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CACOZELIA LATENS: Les Odes sous les Odes

UNE NOUVELLE LECTURE DES ODES D'HORACE

Traduction inédite et commentaires par Jean-Yves MALEUVRE

 

I, 17
 
Faunus en un éclair du Lycée se transporte
Jusqu’à l’aimable Lucrétile. A mes chevrettes
Il épargne l’été torride
Et les défend contre les vents pluvieux.
 
Sans risque hors des sentiers, dans le bois protégé,
Elles quêtent le thym et l’arbousier caché,
Epouses d’un mari odorant,
Sans devoir se garder des verts serpents
 
Ni des loups consacrés au dieu Mars, les pauvrettes,
Chaque fois, Tyndaris, que la douce syrinx
A frappé l’écho des vallées
Et les rochers polis de l’Ustica.
 
Les dieux veillent sur moi, les dieux prennent à cœur
Ma muse et ma piété. L’abondance à pleins bords
Ici ruissellera pour toi
De la corne chargée des parures des champs.
 
Contre la Canicule au fond de ce vallon
Tu pourras t’abriter, sur le luth de Téos
Chanter Circé la cristalline
A Pénélope disputant un cœur.
 
A l’ombre tu boiras des coupes d’un Lesbos
Innocent, et Thyoné, le fils de Sémélé,
N’engagera pas de combats
L’arme à la main. Tu n’auras pas à craindre
 
Que le brutal Cyrus, profitant de sa force,
N’aille, jaloux, porter sur toi ses mains impures,
Ni qu’il brise ta couronne
Et déchire ta robe qui n’en peut mais.

• TRADITION

Le poète invite Tyndaris, brutalisée par un jaloux, à venir se réfugier chez lui, à la campagne.

• OBJECTION

Pourquoi Horace vante-t-il à Tyndaris sa piété alors que c’est peut-être bien lui le séducteur qui provoque la jalousie de Cyrus ? Autrement dit, il n’inviterait pas cette femme à fuir un brutal, mais à quitter son mari (ou amant en titre ?), en lui promettant que celui-ci ne pourra les retrouver dans leur retraite. La doxa ne peut que se voiler la face devant pareil cynisme.

• PROPOSITION

Tyndaris masque Virgile, Cyrus masque Auguste.

• JUSTIFICATION

Que l’ode soit placée sous le signe de Virgile (dont l’anagramme transparaît aux v. 1-2 : VERGILIVS MARO : VELox AMOenum… LVcREtILeM… IGnEAM), c’est ce qu’indique le très dense réseau de références à la 7ème bucolique dont elle est tissée. Et s’il fallait trouver au plus grand poète de Rome un déguisement féminin digne de lui, ne convenait-il pas de choisir la plus belle femme du monde, autrement dit Hélène, fille de Tyndare, « Tyndaris » ? Ovide dans ses Amours (II, 12) reprendra l’idée. On ne s’étonne plus alors que cette personne porte une couronne (coronam, 27), qu’elle apprécie la piété (v. 13) et la poésie (v. 14), en particulier bucolique (dulci… fistula, 10). Certes, les rôles sont inversés, puisque c’est, semble-t-il, Horace qui joue de la flûte, tandis que Tyndaris accorde la lyre, mais cette réciprocité est le signe même de la vraie amitié (cf. I, 3, 8). Moment magique donc, où Virgile devant nous chante les amours tourmentées de Mécène, dont le cœur s’écartèle entre Pénélope et Circé, le bien et le mal incarnés l’un en une certaine Phyllis (cf. II, 4), l’autre en la vipérine Terentia, qui n’a rien d’une Pénélope (cf. III, 10). Toutes deux se disputent le cœur d’un homme, et aussi se disputent dans ce coeur (laborantis in uno, 20 a cette prégnance).
Si Mécène reste anonyme, son heureux rival auprès de Terentia reçoit le nom assez indiqué de « Cyrus », qui historiquement réfère à un potentat oriental, et est synonyme étymologiquement de dominus, « le maître ». La brutalité de cet individu est évidente pour tous, mais ses instincts meurtriers se voilent prudemment sous l’équivoque expression cum Marte, 23, comprise d’habitude au sens de « avec Mars », alors que tout latiniste sait qu’elle signifie « les armes à la main ». On veut à tout prix préserver la rassurante fiction, mais regardons les choses en face : le Maître, bien armé, suspecte fortement « Tyndaris », qui, elle, évidemment, est désarmée (male dispari, 25). Possédé par la fureur de Thyoné, il se rue sur elle, lui arrache sa couronne, symbole d’une prééminence spirituelle qui fait ombrage à son orgueil démesuré, et met en pièces, en attendant mieux, un « vêtement qui n’en peut mais » (immeritam, 28, se reporte évidemment par hypallage sur la personne même : quelle mauvaise foi, s’il fallait croire, avec la doxa, que Tyndaris trompe Cyrus avec Horace !).
La métaphore est claire. Une lourde menace pèse sur les deux amis, bien présente dès les strophes 2-3, mises sous le signe de l’adverbe impune, lequel n’a pas manqué d’intriguer les critiques par sa bizarre redondance avec tutum : si le bois est sûr, ne va-t-il pas de soi que les chevrettes n’y risquent rien ? L’étonnant latentis, 6, à propos d’arbousiers, peut nous mettre sur la voie : Horace ferait ici allusion à l’écriture secrète, qui permet aux poètes de s’exprimer librement à condition de se masquer (tutum : latens), mais qui, néanmoins, étant percée à jour, pourrait leur coûter cher. Par bonheur, dans leur pieux combat (pietas, 13), ils peuvent compter sur les dieux (tuentur, 13 reprend tutum, 5), sur la Muse, sur ce Faunus à qui il ne faut qu’un éclair pour passer du Lycée au Lucrétile, comme s’il annulait le temps et l’espace (saepe, 1 oblige à prendre usque au sens spatial : « jusque », il se rit des distances). La poésie, monde protégé ; la poésie, monde idéal (cf. la région de Tarente en II, 6).

 
 
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