impétueux.
 
Je voudrais aujourd’hui contre les amertumes
Echanger les douceurs et garder les injures
Jusqu’à ce que tu aies enfin
La gentillesse de me rendre ton âme.

• TRADITION

A une femme anonyme, et probablement imaginaire, contre laquelle il s’était fâché jusqu’à la poursuivre de ses iambes, Horace propose la paix.

• OBJECTION

Quel intérêt de nous présenter cette femme comme « fille encore plus belle que sa mère », si elle n’est pas identifiable par le lecteur ? Le trait se perd risiblement dans le vide, et nous ne pouvons même pas savoir si le poète se moque ou non, incertitude qui affecte toute la pièce.

• PROPOSITION

Dans cette palinodie ironique, à la manière du Poème 42 de Catulle (contre César), Horace promet à Octave que les Odes l’épargneront encore moins que les Epodes.

• JUSTIFICATION

Le substantiel excursus sur la Colère était interprété classiquement comme une façon pour le poète d’excuser la colère qui l’avait conduit à injurier cette femme, et ce n’est que depuis peu que le me quoque du v. 22 amène les exégètes à réinterpréter ce développement comme une mise en garde adressée à l’interlocutrice contre les effets de sa propre colère. Mais dans les deux cas l’on est conduit à minimiser la portée de ces terribles strophes, en les regardant comme plaisamment hyperboliques. Que le poète ait prévu cet effet, et s’en soit servi comme d’un alibi, c’est certes peu douteux (il oppose même la « colère du cœur » (pectoris, 22), la sienne, à celle de l’Autre, venue « du ventre » : stomacho, 16), mais il y a certaines choses avec lesquelles il n’a pas l’habitude de jouer, comme la notion de Justice divine, dont les Dirae (ou tristes Irae) sont les traditionnels instruments. Une Justice qui n’a rien au-dessus d’elle, ni Cybèle, ni Apollon, ni Liber, ni Jupiter en personne (v. 5-12), puisqu’elle se confond avec la volonté même de ces dieux. A preuve : les Irae font subir à Thyeste le châtiment que Liber-Bacchus inflige à Penthée dans l’ode II, 19 (comparer exitio graui / strauere … perirent / funditus, v. 17-20 à II, 19, 14-16 : tecta… / disiecta non leni ruina… et exitium).
La menace n’est donc pas de celles dont l’on a envie de rire, mais elle serait par trop disproportionnée à son objet si Horace n’avait en vue un criminel de la même taille qu’un Thyeste, ou encore qu’un Pâris, qu’évoque l’écho des v. 18-21 à I, 15, 35-36, et qui était lui-même poursuivi par la « rage » de Pallas (v. 12). On a reconnu le fils de César, « qui surpasse son père en beauté », ironise le poète, en se souvenant de l’emphatique épitaphe que Ménalque-Virgile composait pour Daphnis-César dans l’églogue 5 : Formosi pecoris custos formosior ipse (« Berger encore plus beau que son troupeau »). D’ailleurs, n’est-ce pas déjà contre lui qu’Horace se déchaînait dans les Epodes, ou Iambes (iambis, 3) ? Et, par exemple, l’ode 15, que l’on vient de quitter, n’illustrait-elle pas la continuité entre les Epodes et les Odes en reportant explicitement sur Pâris des traits déjà décochés sur un certain « puant Maevius » (alias Octave), mala… aui, 5 copiant mala… alite (Epod. X, 1) et quantus… sudor, 9-10 reprenant O quantus… sudor (Epod. 10, 15) ?
Mais c’est surtout à la 17ème et dernière épode que l’on songe en l’occurrence, puisqu’il y est question également d’une palinodie, avec ceci de particulier que c’est Octave qui demande grâce au poète, lequel, travesti en sorcière, lui oppose une formidable fin de non-recevoir. Or, c’est bien ce qui se passe ici : la « belle demoiselle » a proposé à Horace une réconciliation, en d’autres termes un ralliement. La réponse, dissimulée sous un double piège d’écriture, est des plus cinglantes : « Si tu veux que je cesse d’écrire contre toi, disparais ! » C’est ce que dit la première strophe, sous couvert de parler de la destruction des iambes coupables ; c’est ce que répète la dernière strophe, feignant l’apaisement (« Je voudrais changer l’amertume en douceur, me rétracter, mais seulement contre ton amitié »), mais jouant sur la double syntaxe du verbe mutare et le double sens de mots comme dum, recantare et animus.

 
 
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